XIII

– « Le docteur Thibault », annonça joyeusement le vieux domestique.

Philip, attablé dans son cabinet, griffonnait quelques lettres en attendant l’arrivée d’Antoine. Il se leva précipitamment, et, de son pas sautillant, dégingandé, s’avança vers Antoine arrêté sur le seuil. Avant de lui saisir les mains, il l’enveloppa d’un de ses regards vifs qui semblaient pétiller entre ses paupières clignotantes ; et, branlant un peu la tête, avec ce sourire gouailleur qui l’aidait à cacher ses émotions :

– « Vous êtes magnifique, mon cher, dans ce bleu horizon ! Comment va ? »

« Qu’il est vieilli », pensa Antoine.

Les épaules de Philip s’étaient voûtées, et son long corps était plus mal affermi que jamais sur ses jambes. Les sourcils broussailleux, la barbe de chèvre, étaient devenus tout à fait blancs ; mais les gestes, le regard, le sourire, gardaient une vivacité, une jeunesse, voire une espièglerie déconcertantes, presque déplacées dans ce visage de vieil homme.

Il portait, sur un ancien pantalon d’uniforme rouge à bandes noires, une jaquette aux basques fripées ; et ce costume amphibie symbolisait assez bien ses fonctions à moitié civiles, à moitié militaires. Il avait été nommé, dès la fin de 1914, à la tête d’une commission chargée d’améliorer les services sanitaires de l’armée, et, depuis cette date, il s’était donné pour tâche de lutter contre les vices d’une organisation qui lui était apparue scandaleusement défectueuse. Sa notoriété dans le monde médical lui assurait une exceptionnelle indépendance. Il s’était attaqué aux règlements officiels ; il avait dénoncé les abus, alerté les pouvoirs ; et les heureuses mais tardives réformes accomplies en ces trois dernières années étaient dues, pour une grande part, à ses courageuses et tenaces campagnes.

Philip tenait toujours les mains d’Antoine, et il les secouait mollement, faisant entendre de petits gloussements mouillés :

– « Allons !… Eh bien !… Depuis le temps !… Comment va ? » Puis, poussant Antoine vers son bureau : « On a tant à se dire qu’on ne sait par où commencer… » Il avait installé Antoine dans le fauteuil qu’il donnait à ses clients ; mais, au lieu d’aller s’asseoir derrière sa table, il allongea le bras, saisit une chaise volante, s’assit à califourchon tout près d’Antoine, et le dévisagea.

– « Voyons, mon cher. Parlons de vous. Cette histoire de gaz, où ça en est-il ? »

Antoine se troubla. Il avait cent fois vu sur les traits de Philip cette attention, cette gravité, professionnelles ; mais c’était la première fois qu’il en était l’objet.

– « Vous me trouvez amoché, Patron ? »

– « Un peu maigri… Pas très surprenant ! »

Philip enleva son binocle, l’essuya, le remit avec soin, se pencha et sourit :

– « Alors, racontez ! »

– « Eh bien, Patron, je suis ce qu’on nomme avec respect un grand gazé. Ça n’est pas drôle. »

Philip eut un petit mouvement d’impatience.

– « Ta, ta, ta… Commençons par le commencement. Votre première blessure ? Qu’est-ce qu’il en reste ? »

– « Il en serait resté fort peu de chose, si la guerre s’était terminée pour moi l’été dernier, avant ma rencontre avec l’ypérite… J’en ai absorbé assez peu, d’ailleurs, et je ne devrais pas être dans l’état où je suis. Mais il est évident que les lésions produites par le gaz ont été aggravées, à droite, par l’état du poumon, celui qui avait été perforé et qui n’avait pas retrouvé son élasticité normale. »

Philip fit la grimace.

– « Oui », reprit Antoine, pensif, « je suis sérieusement atteint, il ne faut pas se faire d’illusions… Bien entendu, je m’en tirerai. Mais ce sera long. Et… » Une quinte l’interrompit quelques secondes. « Et je suis très probablement handicapé pour le reste du parcours ! »

– « Vous dînez toujours avec moi ? » demanda brusquement Philip.

– « Volontiers, Patron. Mais, je vous l’ai écrit, je suis au régime… »

– « Denis est prévenu : il s’est approvisionné de lait… Donc, si vous dînez, nous avons tout le temps. Reprenons depuis le début. Comment est-ce arrivé ? Je vous croyais à l’abri ? »

Antoine haussa rageusement les épaules :

– « Stupidement ! C’était en novembre dernier. J’étais, à cette époque-là, bien tranquille à Épernay, où l’on m’avait chargé – prédestination sans doute – d’organiser un service de gazés. J’avais été frappé, à la suite des récentes opérations dans le secteur du Chemin des Dames, – nous venions de prendre la Malmaison, Pargny, – de constater, parmi les gazés qu’on m’envoyait, la présence d’un grand nombre d’infirmiers et de brancardiers. Ça n’était pas naturel. Je me suis demandé si, dans les postes de secours, les précautions contre les gaz étaient suffisantes, et si elles étaient bien prises par le personnel. J’ai voulu faire du zèle. Je connaissais un peu le médecin directeur du corps. J’ai obtenu l’autorisation d’aller faire une enquête sur place. Et c’est au retour de cette randonnée, que je me suis fait choper, comme un imbécile… Les Boches ont déclenché une attaque de gaz au moment où je revenais des lignes : première déveine. Seconde déveine : un temps humide et tiède, malgré la saison. Vous savez que l’humidité rend l’ypérite plus nocive, à cause des réactions acides. »

– « Continuez », dit Philip. Il avait posé ses coudes sur ses genoux, son menton sur ses poings, et il regardait fixement Antoine.

– « Je me dépêchais pour retrouver l’auto que j’avais laissée au P. C. de la division. J’ai voulu éviter des boyaux encombrés par des troupes de relève. J’ai cru prendre un raccourci. Il faisait nuit noire. J’ai barboté vingt minutes dans une tranchée à moitié inondée ! Je vous passe les détails… »

– « Vous n’aviez pas de masque ? »

– « Si, bien sûr ! Mais un masque prêté… J’ai dû sans doute l’assujettir mal. Ou trop tard. Je n’avais qu’une idée ; retrouver l’auto… Quand, enfin, je suis arrivé au P. C., j’ai sauté en voiture, et nous avons filé. J’aurais mieux fait de m’arrêter à l’ambulance divisionnaire et de me gargariser tout de suite au bicarbonate… »

– « Oui, sans aucun doute ! »

– « Mais je ne soupçonnais pas que j’étais pincé. C’est seulement une heure plus tard que j’ai senti des picotements au cou, et sous les bras… Nous sommes rentrés à Épernay au milieu de la nuit. Je me suis fait aussitôt un pansement au collargol, et je me suis couché. Je pensais toujours que ce n’était pas grand-chose. Mais l’arbre bronchique avait été plus profondément atteint que je ne le soupçonnais… Vous voyez combien c’est ridicule : j’allais là-bas pour vérifier si l’on observait bien toutes les précautions réglementaires – et je n’ai même pas été fichu de les prendre moi-même !… »

– « Alors ? » interrompit Philip. Et, cédant à la tentation de montrer qu’il n’ignorait pas tout de la question : « Le lendemain, accidents oculaires, accidents digestifs, et cætera… »

– « Ni l’un ni l’autre. Le lendemain, presque rien. De légers érythèmes aux aisselles. Quelques accidents cutanés, qui paraissaient bénins. Pas de phlyctènes. Mais, aux bronches, des lésions traîtreuses, profondes, qu’on n’a découvertes que plusieurs jours après… Vous devinez le reste : Laryngo-trachéites successives… Bronchites aiguës, avec fausses membranes… Les séquelles classiques, quoi ! Ça dure depuis six mois… »

– « Les cordes vocales ? »

– « En piteux état ! Vous entendez ma voix. Et encore, ce soir, grâce aux soins que j’ai pris toute la journée, je peux parler. Bien souvent, c’est l’aphonie complète. ».

– « Lésions inflammatoires des cordes ? »

– « Non. ».

– « Lésions nerveuses ? »

– « Non plus. C’est la superposition des bandes ventriculaires tuméfiées qui produit l’aphonie. »

– « Évidemment, ça doit empêcher toute vibration. On vous a fait prendre de la strychnine ? »

– « Jusqu’à six et sept milligrammes par jour. Sans aucune amélioration, d’ailleurs ! Mais avec de belles insomnies ! »

– « Vous êtes dans le Midi depuis quand ? »

– « Depuis le début de l’année. J’ai d’abord été envoyé d’Épernay à l’hôpital de Montmorillon, puis à cette clinique du Mousquier, près de Grasse. C’était à la fin de décembre. Les lésions pulmonaires paraissaient alors en voie de cicatrisation. Mais, au Mousquier, on a constaté de la sclérose pulmonaire. La dyspnée a pris assez vite un caractère pénible. Sans raisons apparentes, la température s’élevait brusquement à 39°5 et à 40°, puis retombait, aussi brusquement, à 37°5… En février, j’ai fait une pleurite sèche avec expectorations sanguinolentes. »

– « Vous n’avez plus de ces grandes oscillations de température ? »

– « Si. »

– « Que vous attribuez à quoi ? »

– « À l’infection. »

– « À l’infection latente ? »

– « Ou à une certaine infection chronique, qui sait ? ».

Leurs regards se croisèrent. Une lueur interrogative passa dans celui d’Antoine. Philip étendit la main :

– « Non, non, Thibault ! Si c’est à ça que vous pensez, vous vous inquiétez à tort. L’évolution vers la tuberculose pulmonaire n’a jamais été constatée, à ma connaissance, dans des cas de ce genre. Vous devez savoir ça mieux que moi. Un ypérité ne fait un tuberculeux que s’il a présenté des symptômes antérieurement à l’absorption des gaz… Or », ajouta-t-il, en se redressant, « vous avez la chance de n’avoir aucun antécédent pathologique du côté respiratoire ! »

Il souriait d’un air confiant. Antoine l’examinait en silence. Tout à coup il enveloppa son vieux maître d’un regard affectueux, et sourit à son tour :

– « Oui, je sais », fit-il, « c’est une chance ! »

– « De même », reprit Philip, comme s’il pensait tout haut, « l’œdème pulmonaire, qui est fréquent, je crois, chez ceux qui ont été atteints par des gaz suffocants, est extrêmement rare chez les ypérités. C’est encore une chance… Et puis, les séquelles pulmonaires dues à l’ypérite sont plus rares, et, je crois, moins graves en général que celles qui résultent des autres gaz toxiques. N’est-ce pas ? J’ai lu, dernièrement, un bon article, là-dessus. »

– « Celui d’Achard ? » fit Antoine. Il hocha la tête : « On croit généralement que l’ypérite, contrairement aux suffocants, s’attaque aux petites bronches plutôt qu’aux alvéoles, et qu’elle altère moins profondément les échanges gazeux. Mais mon expérience personnelle et les constatations que j’ai pu faire sur d’autres m’ont rendu sceptique. Le vrai, hélas, c’est que les poumons ypérités présentent toutes sortes d’affections secondaires, très rebelles pour la plupart, et qui tendent à devenir chroniques. Et j’ai même observé, chez des ypérités, plusieurs cas où la sclérose intra-alvéolaire, et, en même temps pariétale, a fini par bloquer le poumon… »

Il y eut un silence.

– « Du côté cœur ? » interrogea Philip.

– « Jusqu’à présent, ça tient à peu près. Mais pour combien de temps ? Ce serait folie de demander à un cœur de ne pas flancher, quand il est, depuis des mois, le centre de résistance d’un organisme surmené et intoxiqué. Je me demande même si l’intoxication ne commence pas déjà à gagner la fibre musculaire et les noyaux nerveux. Ces dernières semaines, j’ai constaté quelques troubles cardio-vasculaires… »

– « Constaté ? Comment ? »

– « Je n’ai pas encore pu faire faire de radioscopie ; et, à l’auscultation, ceux qui me soignent affirment qu’ils ne trouvent rien. Mais, est-ce vrai ?… Il y a d’autres modes d’investigation : l’étude du pouls et de la tension. Eh bien, sans que ma température dépasse 38°5 ou 39°, j’ai observé, pas plus tard que la semaine dernière, des accélérations insolites, variant entre 120 et 135. Je ne serais pas surpris qu’il y ait un rapport entre cette tachycardie et un début d’œdème pulmonaire… Pas vous ? »

Philip éluda la question :

– « Pourquoi n’allégez-vous pas le travail du cœur par des ventouses scarifiées fréquentes ? Au besoin même par de petites saignées ?… »

Antoine semblait n’avoir pas entendu. Il regardait attentivement son vieux maître. Celui-ci sourit, tira de son gilet la grosse montre d’or à deux boîtiers, qu’Antoine lui avait toujours connue, et, se penchant (comme s’il cédait à une vieille manie, plutôt qu’à une curiosité réelle), il prit entre ses doigts le poignet d’Antoine.

Une longue minute s’écoula. Philip demeurait immobile, l’œil fixé sur l’aiguille. Subitement, Antoine eut un choc : la vue de ce visage concentré, énigmatique, venait de faire surgir du fond de sa mémoire un souvenir très précis et depuis longtemps oublié. Un matin, à l’hôpital, tout au début de ses relations avec Philip, comme ils sortaient ensemble de la salle de consultation où Philip venait d’avoir à faire un diagnostic particulièrement embarrassant, celui-ci, dans un accès d’humour et de confiance, avait saisi Antoine par le bras : « Voyez-vous mon cher, un médecin doit, avant tout, dans un cas critique, pouvoir s’isoler, réfléchir. Eh bien, pour ça, il y a un moyen infaillible : le chronomètre ! Un médecin doit avoir, dans son gousset, un grand et beau chronomètre, imposant, large comme une soucoupe ! Et, avec ça, il est sauvé. Il peut être assailli par toute une famille anxieuse, il peut se trouver dans la rue, devant un accidenté, au milieu d’une foule qui le presse de questions ; s’il veut réfléchir, s’il veut qu’on lui fiche la paix, il n’a qu’à faire le geste magique : il tire ostensiblement son oignon, et il prend le pouls ! Aussitôt, silence complet, solitude ! Tant qu’il restera là, le nez sur son cadran, il pourra peser calmement le pour et le contre, établir son diagnostic avec autant de recueillement que s’il était, dans son cabinet, la tête dans ses mains… Croyez-en mon expérience, mon cher : courez acheter un beau chronomètre ! »

Philip ne s’était pas aperçu du trouble d’Antoine. Il lâcha le poignet, et se redressa sans hâte :

– « Pouls rapide, évidemment. Un peu vibrant. Mais régulier. »

– « Oui. Et certains jours, au contraire – surtout le soir – il est petit, mou, difficile à saisir. Expliquez ça ! Et puis, en période de troubles pulmonaires accentués, l’accélération reparaît… Intermittente, en général. »

– « Vous avez essayé la compression oculaire ? »

– « Elle n’amène, pour ainsi dire, aucun ralentissement notable. »

Il y eut une nouvelle pause.

– « Je suis déjà un débile pulmonaire », déclara Antoine, avec un sourire contraint. « Le jour où je serai aussi un débile cardiaque !… »

Philip l’arrêta d’un geste :

– « Pfuit ! Hypertension et tachycardie ne sont, bien souvent, que de simples phénomènes de défense, Thibault. Je ne vous apprends rien. Dans les embolies cérébrales minimes, par exemple, vous savez comme moi que c’est par l’hypertension et la tachycardie que le cœur lutte victorieusement contre l’obstruction des alvéoles pulmonaires. Roger l’a démontré. Et bien d’autres, depuis. »

Antoine ne répondit rien. Une nouvelle quinte le ployait en deux.

– « Quels traitements ? » demanda Philip, sans paraître attacher lui-même grande importance à sa question.

Dès qu’il put parler, Antoine souleva les épaules, avec lassitude :

– « Tous ! Nous avons tout essayé… Pas d’opiacés, naturellement… Soufre… Et puis arsenic… Et encore soufre – et arsenic… »

Sa voix était rauque, faible, entrecoupée. Il se tut. Cette longue conversation l’avait éreinté. Il rejeta la tête en arrière, et resta quelques secondes le buste droit, la nuque appuyée, les yeux clos. Lorsqu’il rouvrit les paupières, il surprit le regard de Philip, posé sur lui et empreint d’une grande douceur. Cette expression de bonté le bouleversa plus que n’eût fait une attitude inquiète. Il balbutia :

– « Vous ne vous attendiez pas à me trouver si… »

– « Au contraire ! » interrompit Philip en riant. « Je ne m’attendais pas, d’après votre dernière lettre, à vous trouver en si bonne voie ! » Et, coupant court, il ajouta : « Maintenant, j’aimerais écouter un peu ce qui se passe à l’intérieur… »

Antoine fit un effort pour se lever. Il retira sa tunique.

– « Faisons les choses selon les règles », dit Philip, gaiement. « Allongez-vous là-dessus. »

Il désignait la chaise longue recouverte d’une toile blanche, où il faisait étendre ses clients. Antoine obéit. Philip s’agenouilla devant lui, et procéda, en silence, à une minutieuse auscultation. Puis, brusquement, il se mit debout :

– « Peuh… », fit-il, évitant, sans trop en avoir l’air, le regard anxieux d’Antoine. « Évidemment… Quelques râles sibilants disséminés… Un peu d’infiltration, peut-être… Un peu de congestion, aussi, dans toute la hauteur du poumon droit… » Il se décida enfin à tourner la tête vers Antoine. « Je ne vous apprends rien, n’est-ce pas ? »

– « Non », fit Antoine. Et il se releva lentement.

– « Parbleu », reprit Philip, en allant de son pas désarticulé jusqu’à son bureau, devant lequel il s’assit. Machinalement il tira son stylo de sa poche, comme s’il avait une ordonnance à faire. « Emphysème, ce n’est pas douteux. Et, pour être tout à fait franc, je crois possible que vous conserviez longtemps une certaine sensibilité des muqueuses… » Il jouait avec son stylo, et, les sourcils levés, il examinait distraitement les objets placés sur la table. « Mais, voilà tout ! » fit-il, en fermant, d’un geste sec, l’annuaire des téléphones qui était resté ouvert.

Antoine s’approcha et posa les paumes sur le bord du bureau. Philip reboucha son stylo, le mit dans sa poche, leva la tête, et conclut, en appuyant sur les mots :

– « C’est embêtant, mon petit. Mais, sans plus ! »

Antoine se redressa en silence, et s’éloigna vers la cheminée pour rajuster son col devant la glace.

Deux coups discrets retentirent à la porte.

– « Notre dîner est servi », déclara Philip, d’un ton enjoué.

Il restait assis. Antoine revint à lui, et remit, de nouveau, les mains sur la table.

– « Je fais vraiment tout ce qu’on peut faire, Patron », murmura-t-il, d’une voix lasse. « Tout ! J’essaie avec persévérance tous les traitements connus. Je m’observe cliniquement comme s’il s’agissait d’un de mes malades ; depuis le premier jour, je prends des notes quotidiennes ! Je multiplie les analyses, les radios ; je vis penché sur moi-même pour ne pas faire une imprudence, pour ne pas laisser échapper une occasion de soin… » Il soupira : « Tout de même, il y a des jours où il est difficile de résister au découragement ! »

– « Non ! Puisque vous constatez des progrès ! »

– « Mais c’est que je ne suis pas sûr du tout de constater des progrès ! » fit Antoine. Il avait répondu d’intuition, sans réfléchir. Il avait presque crié cela, involontairement. Et aussitôt il se sentit envahi par un trouble inattendu, comme si ce qu’il venait de dire trahissait soudain une pensée secrète que jamais encore il n’avait laissé monter à la surface. Une légère sueur perla au-dessus de sa lèvre supérieure.

Philip vit-il ce trouble ? En comprit-il le pathétique ? Était-ce parce qu’il restait toujours très maître de lui, que son visage était demeuré aussi paisible, aussi confiant ? Non, il était bien difficile de croire à tant de supercherie, en le voyant hausser gaiement les épaules, en l’entendant lancer de sa voix de fausset, verveuse et ironique :

– « Voulez-vous lire jusque dans le fond de ma pensée, mon cher ? Eh bien, je me dis qu’il est très heureux que les progrès soient aussi lents !… » Il savoura quelques secondes l’étonnement d’Antoine : « Écoutez. Sur les six anciens internes que je considérais un peu comme mes enfants, trois ont été tués, deux sont infirmes pour la vie. J’avoue égoïstement que je ne suis pas fâché de savoir le sixième à l’abri ; condamné pour des mois encore, à vivre au bon soleil du Midi, à quinze cents kilomètres du front ! Pensez ce que vous voudrez, je ne tiens pas du tout à vous voir guéri avant la fin du cauchemar ! Si vous n’aviez pas été gazé en novembre dernier, qui sait seulement si nous aurions encore la possibilité de dîner ensemble, comme ce soir !… » Il se leva allègrement : « Et là-dessus, à table ! »

« Il a raison », se dit Antoine, gagné par la bonne humeur persuasive de son vieil ami. « Le fond est solide, malgré tout… »

 

Une assiettée de potage fumait sur la table de la salle à manger. (Depuis des années, Philip dînait d’une soupe et d’une compote de fruits.)

Il fit asseoir Antoine devant la tasse et la carafe de lait qui lui étaient destinées.

– « Denis n’a pas fait chauffer votre lait, mais il est encore temps… »

– « Non, je le prends toujours froid. C’est parfait. »

– « Sans sucre ? »

Une quinte empêcha Antoine de répondre. Il fit un geste négatif, de la main. Philip évitait de le regarder, bien décidé à ne pas remarquer cette toux, à ne plus parler de santé, à donner au plus vite un autre cours à l’entretien. Il tournait songeusement sa cuiller dans son potage, en attendant la fin de la quinte. Puis, pour rompre un silence qui devenait gênant, il commença, sur un ton très naturel :

– « J’ai encore passé une journée à batailler à notre commission de l’hygiène… L’incohérence des prescriptions officielles, pour les injections de vaccin antityphique est incroyable ! »

Antoine sourit et but une gorgée de lait pour s’éclaircir la voix :

– « Vous avez pourtant fait du bon travail, Patron, depuis trois ans ! »

– « Non sans peine, je vous assure ! » Il chercha un autre sujet, n’en trouva pas, et reprit : « Non sans peine ! Lorsque j’ai eu, en 1915, à m’occuper de l’organisation des services sanitaires, vous n’imaginez pas ce que j’ai trouvé ! »

« J’étais bien placé pour le savoir ! » se dit Antoine. Mais il voulait éviter les occasions de parler ; il se contenta d’écouter avec un sourire entendu.

– « C’était l’époque », continua Philip, « où les blessés étaient encore évacués dans des trains ordinaires, ceux qui avaient amené des troupes, ou du ravitaillement… Quand ce n’était pas des wagons à bestiaux !… J’ai vu des malheureux qui avaient attendu vingt-quatre heures dans des compartiments non chauffés, parce qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour former un convoi réglementaire… Ils étaient nourris, le plus souvent, par la population… Et pansés, tant bien que mal, par de bonnes dames charitables, ou par les vieux pharmaciens du cru ! Et quand, enfin, le train se mettait en marche, ils en avaient souvent pour deux ou trois jours de trimbalage, avant qu’on les sorte de leur paille… Aussi, dans presque chaque convoi, qu’est-ce que nous avions comme pourcentage de tétaniques ! Et on les empilait dans des hôpitaux bondés, où l’on manquait de tout ! d’antiseptiques, de compresses, et, bien entendu, de gants de caoutchouc ! »

– « J’ai vu, à quatre ou cinq kilomètres des lignes », dit Antoine, avec effort, « des ambulances chirurgicales… où l’on faisait bouillir les pinces… dans de vieilles casseroles… sur un feu de bois… »

– « Ça encore, ça pouvait s’expliquer, à la rigueur… On était débordé… » Philip fit entendre son petit ricanement : « L’offre dépassait la demande… La guerre exagérait sa casse ! Elle ne se conformait pas aux prévisions des règlements !… Mais ce qui était sans excuse, mon cher », continua-t-il, en reprenant son sérieux, « c’est la façon dont la mobilisation médicale avait été conçue, et faite ! L’armée avait eu sous la main, dès le premier jour, un personnel de réservistes incomparable. Eh bien, quand j’ai été chargé de mes premières inspections, j’ai trouvé des praticiens notoires, comme Deutsch, comme Hallouin infirmiers de seconde classe dans des ambulances qui étaient dirigées par des médecins militaires de vingt-huit ou trente ans ! À la tête de grands services chirurgicaux, des chefs ignares, qui avaient l’air de n’avoir jamais opéré que des panaris, et qui décidaient et pratiquaient les interventions les plus graves, amputaient à tort et à travers, simplement parce qu’ils avaient quatre ficelles sur leur manche, sans vouloir écouter les avis des civils mobilisés – fussent-ils chirurgiens des hôpitaux – qu’ils avaient sous leurs ordres !… Nous avons mis des mois, mes collègues et moi, à obtenir les réformes les plus élémentaires. Il a fallu remuer ciel et terre pour qu’on révise les règlements, pour que les répartitions des blessés soient confiées à des médecins de carrière… Pour qu’on renonce, par exemple, au principe absurde de remplir d’abord les hôpitaux les plus éloignés, sans tenir compte de la gravité des blessures et de leur urgence… On expédiait couramment à Bordeaux ou à Perpignan des blessés du crâne, qui n’arrivaient jamais à destination parce que la gangrène ou le tétanos les avaient achevés en cours de route ! Des malheureux qu’on aurait sauvés, neuf fois sur dix, en les trépanant dans les douze heures ! »

Brusquement, son indignation tomba, et il sourit :

– « Savez-vous qui m’a aidé, au début de ma campagne ? Vous allez être étonné ! Une de vos clientes, mon cher ! Vous savez : la mère de cette fillette que nous avions plâtrée ensemble, et envoyée à Berck… »

– « Mme de Battaincourt ? » bredouilla Antoine, gêné.

– « Oui ! Vous m’aviez écrit à son sujet, vous souvenez-vous, en 14 ? »

Dans les premiers mois de la guerre, en effet, lorsque Antoine avait appris par une carte de Simon que Miss Mary, laissant la petite malade seule à Berck, était rentrée en Angleterre, il avait demandé à Philip de s’occuper d’Huguette. Celui-ci avait fait le voyage, et décidé que la jeune fille pouvait, sans inconvénient, reprendre une vie quasi normale.

– « J’ai rencontré plusieurs fois Mme de Battaincourt, à cette époque. Elle connaissait tout Paris, cette femme-là ! Elle m’a obtenu, en vingt-quatre heures, une audience que je sollicitais depuis six semaines ; grâce à elle, j’ai pu voir le ministre lui-même, tout à loisir, déballer mes dossiers – et tout ce que j’avais sur le cœur… Une visite qui a duré près de deux heures, mon cher. Mais qui a été décisive ! »

Antoine se taisait. Il considérait sa tasse vide avec une attention que, vraiment, rien ne justifiait. Il s’en aperçut, et, par contenance, il y versa un peu de lait.

– « C’est devenu une belle fille, votre jeune protégée », dit Philip, surpris qu’Antoine ne lui demandât pas des nouvelles d’Huguette. « Je ne la perds pas de vue… Elle vient me voir tous les trois ou quatre mois… »

« A-t-il su ma liaison avec Anne ? » se demandait Antoine. Il se força à parler :

– « Elle vit en Touraine ? »

– « Non, à Versailles, avec son beau-père. Battaincourt s’est installé à Versailles pour rester près de Paris. C’est Châtenaud qui le soigne… Quel déveinard, ce pauvre Battaincourt ! »

« Non », se dit Antoine. « S’il savait, il aurait évité le mot déveinard. »

– « Vous avez appris comment il avait été blessé ? »

– « Vaguement… En permission, n’est-ce pas ? »

– « Il avait fait deux ans de front, sans une égratignure ! Et puis, une nuit, à Saint-Just-en-Chaussée, – il venait en permission – son train s’est arrêté à la gare régulatrice. Et juste pendant cet arrêt, des avions boches ont bombardé la gare ! On l’a ramassé, la figure en bouillie, un œil perdu et l’autre très menacé… Châtenaud le suit de près. Il est presque aveugle, vous savez… »

Antoine se souvint du regard clair, honnête, de Simon, au cours de la visite que celui-ci avait faite, rue de l’Université, un peu avant la mobilisation, – cette visite qui avait décidé Antoine à rompre.

– « Est-ce que… », commença-t-il. Sa voix était si peu distincte que Philip dut se pencher. « Est-ce que Mme de Battaincourt vit avec eux ? »

– « Mais elle est en Amérique ! »

– « Ah ? »

Pourquoi cette nouvelle lui causait-elle une sorte de soulagement ?

Philip souriait silencieusement, tandis que Denis déposait sur la table une jatte de cerises cuites.

– « Hum !… La mère… », reprit Philip, en se servant pour laisser au domestique le temps de s’éloigner. « Drôle de créature, à ce qu’il semble ? » Il s’arrêta, la cuiller levée : « Pas votre avis ? »

« Sait-il ? » se demanda de nouveau Antoine. Il parvint à sourire évasivement. (En présence de Philip, il perdait toujours de son assurance, et redevenait automatiquement le jeune interne que le maître avait longtemps intimidé.)

– « Oui, en Amérique !… La petite m’avait dit, la dernière fois que je l’ai vue : “Maman va sans doute se fixer à New York, où elle a beaucoup d’amis.” Renseignements pris, il paraîtrait qu’elle s’est fait envoyer là-bas, en mission, par je ne sais quel comité de propagande française… Et que cette mission a très exactement coïncidé avec le rappel aux États-Unis d’un certain capitaine américain, qui a occupé quelque temps un poste à l’ambassade de Paris… »

« Non », pensa Antoine, « décidément, il ne sait rien. »

Philip cracha quelques noyaux, s’essuya la barbe, et poursuivit :

– « C’est du moins ce que dit Lebel, qui dirige toujours l’hôpital que Mme de Battaincourt avait fondé, dans sa propriété, près de Tours, – hôpital qu’elle continue d’ailleurs à subventionner royalement, paraît-il… Mais les racontars de Lebel sont suspects : on affirme que lui aussi, malgré ses tempes grises, avait été un… collaborateur intime… C’est ce qui expliquerait qu’il ait tout quitté pour aller s’enterrer en Touraine, dans le premier hiver de la guerre… Vous ne finissez pas votre carafe ? »

– « Deux tasses, c’est tout ce que je peux faire », murmura Antoine, en souriant. « J’ai le lait en horreur ! ».

Philip n’insista pas, plia gauchement sa serviette, et se leva :

– « Retournons là-bas !… » Il prit familièrement le bras d’Antoine, et, tout en le ramenant vers son cabinet : « Vous avez vu les conditions de paix imposées à la Roumanie par les Centraux ?… Instructif, n’est-ce pas ? Les voilà approvisionnés de pétrole. Ah, ils tiennent encore le bon bout. Quelle raison auraient-ils de faire la paix ? »

– « L’entrée en jeu des troupes américaines ! »

– « Bah… S’ils n’arrivent pas, cet été, à une victoire décisive – et c’est peu probable, bien qu’on leur prête l’intention de tenter une nouvelle offensive sur Paris – eh bien, l’an prochain, ils opposeront, au matériel et aux soldats américains, le matériel et les soldats russes… Autre réservoir, pratiquement inépuisable… Que voulez-vous qu’il advienne de deux masses en lutte, à peu près égales, qui ne veulent d’aucun compromis, et dont aucune ne peut soumettre l’autre par la suprématie de sa force ? Elles sont fatalement condamnées à s’affronter jusqu’à leur double épuisement… »

– « Vous n’espérez donc rien du bon sens d’un Wilson ? »

– « Wilson habite Sirius… Et puis, pour l’instant, je constate que, ni en France ni en Angleterre, on ne souhaite la paix. Je parle des dirigeants. À Paris comme à Londres, on veut mordicus une victoire ; toute velléité de paix est qualifiée de trahison. Des gens comme Briand sont suspects. Wilson le sera bientôt, s’il ne l’est déjà ! »

– « On peut être contraint de faire la paix ! » dit Antoine, songeant aux propos de Rumelles.

– « Je ne crois pas que l’Allemagne puisse jamais être en état de nous l’imposer. Non : je vous le répète : je crois à l’égalité approximative des forces en présence… Je ne vois aucune issue avant l’épuisement commun. »

Il avait repris sa place, derrière son bureau, et Antoine, fatigué, avait, sans se faire prier, obéi au geste amical qui l’engageait à s’allonger sur la chaise longue.

– « Nous vivrons peut-être assez pour voir la fin de la guerre… Mais ce que nous ne verrons certainement pas, c’est la paix. Je veux dire : l’équilibre de l’Europe dans la paix. » Il se troubla légèrement, et ajouta aussitôt : « Je dis : nous, malgré votre âge, parce que, à mon avis, pour retrouver cet équilibre-là, il faudra sans doute attendre plusieurs générations ! » Il s’interrompit de nouveau, jeta vers Antoine un coup d’œil à la dérobée, fourragea un instant dans sa barbe, et reprit, en haussant tristement les épaules : « Un équilibre, dans la paix, est-il seulement concevable, avec les éléments actuels ? L’idéal démocratique a du plomb dans l’aile. Sembat avait raison : les démocraties ne sont pas faites pour la guerre : elles s’y fondent comme cire au feu. Plus la guerre dure, et moins l’avenir de l’Europe a de chances d’être démocratique. On imagine très bien dans l’avenir le règne despotique d’un Clemenceau, d’un Lloyd George. Les peuples laisseront faire : ils sont déjà habitués à l’état de siège. Ils abdiqueront peu à peu jusqu’à leur républicaine prétention à la souveraineté. Considérez seulement ce qui se passe en France : la distribution contrôlée des vivres, le rationnement de la consommation, l’ingérence de l’État dans tous les domaines, ceux de l’industrie et du commerce, ceux des contrats entre particuliers – voyez le moratoire – celui de la pensée – voyez la censure ! Nous acceptons tout ça comme des mesures exceptionnelles. On se persuade qu’elles sont nécessitées par les circonstances. En fait, ce sont les prodromes de l’asservissement total. Une fois le joug bien assujetti, on ne le secouera plus ! »

– « Vous avez connu Studler ? Le Calife… Mon collaborateur ? »

– « Un Juif, avec une barbe assyrienne et des yeux de mage ? »

– « Oui… Il a été blessé, et maintenant, il est quelque part, sur le front de Salonique… D’où il m’envoie, de temps à autre, de prophétiques élucubrations, à sa manière… Eh bien, Studler prétend que la guerre amènera infailliblement la révolution. Chez les vaincus, d’abord ; chez les vainqueurs, ensuite. Révolution brutale, ou révolution lente, mais révolution partout… »

– « Oui… », fit évasivement Philip.

– « Il annonce la faillite du monde moderne, l’effondrement du capitalisme ! Lui aussi, il pense que la guerre durera jusqu’à l’épuisement de l’Europe. Mais, quand tout aura disparu, quand tout sera nivelé, il prédit l’avènement d’un monde nouveau. Il voit s’élever sur les ruines de notre civilisation quelque chose comme une confédération mondiale, l’organisation d’une grande vie collective de la planète, sur des bases entièrement renouvelées… »

Il avait forcé la voix pour arriver au bout de sa tirade. Il s’arrêta, plié en deux par une quinte.

Philip le suivait de l’œil. Il n’eut l’air de s’apercevoir de rien.

– « Tout est possible », fit-il, avec un regard amusé. Il était toujours prêt à laisser courir son imagination : « Pourquoi pas ? Peut-être que la mystique de 89, après nous avoir longtemps fait croire, contre toutes les évidences biologiques, que les hommes sont égaux par nature et doivent l’être devant les lois, peut-être que cette mystique-là, sur laquelle nous avons vécu un siècle, peut-être qu’elle est parvenue au terme de son efficacité, et qu’elle doit céder la place à quelque autre belle foutaise, d’un genre différent… Une idéologie nouvelle, génératrice, à son tour, de pensée et d’action, dont l’humanité se nourrira, s’enivrera, un certain temps… Jusqu’à ce que tout change, encore une fois… »

Il se tut quelques instants, pour laisser Antoine tousser.

– « C’est possible », reprit-il, sur un ton gouailleur, « mais je laisse ces visions à votre messianique ami… L’avenir que j’entrevois est plus proche ; et tout autre. Je crois que les États ne sont pas prêts à renoncer aux pouvoirs absolus que la guerre leur a conférés. Aussi, je crains que l’ère des libertés démocratiques ne soit close pour longtemps. Ce qui est assez déroutant, j’en conviens, pour des gens de ma génération. Nous avons cru, dur comme fer, que ces libertés-là étaient définitivement acquises ; qu’elles ne pourraient jamais plus être remises en question. Mais tout, toujours, peut être remis en question !… Qui sait si ce n’étaient pas des rêves ? Des rêves que la fin du XIXe siècle a pris pour des réalités durables, parce que les hommes d’alors avaient la veine de vivre dans un temps exceptionnellement calme, exceptionnellement heureux… »

Il parlait, de sa voix rêche et nasillarde, comme s’il était seul, les coudes sur les bras de son siège, son long nez rougeaud baissé vers ses mains jointes, regardant ses doigts qu’il nouait et dénouait par saccades :

– « Nous avons cru que l’humanité, adulte, s’acheminait vers une époque où la sagesse, la mesure, la tolérance, s’apprêtaient enfin à régner sur le monde… Où l’intelligence et la raison allaient enfin diriger l’évolution des sociétés humaines… Qui sait si nous ne paraîtrons pas, aux yeux des historiens futurs, des naïfs, des ignorants, qui se faisaient d’attendrissantes illusions sur l’homme et sur son aptitude à la civilisation ? Peut-être que nous fermions les yeux sur quelques données humaines essentielles ? Peut-être, par exemple, que l’instinct de détruire, le besoin périodique de foutre par terre ce que nous avons péniblement édifié, est une de ces lois essentielles qui limitent les possibilités constructives de notre nature ? – une de ces lois mystérieuses et décevantes qu’un sage doit connaître et accepter ?… Nous voilà loin des prédictions de votre Calife », conclut-il, en ricanant. Et comme Antoine toussait toujours : « Vous ne voulez pas boire quelque chose ? une gorgée d’eau ? une cuillerée de codéine ? Non ? »

Antoine fit un geste de refus. Au bout de deux ou trois minutes (pendant lesquelles Philip arpenta la pièce en silence), il se sentit mieux. Il redressa le buste, essuya les larmes qui coulaient sur ses joues, et s’efforça de sourire. Il avait les traits tirés, le teint congestionné, le front en sueur.

– « Je vais… me retirer… Patron… », articula-t-il, la gorge en feu. « Excusez-moi… » Il sourit de nouveau, fit un effort et se mit debout : « Je suis dans un fichu état, avouez-le ! »

Philip ne parut pas avoir entendu :

– « On parle », dit-il, « on prophétise… Je me moque de votre Calife, et je fais exactement comme lui !… Tout ça est absurde. Tout ce que nous voyons depuis quatre ans est absurde. Et tout ce que ces absurdités nous amènent à prévoir, est absurde… On peut critiquer, oui. On peut même condamner ce qui est ; ça, ce n’est pas absurde. Mais vouloir prédire ce qui arrivera !… Voyez-vous, mon petit, on en revient toujours là : la seule attitude – j’allais dire : scientifique… Soyons plus modeste : la seule attitude raisonnable, la seule qui ne déçoive pas, – c’est la recherche de l’erreur, et non pas la recherche de la vérité… Reconnaître ce qui est faux, c’est difficile, mais on y arrive : et c’est tout, rigoureusement tout ce qu’on peut faire !… Le reste : pures divagations ! »

Il s’aperçut qu’Antoine était debout et l’écoutait distraitement. Il se leva :

– « Quand vous reverrai-je ? Quand repartez-vous ? »

– « Demain matin, à huit heures. »

Philip tressaillit imperceptiblement. Il attendit quelques secondes que sa voix eût retrouvé son assurance :

– « Ah, ah… »

Puis il suivit Antoine qui se dirigeait vers le vestibule.

Il examinait ce dos voûté, cette nuque maigre et cordée qui émergeait du col de la tunique. Il eut peur de se trahir, peur de ce silence, peur de sa propre pensée. Il se hâta de parler :

– « Au moins, êtes-vous content de cette clinique ? Sont-ils sérieux, là-dedans ? Est-ce bien la clinique qu’il vous faut ? »

– « Pour l’hiver, rien de mieux », répondit Antoine, tout en marchant. « Mais je redoute l’été, là-bas. Au point que je pense à me faire envoyer ailleurs… Il me faudrait la campagne… Un pays aéré, pas humide… Des bois de pins, peut-être… Arcachon ? Très chaud, Arcachon… Alors ? Une station thermale, dans les Pyrénées ?… Cauterets ? Luchon ?… »

Il avait atteint le vestibule, et il soulevait déjà le bras pour décrocher son képi, lorsqu’il tourna brusquement la tête, avant d’ajouter : « Votre avis, Patron ? » Et soudain, sur ce visage dont il avait, en dix années de collaboration, appris à déchiffrer les moindres nuances, dans les petits yeux gris, clignotants derrière le lorgnon, il surprit l’aveu involontaire : une intense pitié. Ce fut comme un verdict : « À quoi bon ? » disaient ce visage, ce regard. « Qu’importe l’été ? Là, ou ailleurs… Tu n’échapperas pas, tu es perdu ! »

« Parbleu », pensa Antoine, étourdi par la brutalité du choc. « Moi aussi, je savais… Perdu ! »

– « Oui, Cauterets », balbutia précipitamment Philip. Il se ressaisit : « Pourquoi pas la Touraine, tout simplement, mon cher ?… La Touraine… Ou bien l’Anjou… »

Antoine regardait fixement le parquet. Il n’osait plus affronter le regard… Que la voix du Patron sonnait faux ! Qu’elle lui faisait mal !…

D’une main qui tremblait, il se coiffa, puis il gagna la porte, sans relever la tête. Il n’avait plus qu’une pensée : brusquer l’adieu, se retrouver seul – avec son épouvante.

– « La Touraine… Ou l’Anjou… », répétait mollement Philip. « Je me renseignerai… Je vous écrirai… »

Les yeux toujours baissés sous la visière qui dissimulait l’altération de ses traits, Antoine tendit la main, d’un geste machinal. Le vieux médecin la saisit ; ses lèvres émirent un bruit mouillé. Antoine se dégagea, ouvrit la porte et s’enfuit.

– « Oui… Pourquoi pas l’Anjou ?… », chevrotait Philip, penché sur la rampe.

Share on Twitter Share on Facebook