LI

Durant ces deux dernières semaines, Meynestrel avait répété « Guerre à la guerre ! » avec autant de fougue que ses camarades du Local. Mais rien n’avait ébranlé sa conviction que toutes les actions entreprises contre la guerre par l’Internationale ne parviendraient pas à l’empêcher. « Il faut la guerre pour créer enfin une situation vraiment révolutionnaire », disait-il à Alfreda. « Personne – bien entendu ! – ne peut dire si la révolution sortira de cette situation-ci, ou d’une guerre suivante, ou d’une crise d’un autre ordre. Ça dépend d’un tas de choses… Ça dépend beaucoup du fait “premières victoires”. Qui l’emportera d’abord ? Les Germaniques, ou les Franco-Russes ? Imprévisible… Pour nous, la question n’est pas là. Pour nous, la tactique du moment, c’est d’agir comme si nous étions sûrs de pouvoir transformer bientôt leur guerre impérialiste en révolution prolétarienne… Aggraver, par tous les moyens, la situation pré-révolutionnaire actuelle. C’est-à-dire : unifier les efforts de toutes les bonnes volontés pacifistes d’où qu’elles viennent ; et favoriser, par tous les moyens, l’agitation ! Susciter le plus de troubles possible ! Gêner, au maximum, les projets des gouvernements ! » Il pensait à part lui : « À condition, toutefois, de ne pas dépasser le but ; d’éviter toute manœuvre trop efficace, qui risquerait de retarder la guerre… »

À son arrivée à Bruxelles, il s’était logé, exprès, loin de la Taverne. Il habitait derrière la gare du Midi, dans une petite maison au fond d’une cour.

Après avoir passé deux heures seul, dans sa chambre, tête à tête avec les documents Stolbach, il ne doutait plus de la complicité des deux états-majors germaniques : les preuves étaient là, irréfutables !… Le butin rapporté par Jacques se composait presque exclusivement des notes prises au jour le jour, par Stolbach, pendant les conversations que le colonel avait eues, à Berlin, avec les chefs de l’état-major et le ministre de la Guerre ; notes qui lui avaient sans doute servi à rédiger les messages qu’il envoyait à Vienne, après chaque entretien. Non seulement ces notes éclairaient d’une lumière crue l’état actuel des pourparlers entre les deux états-majors, mais, par de nombreuses allusions au passé immédiat, elles précisaient l’historique des négociations entre Vienne et Berlin, au cours des semaines précédentes. L’intérêt de ces révélations rétrospectives était considérable : elles confirmaient pour Meynestrel les soupçons que le socialiste viennois Hosmer avait chargé Bœhm et Jacques de lui communiquer, à Genève le 12 juillet ; et elles lui permettaient de reconstituer toute la succession des faits.

Quelques jours à peine après l’attentat de Sarajevo Berchtold et Hötzendorf avaient tout mis en œuvre pour décider leur vieil empereur à profiter des circonstances, à mobiliser immédiatement, et à écraser la Serbie par les armes. Mais François-Joseph s’était montré rétif : il objectait qu’une action militaire autrichienne se heurterait au veto du Kaiser. (« Ah ! ah ! » s’était dit Meynestrel, « ce qui prouve, entre parenthèses, qu’il envisageait déjà très nettement le risque d’une intervention russe et le danger d’une guerre générale !… ») Pour vaincre la résistance de son souverain, Berchtold avait eu alors l’idée audacieuse de dépêcher aussitôt à Berlin son propre chef de cabinet, Alexandre Hoyos, avec mission d’obtenir le consentement de l’Allemagne. Comme on devait s’y attendre, Hoyos s’était d’abord heurté au refus du Kaiser et du Chancelier ; lesquels, en effet, craignant les réactions de la Russie, ne se souciaient nullement de se laisser entraîner par l’Autriche dans une guerre européenne. C’est alors que le parti militaire prussien était entré en scène. Hoyos avait trouvé en lui un auxiliaire tout préparé et très puissant. L’état-major allemand, depuis février 1913, n’ignorait rien du péril slave, ni des machinations qui se tramaient, entre la Serbie et la Russie, contre l’Autriche, – et, par conséquent, contre l’Allemagne. Il soupçonnait même Pétersbourg d’avoir pris, avec la complicité de Belgrade, une part plus ou moins indirecte au meurtre de Sarajevo. Mais les généraux allemands professaient comme un axiome que la Russie ne pouvait, en aucun cas, accepter l’éventualité d’une guerre immédiate, et qu’elle ne se laisserait entraîner dans aucune aventure avant au moins deux ans – avant que ses armements fussent terminés. Poussés par Hoyos, les chefs de l’armée allemande étaient donc parvenus à convaincre Guillaume II et Bethmann que, en l’état actuel de l’Europe, le risque de voir l’intransigeance de la Russie déclencher un conflit général, était assez faible ; et que le prestige germanique avait là une occasion inespérée de s’affirmer avec éclat. Si bien que Hoyos avait pu obtenir carte blanche pour l’Autriche, et rapporter à Vienne la promesse que l’Allemagne soutiendrait sans défaillance son alliée, dans toutes ses revendications. Ce qui expliquait enfin l’incompréhensible politique autrichienne de ces dernières semaines. Et ce qui prouvait, en outre, que, dès ce moment-là, le Kaiser et son entourage avaient plus ou moins vaguement admis, sinon la probabilité, du moins la possibilité d’une guerre générale.

« Heureusement que je suis seul à mettre le nez là-dedans », se dit aussitôt Meynestrel. « Dire que j’ai failli amener Jacques et Richardley pour m’aider ! »

Il était debout, penché sur le lit où, faute de place, il avait étalé les documents en petits paquets sommairement classés. Il prit les notes qu’il avait posées à sa droite, et qui, toutes, se référaient plus ou moins au passé, aux événements du début de juillet, – et il les mit dans une enveloppe qu’il cacheta, après l’avoir chiffrée : n° 1.

Puis il approcha une chaise, et s’assit.

« Revoyons un peu tout ça », se dit-il, en attirant vers lui les notes qu’il avait empilées à sa gauche. « Tout ça, c’est la mission de l’ami Stolbach… Ce paquet-ci, plan de campagne autrichien : stratégie, détails techniques. Pas du tout de mon ressort. À mettre sous enveloppe n° 2… Bien… Ce qui m’intéresse, c’est le reste… Les notes sont datées. Il est donc facile de reconstituer la suite des conversations… But de la mission ? En gros : activer la mobilisation allemande… Voici les premiers feuillets… Dès son arrivée à Berlin, rencontre avec de Moltke… Et cætera… Le colonel insiste pour que l’état-major allemand hâte ses préparatifs militaires… Mais on lui répond : “Impossible ! le Chancelier s’y oppose, et il est soutenu par le Kaiser !” Tiens ! Pourquoi cette opposition de Bethmann !… Il déclare : “Trop tôt !” Voyons un peu ses raisons… Primo : raisons de politique intérieure : il fulmine contre les manifestations populaires, les attaques du Vorwärts, et cætera… Ah ! ah ! Il est très embêté, au fond, par la résistance de la social-démocratie !… Secundo : raisons de politique extérieure ; d’abord, assurer à l’Allemagne l’approbation des neutres, principalement des Anglais… Ensuite, attendre que la menace russe s’accentue ; parce que, le jour où le gouvernement impérial aura devant lui “une Russie manifestement agressive”, il pourra convaincre à la fois les socialistes allemands et l’Europe, que l’Allemagne se trouve “en cas de légitime défense”, et qu’elle est entraînée malgré elle à mobiliser “par prudence”… Bien entendu ! Logique parfaite !… Quelle va être la tactique de Stolbach et des généraux allemands pour forcer la main au camarade Bethmann ?… Toutes ces notes-ci font très bien voir comment est née leur combine… Il s’agit donc d’obliger, sans délai, la Russie à commettre envers l’Allemagne “un acte qui puisse être tenu pour hostile…” “L’obliger, par exemple, à mobiliser”, suggère Stolbach, le 25 au soir. Vieille ficelle !… À quoi on lui répond : “En effet. Pour ça, un bon moyen, un seul, et qui dépend de l’Autriche : la mobilisation autrichienne…” Ils ne sont pas si bêtes qu’on croit, ces généraux ! Ils ont bien compris que, si François-Joseph décrétait la mobilisation de toute son armée – (ce qui, note ici Stolbach, “ne serait plus seulement une menace contre la petite Serbie, mais une menace formelle contre la grande Russie”) – le tsar serait fatalement amené à répondre par sa mobilisation générale. Et devant une mobilisation générale russe, le Kaiser ne pourrait plus refuser son décret de mobilisation. Et le Chancelier n’aurait plus rien à dire : car, une mobilisation allemande, directement motivée par la menace précise d’une invasion russe, pourrait être imposée à tout le monde ; à l’extérieur, comme à l’intérieur ; à l’opinion européenne, comme à l’opinion allemande, déjà fort montée contre les Russes ; et imposée aussi aux social-démocrates… Et, ça, c’est très juste. Les Sudekum et consorts nous rebattent assez les oreilles, à tous les congrès, avec leur péril russe ! Bebel lui-même ! Dès 1900, il déclarait déjà que devant une menace russe il prendrait son fusil !… Les socialistes se trouveraient, cette fois, pris au mot. Pris au piège !… À leur propre piège ! Impossible pour eux, – social-démocratiquement impossible ! – de ne pas collaborer avec leur gouvernement, quand celui-ci s’apprête à défendre le prolétariat allemand contre l’impérialisme cosaque !… Bien joué ! À bientôt donc la mobilisation générale autrichienne !… Et voilà pourquoi, dès le surlendemain de son arrivée à Berlin, l’ami Stolbach multiplie ses dépêches à Hötzendorf pour que l’Autriche s’oriente carrément vers la mobilisation générale... Bravo ! Un machiavélique traquenard que les généraux de Berlin tendent à la Russie, par l’entremise de l’Autriche ! Et pendant ce temps-là, le Kaiser et son Chancelier fument tranquillement leurs cigares, sans se douter du coup ! »

D’un geste qui lui était habituel, Meynestrel pinça son visage entre le pouce et l’index, à la hauteur des tempes, et fit prestement glisser ses doigts le long des joues, jusqu’à la pointe effilée de la barbe.

« Parfait, parfait… On y va tout droit ! Et bon train ! »

Il ramassa rapidement les notes éparses sur la couverture, les enfouit dans une troisième enveloppe, et répéta, à mi-voix :

– « Heureusement que je suis seul à avoir mis le nez là-dedans ! »

Il s’appuya au dossier de sa chaise, croisa les bras, et demeura quelques minutes immobile.

Ces documents apportaient évidemment un « fait nouveau », d’une importance incalculable. Les social-démocrates allemands, à quelques exceptions près, ne soupçonnaient pas cette complicité entre Vienne et Berlin. Les plus acharnés détracteurs du régime impérial se refusaient à penser que celui-ci aurait la sottise de risquer la paix du monde et l’avenir de l’Empire, pour défendre le prestige de l’Autriche ; et ils acceptaient donc les affirmations officielles : ils croyaient que la Wilhelmstrasse avait été « surprise » par l’ultimatum autrichien ; qu’elle n’en avait connu d’avance ni la teneur exacte ni même le caractère agressif ; et que l’Allemagne, de bonne foi, cherchait à s’entremettre entre l’Autriche et ses adversaires. Les plus avertis flairaient bien la possibilité d’une certaine entente entre les états-majors de Vienne et de Berlin. (Haase, le délégué allemand à Bruxelles, que Meynestrel avait rencontré dans la matinée, lui avait raconté la démarche faite par lui, dimanche auprès du gouvernement, pour rappeler solennellement, au nom du Parti, que l’alliance germano-autrichienne était strictement défensive ; et il se montrait vaguement inquiet de cette réponse qu’on lui avait faite : « Mais si la Russie prenait l’initiative d’un acte hostile envers notre alliée ? » Cependant, jusqu’ici, Haase lui-même était fort loin de supposer que la mobilisation générale autrichienne était destinée à jouer le rôle d’un hameçon bien amorcé, que le parti militaire allemand voulait jeter à la Russie !) Cette preuve irréfutable de la complicité, révélée par les notes de Stolbach, pouvait donc devenir, si elle tombait entre les mains des chefs social-démocrates, un engin terrible dans leur lutte contre la guerre. Ils tourneraient aussitôt contre leur gouvernement la violence des attaques qu’ils avaient jusqu’alors réservées au gouvernement de Vienne.

« Un engin d’une telle force explosive », se disait Meynestrel, « que, ma foi, si on l’utilisait bien, l’effet pourrait dépasser toutes prévisions… Oui : on peut tout supposer – même, à la rigueur, un avortement de la guerre !… »

Pendant quelques secondes, il s’imagina le Kaiser et le Chancelier, menacés de voir cette preuve étalée au grand jour – ou pris à partie dans une virulente campagne de presse, qui risquait de retourner contre le gouvernement de l’Allemagne, non seulement le peuple allemand, mais l’opinion mondiale, – et placés devant ce dilemme : ou bien procéder à l’arrestation de tous les chefs socialistes, et déclarer ainsi ouvertement la guerre à tout le prolétariat allemand, à l’Internationale européenne (conjecture à peine concevable) ; ou bien capituler devant la menace des socialistes, et faire hâtivement machine en arrière, en refusant à l’Autriche le concours promis à Hoyos. Alors ? Alors, privée de l’appui allemand, l’Autriche n’oserait sans doute plus persévérer dans ses projets belliqueux, et devrait se contenter d’un marchandage diplomatique… Tous les plans capitalistes de guerre pourraient donc se trouver renversés.

– « C’est à voir ! » murmura-t-il.

Il se leva, fit quelques pas dans la chambre, but un verre d’eau, et revint se rasseoir devant les documents :

« Et maintenant, Pilote, pas d’erreur de tactique !… Deux solutions : faire éclater l’engin, ou bien le cacher, le garder pour plus tard… Première hypothèse : je remets ces paperasses aux mains d’un Liebknecht, par exemple ; et le scandale éclate. Là, deux cas à considérer : le scandale n’empêche pas la guerre, ou bien il l’empêche. – Supposons qu’il ne l’empêche pas, ce qui est probable ; quels avantages ? Évidemment, le prolétariat partirait à la guerre avec la certitude d’avoir été trompé… Bonne propagande pour la guerre civile… Oui, mais le vent souffle en sens opposé : il y a déjà partout “mentalité de guerre”. C’est très frappant, ici, à Bruxelles… Savoir même, si, aujourd’hui, tous les chefs de la social-démo accepteraient de faire éclater l’engin ? Pas sûr… Admettons cependant qu’ils publient les documents dans le Vorwärts. Le journal serait saisi ; le gouvernement démentirait effrontément ; et l’état d’esprit est déjà tel, en Allemagne, que ses démentis auraient sans doute plus de poids que nos accusations… Supposons, maintenant, contre toute vraisemblance, que Liebknecht, en jouant de l’indignation du peuple et de la réprobation universelle, fasse reculer le Kaiser, et parvienne à empêcher la guerre. Évidemment, la force de l’Internationale et la conscience révolutionnaire des masses se trouveraient accrues… Oui, mais… Mais, empêcher la guerre ? Notre meilleur atout !… »

Il resta quelques secondes, les traits figés, en arrêt devant la gravité de la responsabilité à prendre.

– « Pas de ça ! » fit-il à mi-voix. « Pas de ça !… N’y aurait-il qu’une chance sur cent de pouvoir empêcher la guerre, il ne faut pas la courir ! »

Quelques secondes encore, il réfléchit intensément.

« Non, non… De quelque côté qu’on retourne le problème… Actuellement, la seule solution : subtiliser l’engin… »

Il se pencha, et, d’un geste décidé, tira une mallette de sous le lit :

« Enfermer tout ça. N’en parler à personne… Attendre l’heure ! »

L’heure qu’il prévoyait, c’était celle où, fatalement, la démoralisation commencerait à travailler les masses mobilisées, et où, pour hâter cette démoralisation, pour l’envenimer, il ne serait pas négligeable de pouvoir frapper un grand coup, en divulguant cette preuve décisive de la machination des gouvernements.

Il eut un bref sourire, un sourire de possédé :

« À quoi tiennent les choses ? La guerre, la révolution, dépendent peut-être, dans une certaine mesure, des trois enveloppes que j’ai là ! »

Il les avait prises dans sa main, et les soupesait machinalement.

Quelqu’un frappa à la porte.

– « C’est toi, Freda ? »

– « Non. Thibault. »

– « Ah ! »

Il rangea vivement les enveloppes dans la mallette et la ferma à clef avant d’aller ouvrir.

D’instinct, le premier mouvement de Jacques fut de jeter, sur le désordre de la pièce, un coup d’œil circulaire, à la recherche des papiers.

– « Freda n’est pas revenue avec toi ? » demanda Meynestrel, cédant à un mouvement de contrariété, presque d’angoisse, qu’il refoula aussitôt. « Je ne t’offre pas de t’asseoir », reprit-il plaisamment, désignant d’un geste le fouillis des vêtements féminins qui encombraient les deux chaises de la chambre. « D’ailleurs, j’allais sortir. Je voudrais voir un peu ce qu’ils font à la Maison du Peuple… »

– « Et… ces papiers ? » demanda Jacques.

Tout en parlant, le Pilote avait poussé la mallette sous le lit.

– « Je crois bien que Trauttenbach a complètement perdu sa peine », dit-il calmement. « Et toi aussi… »

– « Vrai ? »

Jacques était plus stupéfait encore que consterné. L’idée que ces papiers pussent être sans intérêt ne l’avait jamais effleuré. Il hésitait à questionner davantage. Il hasarda cependant :

– « Qu’est-ce que vous en avez fait ? »

Du pied, Meynestrel indiqua la mallette.

– « Je croyais que vous aviez l’intention de communiquer tout ça, ce soir, au Bureau… À Vandervelde, à Jaurès… ? »

Le Pilote sourit lentement : un sourire froid, des yeux plus que des lèvres ; et, dans son visage au teint de mort, le sourire de ce regard était à la fois si lucide et si peu humain, que Jacques baissa les yeux.

– « À Jaurès ? À Vandervelde ? » fit Meynestrel, de sa voix de fausset. « Ils n’y trouveraient même pas de quoi faire un discours de plus ! » Devant l’attitude désappointée de Jacques, quittant le ton sarcastique, il ajouta : « J’éplucherai, bien entendu, toutes ces notes de plus près, à Genève. Mais, à première vue, non, rien : des détails stratégiques, des énumérations d’effectifs… Rien qui, pour l’instant, puisse servir. »

Il avait remis sa veste, et pris son chapeau :

– « Viens-tu avec moi ? Nous irons doucement, en causant… Quelle chaleur ! Bruxelles, en juillet, je m’en souviendrai !… Où peut être Alfreda ? Elle m’avait dit qu’elle viendrait me prendre… Passe, je te suis. »

Pendant tout le trajet, il interrogea Jacques sur son séjour à Paris, et ne souffla plus mot des documents.

Il traînait la patte, plus que de coutume. Il s’en excusa, avec brusquerie. Pendant l’été, surtout après une période de fatigue, les muscles de sa jambe le faisaient parfois souffrir comme au lendemain de son accident d’aviation.

– « Ça fait “invalide de guerre” », remarqua-t-il, avec un rire bref. « Ça sera très bien porté, dans quelque temps… »

Au seuil de la Maison du Peuple, comme Jacques allait s’éloigner, il lui toucha brusquement le bras :

– « Et toi ? Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? »

– « Ce qu’il y a ? »

– « Je te trouve changé. Je ne sais comment dire… Très changé. »

Il le dévisageait, de son regard dur, noir, clairvoyant.

Le souvenir de Jenny flotta, quelques secondes, devant les yeux de Jacques. Il avait rougi. Il répugnait à mentir, autant qu’à s’expliquer. Il sourit mystérieusement, et détourna la tête.

– « À tout à l’heure », dit le Pilote, sans insister. « J’irai dîner avec Freda à la Taverne, avant le meeting. Nous te garderons une place près de nous. »

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