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Du haut en bas de ses six étages, la Maison du Peuple de Bruxelles bourdonnait comme un nid de frelons. Depuis le matin, le Bureau socialiste international siégeait en séance exceptionnelle. Ce pressant effort pour faire échec à la politique impérialiste des gouvernements avait rassemblé dans la capitale belge, non seulement tous les chefs des partis socialistes européens, mais un grand nombre de militants, venus de partout, et résolus à donner au meeting de protestation qui devait avoir lieu ce mercredi soir, au Cirque, un retentissement international.

 

Grâce à l’argent que Meynestrel avait pu mettre à la disposition du groupe – (personne n’avait jamais su comment le Pilote et Richardley alimentaient les fonds secrets du Local) – une dizaine d’entre eux étaient venus à Bruxelles. Ils avaient élu pour siège de leurs rassemblements une brasserie de la rue des Halles, la Taverne du Lion, proche du boulevard Anspach.

C’est là que Jacques avait retrouvé ses amis, et qu’il avait confié à Meynestrel le paquet des documents Stolbach. (Le Pilote était aussitôt parti s’enfermer dans sa chambre d’hôtel, pour un premier examen du butin. Jacques devait l’y rejoindre un peu plus tard.)

L’apparition de Jacques avait été saluée par des exclamations joyeuses. Quilleuf, qui l’avait aperçu le premier, avait aussitôt donné de la voix :

– « Thibault ! Quel bon revoir !… Comment va, hé ? Chodement ! »

Tous les habitués du Local étaient là : Meynestrel et Alfreda, Richardley, Paterson, Mithœrg, Vanheede, Périnet, le droguiste Saffrio, et Sergueï Pavlovitch Zelawsky, et le bedonnant petit père Boissonis, et Skada, le « méditatif asiate » ; même la jeune Émilie Cartier, toute rose et blonde sous son voile d’infirmière que Quilleuf, depuis le départ, voulait l’obliger à retirer « à cause de la canicule ».

Jacques souriait à toutes ces mains tendues, heureux – plus heureux même qu’il n’eût cru – de retrouver, brusquement, dans cette brasserie belge, l’atmosphère chaleureuse des réunions genevoises.

– « Hé bé », dit Quilleuf, qui croyait que Jacques arrivait de France, « ils te l’ont donc acquittée, ta Mme Caillaux ?… Qu’est-ce que tu bois ? Toi aussi, de leur bière ? » (Lui, il méprisait cette « bibine des gensses du Nord », et restait fidèle à son vermouth sec.)

La gaieté bruyante de Quilleuf traduisait bien l’optimisme à peu près général qui régnait encore ces jours derniers, à Genève : les discussions de la Parlote, où la présence de Meynestrel s’était faite plus rare, ne quittaient guère le plan de la mystique internationale ; et les diverses manifestations du pacifisme européen y étaient enregistrées avec un enthousiasme que ne parvenaient pas à ébranler les nouvelles les moins rassurantes. La venue du groupe à Bruxelles, ses premiers contacts avec les autres délégations européennes, la présence des chefs officiels, cette coalition solennelle contre la guerre, c’était, pour la plupart d’entre eux, autant de témoignages d’une solidarité internationale agissante et assurée de la victoire. Les dépêches du matin leur avaient bien annoncé la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, et même le bombardement de Belgrade, commencé depuis la nuit dernière ; mais ils s’étaient aisément laissé persuader, d’après les informations d’une note autrichienne, que seule la citadelle avait essuyé quelques obus, et que ce bombardement était sans importance réelle : une manière d’avertissement, de démonstration symbolique, plutôt que le prélude des hostilités.

Périnet fit asseoir Jacques auprès de lui. Il avait passé la matinée au bar de l’ Atlantic, siège de la délégation française, et il en rapportait l’écho des dernières nouvelles de Paris. Il racontait que, la veille, le groupe socialiste de la Chambre, conduit par Jaurès et Jules Guesde, avait eu, au Quai d’Orsay, un long entretien avec le ministre intérimaire. À la suite de cette visite, les députés du Parti avaient rédigé une déclaration publique, dans laquelle ils proclamaient fermement que : la France seule peut disposer de la France ; et que, en aucun cas, le pays ne pouvait être jeté dans un formidable conflit, par l’interprétation plus ou moins arbitraire des traités secrets ; aussi exigeaient-ils, dans le plus bref délai, une convocation de la Chambre, malgré les vacances du Parlement. Le socialisme français se préparait donc à porter la lutte sur le terrain parlementaire : Périnet avait été favorablement impressionné par l’entrain, le calme, l’espoir inaltérable de la délégation. Jaurès, plus que tout autre, manifestait une confiance opiniâtre. On citait avec orgueil ses mots récents. On l’avait entendu dire à Vandervelde : « Vous verrez, ce sera comme pour Agadir. Il y aura des hauts et des bas, mais les choses ne peuvent pas ne pas s’arranger. » Et l’on racontait aussi, comme une preuve piquante de son optimisme, que le Patron, ayant une heure libre après son déjeuner, était tranquillement allé la passer devant les Van Eyck du musée.

– « Je l’ai vu », disait Périnet, « et je vous assure qu’il n’a pas l’aspect d’un homme découragé ! Il a passé tout à côté de moi, avec sa lourde serviette qui lui remontait l’épaule, son canotier, sa jaquette noire… Il aura toujours l’air d’un professeur qui va faire sa classe… Il donnait le bras à un type que je ne connaissais pas. On m’a dit, après, que c’était Haase, l’Allemand… Et, vous allez voir… Juste au moment où ils longeaient ma table, voilà que l’Allemand s’est arrêté, et j’ai entendu qu’il disait, en français, avec un mauvais accent : “Le Kaiser ne veut pas la guerre. Il ne la veut pas. Il a trop peur des conséquences !” Alors, Jaurès a tourné la tête, et, l’œil vif, le sourire aux lèvres, il lui a répondu : “ Eh bien, faites seulement que le Kaiser agisse avec énergie sur les Autrichiens. Nous, en France, nous saurons bien forcer notre gouvernement à agir sur les Russes !” Juste devant ma table… Je les ai entendus, tous les deux, comme vous m’entendez là. »

– « Agir sur les Russes… Il ne serait que temps ! » murmura Richardley.

Jacques croisa son regard, et il eut le sentiment que Richardley – qui, en cela, reflétait sans doute l’état d’esprit de Meynestrel – était fort loin de partager l’optimisme général. Impression que Richardley confirma aussitôt, car, se penchant vers Jacques, il ajouta, d’un ton interrogatif, à voix basse :

– « C’est presque à se demander si la France, si ceux qui dirigent la France – en acceptant que la Russie mobilise, en acceptant que la Russie réponde à la provocation autrichienne par une autre provocation, et à l’ultimatum allemand par une fin de non-recevoir – n’ont pas déjà, implicitement, accepté la guerre ! »

– « . La mobilisation russe n’est que partielle », spécifia Jacques, sans grande conviction.

– « Mobilisation partielle ? Quelle différence avec une mobilisation générale, provisoirement déguisée ? »

La voix de Mithœrg, qui était assis sur la banquette du fond, près de Charchowsky et de Richardley, s’éleva, violente :

– « La Russie ? Elle mobilise, soyez sûrs ! La Russie, elle est dans les mains du Militarismus tsariste ! Tous les gouvernements de l’Europe, à ce jour, ils sont pareillement prisonniers des forces de réaction ! prisonniers aussi d’un régime, d’un système, qui, par son être même, a besoin de guerres ! Voilà, mon Camm’rad ! La libération des Slaves ? Prétexte ! Le tsarisme, il n’a pas rien fait d’autre que l’opprimation des Slaves ! En Pologne, il les a écrasés ! En Bulgarie, il a fait semblant de les rendre libres, pour mieux les tenir dans l’opprimation ! La vérité, c’est la vieille bataille, qui voudrait recommencer entre le Militarismus russe et le Militarismus de l’Œsterreich ! »

À la table voisine, Boissonis, Quilleuf, Paterson et Saffrio, ergotaient à perte de vue sur les desseins de plus en plus impénétrables du gouvernement de Berlin. Pourquoi le Kaiser, qui multipliait les protestations pacifiques, s’obstinait-il à refuser sa médiation, alors qu’un conseil un peu ferme eût suffi pour décider François-Joseph à se contenter d’un succès diplomatique d’ores et déjà éclatant ? L’Allemagne n’avait aucun intérêt à ce que la Serbie fût envahie par les troupes autrichiennes. Pourquoi faire courir à l’Allemagne, à l’Europe, un pareil risque, si, comme l’affirmaient les social-démocrates, Berlin ne voulait pas la guerre ?… Paterson fit remarquer que l’attitude de la Grande-Bretagne n’était, d’ailleurs, pas plus facile à déterminer.

– « Toute l’attention européenne va se tourner vers l’Angleterre », dit sentencieusement Boissonis. « Du fait de la déclaration de guerre autrichienne qui rompt la conversation bilatérale entre Vienne et Pétersbourg, les négociations ne peuvent plus se poursuivre que par l’entremise de Londres. Le rôle arbitral des Anglais prend donc un surcroît d’importance. »

Paterson, qui, dès son arrivée à Bruxelles, avait couru voir ses compatriotes socialistes, affirma que, dans la délégation anglaise, on s’inquiétait grandement d’un bruit qui circulait au Foreign Office : dans l’entourage de Grey, des personnalités influentes, effrayées à l’idée que les protestations de neutralité pouvaient indirectement favoriser les plans belliqueux des Empires centraux, poussaient, disait-on, le ministre à prendre enfin parti ; ou, du moins, à avertir l’Allemagne que, si, dans l’éventualité d’un conflit austro-russe, la neutralité anglaise ne faisait pas question, il ne pouvait pas en être de même dans l’hypothèse d’une guerre franco-allemande. Les socialistes anglais, fidèles à la neutralité, craignaient que Grey ne cédât à cette pression ; et d’autant plus que, aujourd’hui, une déclaration en ce sens n’eût pas rencontré dans l’opinion publique anglaise la même réprobation que la semaine précédente : en effet, la rigueur inouïe de l’ultimatum, et l’obstination de l’Autriche à attaquer la Serbie, avaient, outre-Manche, soulevé contre Vienne l’indignation générale.

Jacques, fatigué de son voyage, suivait tous ces débats d’une oreille un peu lasse. Le plaisir qu’il avait eu à retrouver ces visages amis se dissipait plus vite qu’il n’eût voulu.

Il se leva pour s’approcher de la table où le petit Vanheede, Zelawsky et Skada conversaient à mi-voix.

– « Aujourd’hui », murmurait l’albinos, de sa voix flûtée, « on vit côte à côte, chacun pour soi, sans charité… C’est dans cette chose-là qu’il faut changer, Sergueï… Dans le cœur des hommes, d’abord… La fraternité, ça est une chose qui ne se fait pas du dehors avec des lois… » Il sourit, un instant, à des anges invisibles, et poursuivit : « Sans ça, réaliser un système socialiste, oui, tu peux. Mais réaliser le socialisme, ça, non : tu n’auras même pas commencé ! »

Il n’avait pas vu Jacques venir près d’eux. Il l’aperçut soudain, rougit, et se tut.

Skada avait posé, contre sa chope de bière, quelques volumes débrochés. (Ses poches étaient toujours gonflées de périodiques, de livres.) Jacques, distraitement, regarda les titres : Épictète… Œuvres de Bakounine, tome IV… Élisée Reclus : l’Anarchie et l’Église…

Skada se pencha vers Zelawsky. Derrière les lentilles de ses lunettes, épaisses d’un demi-centimètre, ses yeux globuleux, démesurément grossis, saillaient comme des œufs pochés.

– « Moi, je n’ai aucune, aucune impatience », expliquait-il suavement, en ratissant de ses ongles, avec une régularité de maniaque, ses cheveux crépus et ras. « Ze n’est pas pour moi que je veux la révolution. Dans vingt, dans trente années, dans cinquante peut-être, elle sera ! Je le sais ! Et zela, c’est tout ce que j’ai besoin, pour moi vivre, pour moi agir… »

Au fond, Richardley avait repris la parole. Jacques dressa l’oreille. À travers les affirmations prophétiques de Richardley, il cherchait la pensée du Pilote :

– « La guerre forcerait les États à résorber leur passif dans la dévaluation. Elle précipiterait leur banqueroute. Elle appauvrirait du même coup les petits épargnants. Elle provoquerait, très vite, la misère générale. Elle ameuterait contre le système capitaliste un tas de victimes nouvelles, qui viendraient à nous. Elle éliminerait au-to-ma-ti-que-ment… »

Mithœrg l’interrompit. Boissonis, Quilleuf, Périnet, tous se mirent à parler en même temps.

Jacques cessa d’écouter. « Est-ce moi qui ai changé ? » se demanda-t-il. « Est-ce eux ?… » Il analysait mal la cause de son malaise. « Cette menace de guerre a surpris notre groupe… l’a disloqué… Chacun a réagi, à sa façon, selon son tempérament… Un besoin d’action, oui : général, violent, mais qu’aucun de nous n’arrive à satisfaire… Notre groupe est resté isolé, excentrique, sans cadres, sans discipline… À qui la faute ? À Meynestrel, peut-être… Meynestrel m’attend », se dit-il, en regardant l’heure.

Il s’approcha d’Alfreda, assise à côté de Paterson :

– « Quel tram puis-je prendre pour aller à ton hôtel ? »

– « Viens », dit Paterson, en se levant. « Nous allons te conduire un peu, Freda et moi. »

Il avait justement rendez-vous avec un socialiste anglais, ami de Keir-Hardie. Il prit le bras de Jacques et, suivi d’Alfreda, l’entraîna hors de la Taverne. Il semblait fort excité. L’ami de Keir-Hardie, journaliste à Londres, lui avait parlé d’une enquête à faire en Irlande, pour un des journaux du Parti. Si l’affaire se décidait, Pat’ s’embarquerait, le lendemain, dès l’aube, pour l’Angleterre. Cette perspective le bouleversait : depuis cinq ans qu’il était sur le continent, il n’avait jamais retraversé le Channel !

Le soleil tapait dru ; le pavé était brûlant. Aucun souffle n’allégeait la torpeur qui pesait sur la ville. Sans veste, avec sa pipe, sa petite casquette, sa chemise ouverte sur son cou blanc, ses longues jambes dans un vieux pantalon de flanelle, Paterson avait plus que jamais l’allure d’un étudiant d’Oxford en voyage.

Alfreda marchait auprès d’eux. Sa robe de cotonnade bleue, délavée, avait pris le ton délicat des fleurs du lin. Avec sa frange noire, son petit nez froncé, ses grands yeux de poupée, son air sage, ses bras ballants, on l’eût prise pour une gamine. Elle écoutait, sans rien dire, selon son habitude. Cependant, avec un léger frémissement de la voix, elle demanda :

– « Si tu pars, quand reviendras-tu à Genève ? »

Le visage de l’Anglais s’assombrit :

– « J’ignore. »

Elle parut hésiter, leva son regard sur lui, et baissant aussitôt les paupières d’un mouvement rapide qui fit palpiter sur ses joues l’ombre des cils, elle murmura :

– « Reviendras-tu, Pat’ ? »

– « Oui », fit-il avec vivacité. Quittant le bras de Jacques, il s’approcha de la jeune femme, et lui posa familièrement sa grande main sur l’épaule : « Oui, chère… In-du-bi-ta-ble-ment ! »

Ils firent un bout de chemin sans parler.

Paterson avait sorti sa pipe de sa bouche, et, tout en marchant, renversant un peu la tête, il examinait Jacques fixement, comme on regarde un objet :

– « Je pense à ton portrait, Thibault… Deux séances encore… deux petites séances, et je l’aurais fini… Il y a un damné méchant sort sur cette toile, cher ! »

Il éclata de son rire juvénile. Puis, comme ils traversaient un carrefour, il se tourna vers Jacques, et, gaminement, lui désigna une petite maison basse au coin d’une ruelle :

– « Regarde bien : voilà où habite le jeune William Stanley Paterson. Mon b ed-room est grande. Si tu veux, cher, pour un paquet de tabac, je t’en offrirai la moitié. »

Jacques n’avait pas encore retenu de chambre. Il sourit :

– « J’accepte. »

– « C’est au premier, la fenêtre ouverte… Chambre 2. Tu te rappelleras ? »

Alfreda, immobile, les yeux levés, regardait la fenêtre de Paterson.

– « Maintenant, il faut se quitter », dit l’Anglais à Jacques. « Tu vois la gare ? La rue du Pilote est juste derrière. »

– « Tu me conduis ? » demanda Jacques à la jeune femme, croyant qu’elle rentrait chez elle avec lui.

Elle tressaillit et le regarda. Ses pupilles étaient dilatées, comme emplies d’une hésitation pathétique.

Il y eut une seconde de silence.

– « Non. Maintenant, tu vas seul », fit nonchalamment l’Anglais. « Adieu, cher. »

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