LII

Dès huit heures, non seulement les cinq mille places assises du Cirque Royal étaient toutes occupées mais les travées étaient pleines de manifestants debout, et, dehors, dans les rues étroites qui enserraient le Cirque, était massée une foule grouillante, que des militants enthousiastes évaluaient déjà à cinq ou six mille personnes.

Jacques et ses amis eurent grand-peine à se frayer un passage, et à pénétrer dans la salle.

Les « officiels », retenus à la Maison du Peuple, où continuait à siéger le Bureau international, n’étaient pas arrivés. Le bruit courait que la séance était mouvementée, qu’elle se prolongerait sans doute assez tard. Keir-Hardie et Vaillant s’acharnaient à obtenir de tous les délégués présents l’adhésion au principe de la grève générale préventive, et l’engagement formel, au nom de leurs partis, de travailler activement, dans leurs pays respectifs, à la préparation de cette grève, pour que l’Internationale pût, en cas de guerre, faire obstacle aux projets belliqueux des gouvernements. Jaurès avait soutenu avec énergie cette proposition, et la discussion se poursuivait, âprement, depuis le matin. Deux thèses s’affrontaient, toujours les mêmes. Les uns admettaient bien le principe de la grève dans le cas d’une guerre offensive ; mais, dans le cas d’une guerre défensive, – un pays paralysé par la grève, étant voué fatalement à l’invasion de l’agresseur, – ils soutenaient qu’un peuple attaqué a le droit, et le devoir, de se défendre par les armes. La plupart des Allemands, beaucoup de Belges, de Français, pensaient ainsi, et se bornaient à chercher une définition claire, incontestable, de l’État agresseur. Les autres, s’appuvant sur l’histoire, et tirant un argument persuasif des échos tendancieux parus ces jours derniers dans la presse française, allemande ou russe, dénonçaient le mythe des guerres de légitime défense : « Un gouvernement », disaient-ils, « résolu à entraîner son peuple dans la guerre, trouve toujours un subterfuge pour être attaqué, ou pour le paraître ; si l’on veut déjouer cette manœuvre, il est donc indispensable que le principe de la grève préventive soit proclamé à l’avance, de façon que la réponse à toute menace de guerre soit automatique ; il est indispensable que ce principe soit admis, dès maintenant, à l’unanimité et sans échappatoire possible, par les chefs socialistes de tous les pays, afin que cette résistance collective – la seule efficace, la résistance par la cessation générale du travail, – puisse être, à l’heure du péril, déclenchée partout à la fois, et simultanément. » On ignorait encore les résultats de ce débat, où se décidait peut-être le sort prochain de l’Europe.

Jacques sentit que quelqu’un lui poussait le coude. C’était Saffrio, qui l’avait aperçu et s’était glissé jusqu’à lui.

– « Je voudrais te parler de la bellissime lettre que Palazzolo a reçue de Mussolini », dit-il en tirant plusieurs feuillets pliés, qu’il gardait précieusement entre sa chemise et sa poitrine. « J’ai recopié le meilleur… Et Richardley l’a traduit en bon style, pour le Fanal. Tu vas voir… »

Le brouhaha était si intense que Jacques dut approcher son oreille tout près des lèvres de Saffrio.

– « Écoute… D’abord ça : “Par la guerre, la bourgeoisie met le prolétariat en face de ce choix tragique : ou bien se rebeller ; ou bien prendre part à la boucherie. La rébellion, elle est vite noyée dans le sang ; et la boucherie, elle se protège derrière de grands mots, comme le Devoir, la Patrie…” Tu écoutes ?… Benito écrit encore : “La guerre entre nations est la plus sanguinaire forme de la collaboration de classes. La bourgeoisie est contente quand elle peut écraser le prolétariat sur l’autel de la Patrie !…” Et aussi : “L’Internationale, c’est l’aboutissement inévitable des événements futurs…” Oui », fit-il d’une voix vibrante. « Il dit bien ! L’Internazionale, c’est le but ! Et tu vois : l’Internazionale, elle est déjà assez forte pour sauver les peuples ! Tu vois, ce soir, ici ! L’union des prolétariats, c’est la paix du monde ! »

Il se redressa. Ses yeux brillaient. Il continuait à parler ; mais le vacarme grandissant empêchait Jacques de comprendre ses paroles.

Car la foule, tassée dans cette atmosphère étouffante, commençait à s’impatienter. Pour l’occuper, les militants belges eurent l’idée d’entonner leur chant : Prolétaires, unissez-vous, que bientôt tout le monde reprit à l’unisson. D’abord hésitante, chaque voix, prenant appui sur sa voisine, s’affermit ; et pas seulement chaque voix : chaque cœur. Ce chant créait un lien, devenait un symbole sonore, concret, de solidarité.

Lorsque les délégués, tant attendus, apparurent enfin au fond du Cirque, la salle entière se leva, et une clameur retentit ; une clameur joyeuse, familière, confiante. Et spontanément, sans qu’aucun mot d’ordre eût été donné l’Internationale, jaillie de toutes les poitrines, couvrit le tumulte des ovations. Puis, sur un signe de Vandervelde, qui présidait, les chants se turent, comme à regret. Et, tandis que s’établissait peu à peu le silence, toutes les têtes demeurèrent tournées vers cette phalange de chefs. Les diverses feuilles du Parti avaient popularisé leurs silhouettes. On se les montrait du doigt. On se chuchotait leurs noms. Pas un pays ne manquait à l’appel. En cette heure angoissante de la vie continentale, toute l’Europe ouvrière était là, représentée sur cette petite estrade, où se concentraient dix milliers de regards chargés de la même opiniâtre et solennelle espérance.

Cette confiance collective, contagieuse, redoubla lorsqu’on apprit, de la bouche de Vandervelde, que, sur la proposition du Parti allemand, le Bureau venait de décider la réunion, à Paris, et dès le 9 août, du fameux Congrès socialiste international, préalablement convoqué à Vienne pour le 23. Au nom du Parti français, Jaurès et Guesde avaient accepté la responsabilité de l’organisation ; et, faisant appel au zèle de tous, projetaient de donner à cette manifestation, dont le titre serait : « la Guerre et le Prolétariat », un retentissement exceptionnel.

– « Au moment où deux grands peuples peuvent être lancés l’un contre l’autre », s’écria Vandervelde, « ce n’est pas un spectacle banal que de voir les représentants des syndicats et des groupements ouvriers d’un de ces pays, qui les a élus par plus de quatre millions de voix, se rendre sur le territoire de la nation dite ennemie, pour fraterniser, et pour proclamer leur volonté de maintenir la paix entre les peuples ! »

Haase, député socialiste du Reichstag, se leva au milieu des applaudissements. Son courageux discours ne laissa pas subsister la moindre équivoque sur la sincérité de la collaboration des social-démocrates :

– « L’ultimatum autrichien a été une véritable provocation… L’Autriche a voulu la guerre… Elle semble compter sur l’appui de l’Allemagne… Mais le socialisme allemand n’entend pas que le prolétariat puisse être engagé par des traités secrets… Le prolétariat allemand déclare que l’Allemagne ne doit pas intervenir, MÊME si la Russie entrait dans le conflit ! »

Des acclamations interrompaient chacune de ses phrases. La netteté de cette proclamation était un soulagement pour tous.

– Que nos adversaires prennent garde ! » s’écria-t-il, en terminant. « Il se peut que les peuples, fatigués par tant de misère et d’oppression, s’éveillent enfin et s’unissent pour fonder la société socialiste ! »

L’Italien Morgari, l’Anglais Keir-Hardie, le Russe Roubanovitch, prirent successivement la parole. L’Europe prolétarienne n’avait qu’une voix pour flétrir l’impérialisme dangereux de ses gouvernements et réclamer les concessions nécessaires au maintien de la paix.

Quand Jaurès, à son tour, s’avança pour parler, les ovations redoublèrent.

Sa démarche était plus pesante que jamais. Il était las de sa journée. Il enfonçait le cou dans les épaules ; sur son front bas, ses cheveux, collés de sueur, s’ébouriffaient. Lorsqu’il eut lentement gravi les marches, et que, le corps tassé, bien d’aplomb, sur ses jambes, il s’immobilisa, face au public, il semblait un colosse trapu qui tend le dos, et s’arc-boute, et s’enracine au sol, pour barrer la route à l’avalanche des catastrophes.

Il cria :

– « Citoyens ! »

Sa voix, par un prodige naturel qui se répétait chaque fois qu’il montait à la tribune, couvrit, d’un coup, ces milliers de clameurs. Un silence religieux se fit : le silence de la forêt avant l’orage.

Il parut se recueillir un instant, serra les poings, et, d’un geste brusque, ramena sur sa poitrine ses bras courts. (« Il a l’air d’un phoque qui prêche », disait irrévérencieusement Paterson.) Sans hâte, sans violence au départ, sans force apparente, il commença son discours ; mais, dès les premiers mots, son organe bourdonnant, comme une cloche de bronze qui s’ébranle, avait pris possession de l’espace, et la salle, tout à coup, eut la sonorité d’un beffroi.

Jacques, penché en avant, le menton sur le poing, l’œil tendu vers ce visage levé – qui semblait toujours regarder ailleurs, au-delà, – ne perdait pas une syllabe.

Jaurès n’apportait rien de nouveau. Il dénonçait, une fois de plus, le danger des politiques de conquête et de prestige, la mollesse des diplomaties, la démence patriotique des chauvins, les stériles horreurs de la guerre. Sa pensée était simple ; son vocabulaire, assez restreint ; ses effets, souvent, de la plus courante démagogie. Pourtant ces banalités généreuses faisaient passer à travers cette masse humaine à laquelle Jacques appartenait ce soir un courant de haute tension, qui la faisait osciller au commandement de l’orateur, frémir de fraternité ou de colère, d’indignation ou d’espoir, frémir comme une harpe au vent. D’où venait la vertu ensorcelante de Jaurès ? de cette voix tenace, qui s’enflait et ondulait en larges volutes sur ces milliers de visages tendus ? de son amour si évident des hommes ? de sa foi ? de son lyrisme intérieur ? de son âme symphonique, où tout s’harmonisait par miracle, le penchant à la spéculation verbeuse et le sens précis de l’action, la lucidité de l’historien et la rêverie du poète, le goût de l’ordre et la volonté révolutionnaire ? Ce soir, particulièrement, une certitude têtue, qui pénétrait chaque auditeur jusqu’aux moelles, émanait de ces paroles, de cette voix, de cette immobilité : la certitude de la victoire toute proche ; la certitude que, déjà, le refus des peuples faisait hésiter les gouvernements et que les hideuses forces de la guerre ne pourraient pas l’emporter sur celles de la paix.

Lorsque, après une péroraison pathétique, il quitta enfin la tribune, contracté, écumant, tordu par le délire sacré, toute la salle, debout, l’acclama. Les battements de mains, les trépignements, faisaient un vacarme assourdissant, qui, pendant plusieurs minutes, roula d’un mur à l’autre du Cirque, comme l’écho du tonnerre dans une gorge de montagne. Des bras tendus agitaient frénétiquement des chapeaux, des mouchoirs, des journaux, des cannes. On eût dit un vent de tempête secouant un champ d’épis. En de pareils moments de paroxysme, Jaurès n’aurait eu qu’un cri à pousser, un geste de la main à faire, pour que cette foule fanatisée se jetât, derrière lui, tête baissée, à l’assaut de n’importe quelle Bastille.

Insensiblement, ce tumulte s’ordonna, devint rythme. Pour se délivrer de l’étau qui les serrait, toutes ces poitrines haletantes recouraient de nouveau à la musique, au chant :

Debout les damnés de la terre !…

Et, au dehors, les milliers de manifestants qui n’avaient pu entrer, et qui, malgré les déploiements de la police, obstruaient toutes les rues avoisinantes, reprirent le couplet de l’Internationale :

Debout les damnés de la terre !…

C’est l’éruption de la fin !

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