XII

Les dîners du chalet étaient généralement assez animés, grâce au bavardage de Gise et de Nicole. Heureuses d’en avoir fini de leur tâche quotidienne – peut-être aussi de se sentir hors du contrôle maternel mais vigilant de Mme de Fontanin – elles passaient le repas à commenter librement les événements de la journée, à échanger leurs impressions sur les nouveaux arrivés à l’hôpital, à se raconter, avec une verve de jeunes pensionnaires, les menus incidents survenus dans leurs services respectifs.

Bien qu’il fût assez las ce soir, Antoine s’amusait du sérieux avec lequel, en termes techniques, elles discutaient de certains traitements, et portaient des jugements sur les capacités des médecins. À plusieurs reprises, elles en appelèrent à sa compétence ; et il leur donna son avis, en souriant.

Jenny, occupée par son fils qui dînait à table, ne prêtait à la conversation qu’une attention distraite. Quant à Daniel, silencieux comme à son habitude (surtout lorsque sa sœur et Nicole étaient là), il adressa néanmoins plusieurs fois la parole à Antoine.

Nicole avait apporté un journal du soir. Il fut question des bombardements à longue portée sur Paris. Divers immeubles des VIe et VIIe arrondissements avaient été atteints récemment. On comptait cinq cadavres, dont trois femmes et un enfant à la mamelle. La mort de ce bébé avait provoqué dans la presse alliée une explosion unanime contre la barbarie teutonne.

Nicole était révoltée que pareilles atrocités fussent possibles.

– « Ces Boches ! » s’écria-t-elle. « Ils font la guerre comme des brutes ! Déjà, avec leurs lance-flammes, leurs gaz asphyxiants ! Leurs sous-marins ! Mais massacrer d’innocentes populations civiles, ça dépasse tout, c’est monstrueux ! Il faut qu’ils aient perdu tout sens moral, tout sentiment d’humanité ! »

– « Le massacre des innocentes populations civiles vous paraît-il vraiment beaucoup plus inhumain, beaucoup plus immoral, beaucoup plus monstrueux, que celui des jeunes soldats qu’on envoie en première ligne ? » demanda insidieusement Antoine.

Nicole et Gise le regardèrent, stupéfaites.

Daniel avait posé sa fourchette. Il se taisait, les yeux baissés.

– « Attention… », reprit Antoine. « Codifier la guerre, vouloir la limiter, l’organiser (l’humaniser, comme on dit !) décréter : “Ceci est barbare ! Ceci est immoral !” – ça implique qu’il y a une autre manière de faire la guerre… Une manière parfaitement civilisée… Une manière parfaitement morale… »

Il fit une pause et chercha le regard de Jenny. Mais elle était penchée vers son fils, qu’elle faisait boire.

– « Ce qui est monstrueux », poursuivit-il, « est-ce vraiment que telle ou telle façon de tuer soit plus ou moins cruelle ? Et qu’elle atteigne ceux-ci, plutôt que ceux-là ?… »

Jenny s’interrompit net, et posa si brusquement la timbale qu’elle faillit la renverser :

– « Ce qui est monstrueux », dit-elle, en serrant les dents, « c’est la passivité des peuples ! Ils sont le nombre ! Ils sont la force ! Toute guerre dépend de leur acceptation ou de leur refus ! Qu’est-ce qu’ils attendent ? Il leur suffirait de dire : Non ! Et la paix, qu’ils réclament tous, deviendrait à l’instant même une réalité ! »

Daniel leva les paupières, et enveloppa sa sœur d’un bref et énigmatique coup d’œil.

Il y eut un silence.

Antoine conclut posément :

– « Ce qui est monstrueux, ce n’est ni ceci ni cela : c’est la guerre, tout court ! »

Quelques minutes passèrent sans que personne osât reprendre la parole.

« Les hommes réclament tous la paix », se disait Antoine, songeant à la phrase de Jenny. « Est-ce vrai ?… Ils la réclament dès qu’elle est compromise… Mais leur intolérance réciproque, leur instinct combatif, la rendent précaire, dès qu’ils l’ont… Rejeter la responsabilité des guerres sur les gouvernements et la politique, bien sûr ! Mais ne pas oublier, dans cette responsabilité, la part de la nature humaine… À la base de tout pacifisme, il y a ce postulat : la croyance au progrès moral de l’homme. Je l’ai, cette croyance, – ou plutôt : j’ai sentimentalement besoin de l’avoir : je ne peux pas me résoudre à penser que la conscience humaine n’est pas indéfiniment perfectible ! J’ai besoin de croire que, un jour, l’humanité saura établir l’ordre et la fraternité sur la planète… Mais pour réaliser cette révolution, il ne suffira pas de la volonté ni du martyre de quelques sages : il y faudra des siècles d’évolution ; des millénaires, peut-être… (Que peut-on espérer de vraiment grand d’un homme du XXe siècle ?…) Alors, j’ai beau me battre les flancs, je ne parviens pas à trouver, dans une si lointaine perspective, de quoi me consoler d’avoir à vivre dans la faune vorace du monde actuel… »

Il s’aperçut que tous continuaient à se taire autour de lui. L’atmosphère restait lourde, chargée d’électricité. Il regretta d’avoir été la cause de ce brusque orage, et voulut tenter de ranimer l’entretien.

Il se tourna vers Daniel :

– « Au fait, et votre ami, ce type extravagant… Le pasteur, vous savez bien… Qu’est-ce qu’il devient ? »

– « Le pasteur Gregory ? »

Ce nom avait suffi à ramener une lueur de malice dans tous les regards.

Nicole prit une voix attristée, qui contrastait avec l’expression amusée du visage :

– « Tante Thérèse est bien inquiète de lui : depuis Pâques, il est dans un sana d’Arcachon… »

– « Aux dernières nouvelles, il ne quittait plus son lit », ajouta Daniel.

Jenny fit observer que le pasteur était au front depuis le début de la guerre. Puis la conversation retomba.

Antoine, pour dire quelque chose, demanda :

– « Il s’était engagé ? »

– « C’est-à-dire », rectifia Daniel, « qu’il a fait l’impossible pour cela. Mais il n’a pu y parvenir à cause de son âge et de sa santé. Alors il s’est fait admettre dans une section des ambulances américaines. Il a passé sur le front anglais tout ce terrible hiver de 17… À transporter des blessés… Bronchites sur bronchites… Crachements de sang… Il a fallu l’évacuer de force. Mais trop tard. »

– « La dernière fois que nous l’avons vu, c’est en 1916, pendant une permission. Il est venu ici », dit Jenny.

Nicole précisa :

– « Et il était déjà méconnaissable… Un spectre… Une longue barbe, à la Tolstoï… Un vrai sorcier de conte de fées ! »

– « Est-ce qu’il se refusait toujours à employer des remèdes ? et à soigner les malades autrement que par ses incantations ? » railla Antoine.

Nicole se mit à rire :

– « Oui, oui… Il nous a tenu là-dessus des propos délirants. Quand il est venu ici, il y avait déjà deux ans qu’il charriait des mourants dans sa camionnette, et il répétait paisiblement : “La mort n’existe pas !” »

– « Nicole ! » fit Gise. Elle souffrait de voir le pasteur exposé aux moqueries, devant Antoine.

– « D’ailleurs, le mot mort est un mot qu’il ne prononce jamais », continua Nicole. Il dit : “L’illusion mortelle…” »

– « Et dans sa dernière lettre à maman », ajouta Daniel, en souriant, « il y a cette phrase étonnante : “Ma vie se retirera bientôt dans le champ de l’invisibilité…” »

Gise jeta vers Antoine un regard de reproche :

– « Ne ris pas, Antoine… C’est un saint homme, malgré ses ridicules… »

– « Que veux-tu ? C’est peut-être un saint », concéda Antoine. « Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à tous les malheureux tommies blessés qui ont eu la guigne de tomber entre ses saintes pattes – et je persiste à croire qu’il devait faire un dangereux infirmier ! »

Le dessert était achevé.

Jenny fit descendre Jean-Paul de sa chaise, et se leva. Tous l’imitèrent et la suivirent au salon. Elle ne fit que traverser la pièce : il était plus tard que les autres soirs, et elle avait hâte de mettre l’enfant au lit.

Tandis que Gise s’installait, loin de la lumière, sur une chaise basse, pour y tricoter une de ces paires de chaussettes qu’elle remettait, comme un viatique, aux convalescents guéris qui regagnaient leurs dépôts, Daniel prit sur le piano un tome du Tour du Monde, et alla s’asseoir sur le canapé, au fond, derrière la table ronde sur laquelle brûlait l’unique lampe à pétrole de la pièce. « Est-ce une contenance ? » se demanda Antoine, en observant le jeune homme, qui, penché sous l’abat-jour, tournait les pages avec une application d’enfant sage ; « ou bien prend-il réellement intérêt à ces vieilles gravures ? »

Il s’approcha de la cheminée, où Nicole, agenouillée devant l’âtre, allumait une flambée :

– « Voilà bien longtemps que je n’ai vu un feu de bois ! »

– « Les soirées sont encore fraîches », dit-elle ; « et puis, c’est si gai ! » Elle se releva à demi : « C’est ici, à Maisons, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Je m’en souviens si bien… Et vous ? »

– « Moi aussi. »

Il se rappelait, en effet, ce soir d’été lointain, où, cédant aux instances de Jacques, et à l’insu de M. Thibault, il avait consenti à accompagner son frère chez les « Huguenots » ; – son étonnement d’y retrouver Félix Héquet, le chirurgien, son aîné de quelques années ; – Jenny et Nicole, dans l’allée des roses ; – Jacques, étudiant, qui venait d’être reçu à Normale ; – lui-même, jeune médecin, que Mme de Fontanin était la seule à appeler cérémonieusement : « Docteur »… Tous, jeunes ! Tous, confiants dans leur âge et dans la vie, ignorant l’avenir, sans le moindre soupçon du cataclysme que les hommes d’État d’Europe leur préparaient, et qui devait balayer d’un coup leurs petits projets individuels, anéantir l’existence des uns, métamorphoser celle des autres, accumuler dans chaque destinée particulière les ruines, les deuils, bouleverser le monde pour combien d’années encore ?

– « C’était le début de mes fiançailles », reprit-elle, pensivement. Ce souvenir semblait lourd de mélancolie. « Félix m’avait amenée dans son auto… Nous avons eu une panne, au retour, en pleine nuit, à Sartrouville… »

Daniel leva les paupières, et, sans bouger la tête, décocha dans leur direction un rapide coup d’œil qu’Antoine surprit. Écoutait-il ? Cette évocation du passé remuait-elle en lui des émotions, des regrets ? Ou, simplement, ce papotage l’importunait-il ? Il se remit à feuilleter son livre. Mais, peu après, il étouffa un bâillement, ferma le volume, se leva, et, sans hâte, vint dire bonsoir.

Gise posa son tricot :

– « Vous montez, Daniel ? »

Dans la pénombre, ses cheveux paraissaient plus laineux, son teint plus foncé, le blanc de ses yeux plus luisant. Ainsi éclairée par les flammes du foyer, cette silhouette courbée sur ce siège bas évoquait l’Afrique ancestrale : une femme indigène, accroupie devant un feu de brousse.

Elle s’était levée :

– « Votre lampe, je crois, est restée à l’office. Venez, que je vous l’allume. »

Ils sortirent ensemble du salon. Antoine les suivit machinalement des yeux, puis son regard revint vers Nicole, qui, debout, l’observait. Ils étaient seuls. Elle sourit bizarrement :

– « Il faudrait que Daniel l’épouse », dit-elle, à mi-voix.

– « Quoi ? »

– « Mais oui. Ce serait parfait, vous ne trouvez pas ? »

L’idée était si inattendue pour lui, qu’Antoine était demeuré immobile, l’œil fixe, les sourcils dressés. Elle éclata de rire : un rire de gorge, sonore et roucoulant :

– « Je ne pensais pas vous étonner à ce point ! »

Elle avait approché un fauteuil du feu. Les jambes croisées, dans une pose abandonnée, un peu provocante, elle l’examinait sans rien dire.

Il vint s’asseoir à côté d’elle :

– « Vous croyez qu’il y a quelque chose entre eux ? »

– « Je n’ai pas dit ça », fit-elle vivement. « Daniel, en tout cas, n’y a certainement jamais songé… »

– « Gise non plus », affirma-t-il spontanément.

– « Gise non plus, sans doute. Mais on voit bien qu’elle s’intéresse à lui. C’est toujours elle qui fait ses commissions en ville, qui lui achète ses journaux, ses paquets de chewing-gum… Elle l’entoure de mille gentillesses. Qu’il accepte, d’ailleurs, avec un visible plaisir… Vous avez déjà pu remarquer, peut-être, qu’elle est la seule à laquelle il épargne ses mouvements d’humeur ? »

Il se taisait. L’hypothèse du mariage de Gise lui avait été, au premier abord, désagréable : il n’avait pas complètement oublié le passé, la place que, pendant un court moment, Gise avait tenue dans sa vie. Mais, à la réflexion, il ne trouvait aucune objection valable à formuler.

Elle continuait à rire en silence, ce qui creusait deux fossettes aux coins de sa bouche. Cette gaieté avait quelque chose d’excessif, de peu naturel. « Aimerait-elle son cousin, par hasard ? » se demanda-t-il.

– « Allons, docteur, convenez que mon idée n’est pas tellement saugrenue », insista Nicole. « Gise se consacrerait à lui ; et c’est dans un dévouement de ce genre qu’une fille comme elle a le plus de chance de se faire une vie acceptable… Quant à Daniel… » Elle renversa lentement la tête jusqu’à ce que ses tresses blondes eussent trouvé l’appui du dossier, et, dans l’écartement des lèvres humides, Antoine vit un instant briller les dents. Puis les paupières s’abaissèrent, et un regard intentionnellement malicieux coula entre les cils : « Vous savez, Daniel est de ces hommes qui sont toujours prêts à se laisser aimer… »

Un imperceptible signe d’impatience lui échappa : elle venait d’entendre, à travers les cloisons, grincer les marches du vieil escalier.

– « C’est comme le paratyphique que j’ai veillé cette nuit », s’écria-t-elle, changeant de sujet avec une prestesse, une fourberie, passablement inquiétantes. « Un Savoyard… Un vieux de la classe 92… » L’entrée de Jenny, suivie de Gise, la fit accélérer encore son débit : « Il délirait dans un patois incompréhensible. Mais, à chaque instant, il appelait : “Maman !…” D’une voix enfantine. C’était déchirant. »

– « Oh », fit Antoine, se prêtant au jeu avec un à-propos dont il se sentit sottement assez fier, « j’ai entendu ça, moi aussi, bien souvent. Mais, ne vous y trompez pas : ce n’est heureusement qu’une plainte machinale, une habitude qui remonte inconsciemment du passé… Sur tous les mourants que j’ai entendu crier : “Maman !”, il y en a fort peu, je crois, qui pensaient avec précision à leur mère. »

Jenny tenait dans ses bras un paquet d’écheveaux de laine brune, à mettre en pelotes :

– « Qui veut m’aider, ce soir ? »

– « J’ai bien sommeil », confessa Nicole, avec un sourire paresseux. Elle regarda vers la pendule : « Dix heures moins vingt, déjà… »

– « Moi », proposa Gise.

Jenny refusa d’un mouvement de tête.

– « Non, chérie, tu es fatiguée, toi aussi. Monte te reposer. »

Après avoir embrassé Jenny, Nicole s’approcha d’Antoine :

– « Excusez-moi : nous partons le matin à sept heures, et je n’ai pas fermé l’œil l’autre nuit. »

Gise, à son tour, s’approcha. Elle avait le cœur serré en songeant qu’Antoine partait le lendemain, et que ce séjour s’achevait sans qu’ils se fussent revus seul à seule, sans qu’ils eussent retrouvé l’intimité de leur rencontre à Paris. Mais elle craignit de fondre en larmes si elle exprimait ce regret. Elle lui tendit son front en silence.

– « Adieu, petite Nigrette », dit-il, à mi-voix, avec une grande douceur.

Elle se persuada aussitôt qu’il avait deviné ce qu’elle pensait ; qu’il ressentait comme elle le déchirement de cette séparation ; et cette certitude lui rendit tout à coup cette séparation moins cruelle.

Elle évita de croiser son regard, et rejoignit Nicole.

« Tiens, elle ne dit pas bonsoir à Jenny ? » remarqua Antoine. Il n’eut pas le temps de se demander si quelque mésentente était survenue entre elles : Jenny traversait précipitamment le salon, rattrapait Gise sur le seuil, lui mettait la main à l’épaule :

– « J’ai peur de ne pas avoir suffisamment couvert le petit. Mets-lui quelque chose sur les pieds, veux-tu ? »

– « La couverture rose ? »

– « La blanche est plus chaude. »

De nouveau elles se séparèrent sans s’être dit bonsoir.

 

Antoine était resté debout :

– « Et vous, Jenny, vous ne montez pas ? Il ne faut pas que vous restiez pour moi. »

– « Je n’ai aucun sommeil », affirma-t-elle, en s’installant dans le fauteuil que Nicole venait de quitter.

– « Alors, travaillons. Je vais remplacer Gise. Passez-moi un écheveau. ».

– « Jamais de la vie ! »

– « Pourquoi ? Est-ce si difficile ? »

Il s’empara de la laine et s’accroupit sur la chaise basse. Jenny céda, en souriant.

– « Voyez », dit-il, après quelques fausses manœuvres, « maintenant, ça va tout seul ! »

Elle était surprise et charmée de le trouver aussi simple, aussi affectueux. Elle avait honte de l’avoir longtemps méconnu. N’était-il pas, maintenant, son plus sûr appui ? Comme une quinte obligeait Antoine à s’interrompre : « Pourvu qu’il guérisse ! » pensa-t-elle, « pourvu qu’il retrouve toute sa santé d’autrefois ! » Elle avait besoin de la santé d’Antoine pour son fils.

Lorsque la toux eut diminué, il déclara, sans préambule, en se remettant au travail :

– « Savez-vous, Jenny ? J’éprouve un grand soulagement à vous voir ainsi… Je veux dire : aussi bien… aussi calme… »

Les yeux baissés, sur sa pelote, elle répéta, pensivement :

– « Calme… »

C’était vrai, malgré tout. Elle-même, parfois, elle s’étonnait de cette atmosphère apaisée où baignait maintenant son chagrin. Réfléchissant à la remarque d’Antoine, elle comparait son état actuel à la période de désarroi, de vide atroce, qu’elle avait traversée, trois ans et demi plus tôt. Elle se revit, tout au début de la guerre, sans aucune nouvelle de Jacques et pressentant le pire, livrée à des accès contradictoires de faiblesse et de violence, accablée par sa solitude et ne pouvant supporter la présence de personne, fuyant sa mère, sa maison, comme si elle était à la recherche d’une chose indispensable qui lui échappait sans cesse et qu’elle était sans cesse sur le point de ressaisir, marchant parfois des après-midi entiers dans ce Paris transformé par la mobilisation, refaisant sans se lasser le pèlerinage de tous les endroits où Jacques l’avait conduite – la gare de l’Est, le square Saint-Vincent-de-Paul, la rue du Croissant, les bars des environs de la Bourse où elle avait si souvent attendu, les ruelles de Montrouge et cette salle de meeting où Jacques, un soir, avait soulevé contre la guerre une foule effervescente… Enfin, l’épuisement, la nuit, la ramenaient chez elle, brisée. Elle se jetait alors, gémissante, sur ce lit où Jacques l’avait tenue dans ses bras, et s’endormait quelques heures, pour se réveiller bientôt au seuil d’une nouvelle journée de désespoir… Certes oui, comparée à ces semaines-là, sa vie actuelle était merveilleusement « calme » ! En ces trois ans, tout avait changé autour d’elle, en elle. Tout – et même l’image qu’elle gardait de Jacques… Comme c’est étrange que l’amour le plus fervent ne puisse se défendre contre le travail du temps ! Lorsqu’elle pensait à Jacques maintenant, jamais elle ne l’imaginait tel qu’il serait aujourd’hui ; ni même tel qu’il était en juillet 1914. Non : celui que maintenant sa pensée évoquait, ce n’était pas l’être fiévreux, changeant, qu’elle avait connu : c’était un Jacques immobile et figé, assis de trois quarts, une main sur la cuisse, le front violemment éclairé par un vitrage d’atelier : le Jacques du portrait qu’elle avait nuit et jour sous les yeux.

Et, tout à coup, elle prit conscience d’une chose terrible. Elle venait d’imaginer que Jacques était brusquement de retour : et, ce qu’elle avait éprouvé, c’était autant de gêne que de joie… Inutile de se mentir : si le Jacques de 1914 lui était soudain rendu, s’il surgissait, par miracle, devant la Jenny d’aujourd’hui, eh bien, la place qu’elle croyait jusqu’alors lui avoir si pieusement conservée, elle ne pourrait pas la lui rendre intacte…

Elle leva vers Antoine un regard de détresse qu’il ne vit pas. Attentif à maintenir l’écheveau bien tendu entre ses poignets crispés, et à guider le dévidage en se penchant avec régularité de droite et de gauche, il n’osait pas quitter des yeux le brin de laine ensorcelé. Il se sentait un peu ridicule. Il souffrait de crampes dans les épaules. Il se disait, en maugréant, qu’il avait eu tort de proposer son concours ; que ce geste de lever le bras augmentait d’instant en instant son oppression ; qu’après être ainsi resté trop près du feu, sur cette chaise basse, il risquait de prendre froid là-haut, en se déshabillant…

Elle eût voulu lui parler d’elle, de Jacques, de l’enfant, – comme elle avait fait, ce matin, dans sa chambre. Ce moment de confiance exceptionnelle lui avait fait un bien dont elle s’était ressentie tout le jour. Mais, ce soir, elle était de nouveau nouée… C’était le drame de sa vie intime que cette inaptitude au contact, cette condamnation à demeurer incommunicable ! Même auprès de Jacques, elle n’avait pas su s’abandonner sans réticence. Combien de fois lui avait-il reproché d’être « indéchiffrable » ? Ces souvenirs restaient cuisants, et l’obsédaient encore. Comment serait-elle, plus tard, avec son fils ? Ne le rebuterait-elle pas, malgré elle, par sa réserve, son apparente froideur ?

La sonnerie de la pendule leur fit dresser la tête en même temps, et prendre, ensemble, conscience de leur long silence.

Jenny sourit :

– « Tant pis pour les écheveaux qui restent. Finissons seulement celui-ci. Il va falloir que je monte. » Et, se hâtant de rouler la pelote commencée, elle expliqua : « Sans quoi je risque de trouver Gise endormie et de l’éveiller dans son premier sommeil… Elle a grand besoin de repos. »

Il se souvint alors des deux lits jumeaux, et il comprit pourquoi Gise n’avait pas dit bonsoir à Jenny : elles faisaient chambre commune. Elles dormaient toutes deux, là-haut, sous le portrait de Jacques, de chaque côté du petit lit d’enfant… Songeant à la morne enfance de Gise dans l’appartement de M. Thibault, il eut un élan joyeux : « La pauvre petite a trouvé une famille. » Les paroles de Nicole Héquet lui revinrent à l’esprit. « Épousera-t-elle Daniel ? » Sans bien savoir pourquoi, il ne le croyait guère. D’ailleurs, elle pouvait être heureuse sans cela. Elle pouvait trouver sa raison d’être et sa joie à vivre dans le sillage de Jenny et de Jean-Paul. À ces deux êtres en qui survivait pour elle la présence de Jacques, elle consacrerait sa tendresse vacante, son attachement de chien fidèle. Elle deviendrait une moricaude à cheveux gris, une vieille et douce « Tante Gi »…

La pelote achevée, Jenny se leva, rangea les écheveaux, couvrit les bûches de cendre, et s’empara de la grosse lampe qui était sur la table.

– « Donnez », proposa Antoine, sans conviction.

Il avait le souffle si rauque, si court, qu’elle voulut lui éviter tout effort :

– « Merci. J’ai l’habitude. C’est toujours moi qui monte la dernière. »

Arrivée près de la porte, elle se retourna et souleva la lampe pour s’assurer que tout était en ordre. Son regard fit le tour du vieux salon familial, puis revint se fixer sur Antoine.

– « Élever le petit hors de tout ça ! » fit-elle, résolument. « Aussitôt la guerre finie, je changerai ma vie, je m’installerai ailleurs ! »

– « Ailleurs ? ».

– « Je veux quitter tout ça », reprit-elle, du même ton ferme et réfléchi. « Je veux partir. »

– « Pour où ? » Une supposition traversa son esprit : « Pour la Suisse ? »

Elle le considéra quelques secondes avant de répondre.

– « Non », fit-elle enfin. « J’y ai pensé, naturellement. Mais, là-bas, depuis la Révolution d’octobre, les vrais, ceux qui étaient les amis de Jacques, ont tous gagné la Russie… J’ai pensé aussi, un moment, à la Russie… Non : il est préférable que Jean-Paul reçoive une éducation française. Je resterai en France. Mais je m’éloignerai de maman, je m’éloignerai de Daniel. Je me ferai une vie à moi. En province, peut-être. Je m’installerai quelque part, avec Gise. Nous travaillerons. Et nous élèverons ce petit comme il doit l’être, comme Jacques aurait voulu qu’il le soit. »

– « Jenny », dit Antoine avec vivacité, « j’espère bien, à cette époque-là, avoir repris mon existence de médecin et pouvoir prendre à ma charge… »

Elle l’interrompit d’un mouvement de tête :

– « Merci. De vous, je n’hésiterais pas à accepter une aide, s’il le fallait. Mais je tiens avant tout à être une femme qui gagne sa vie. Je veux que Jean-Paul ait pour mère une femme indépendante, une femme qui se soit assuré, par son travail, le droit de penser ce qui lui plaît, et d’agir selon ce qu’elle croit être bien… Vous me désapprouvez ? »

– « Non ! »

Elle le remercia d’un regard amical. Et, comme si elle avait achevé de dire ce qu’elle voulait qu’il sût, elle ouvrit la porte et s’engagea devant lui dans l’escalier.

Elle le conduisit jusqu’à sa chambre, y posa la lampe du salon, constata qu’il ne manquait rien. Puis elle lui tendit la main :

– « Je vais vous confesser quelque chose, Antoine. »

– « Oui », fit-il, pour l’encourager.

– « Eh bien… Je n’ai pas toujours eu pour vous… les sentiments… que j’ai aujourd’hui. »

– « Moi non plus », avoua-t-il en souriant.

Elle hésitait à continuer, à cause de ce sourire. Elle avait laissé sa main dans celle d’Antoine. Elle le regardait gravement. Elle se décida, enfin :

– « Mais maintenant, quand je pense à l’avenir du petit, je… Vous comprenez, ça augmente mon courage de penser que vous serez là, et que l’enfant de Jacques ne sera pas un étranger pour vous… Il faudra me conseiller, Antoine… Il faut que Jean-Paul ait toutes les qualités de son père, sans avoir… » Elle n’osa pas terminer sa phrase. Mais, aussitôt, elle eut un redressement du buste (il sentit la petite main frémir entre ses doigts) et, pareille à un cavalier qui ramène devant l’obstacle une monture rétive, elle reprit, en avalant sa salive : « Je n’étais pas sans voir les défauts de Jacques, vous savez… » Elle se tut de nouveau ; puis, comme une parenthèse involontaire, elle ajouta, les yeux au loin : « Mais je les oubliais, dès qu’il était là… »

Ses paupières battirent. Elle cherchait en vain la suite de ses idées. Elle demanda :

– « Vous ne partez qu’après le déjeuner, n’est-ce pas ?… Alors… » Elle fit un effort pour sourire : « … Alors, on se reverra encore un peu, dans la matinée… » Elle dégagea sa main, murmura : « Reposez-vous bien », et s’éloigna sans se retourner.

Share on Twitter Share on Facebook