LIII

La salle, insensiblement, se vidait. Jacques, soulevé, ballotté en tous sens, protégeait de son mieux le petit Vanheede, qui se cramponnait à lui comme un naufragé, et il ne quittait pas de l’œil le groupe que formaient, à quelques mètres, Meynestrel, Mithœrg, Richardley, Saffrio, Zelawsky, Paterson et Alfreda. Mais comment les atteindre ? Poussant l’albinos devant lui, et profitant des moindres remous qui le dérivaient du côté de ses amis, il parvint à franchir peu à peu le court intervalle qui le séparait d’eux. Alors seulement il cessa de lutter et se laissa charrier, avec les autres, par le courant qui les entraînait vers la sortie.

Au chant de l’Internationale, qui tantôt éclatait comme une fanfare, et tantôt roulait en sourdine, se mêlaient des cris stridents : « À bas la guerre ! », « Vive la Sociale ! », « Vive la paix ! »

– « Viens, petite fille, tu vas te perdre », dit Meynestrel.

Mais Alfreda n’entendit pas. Accrochée au bras de Paterson, elle voulait absolument voir ce qui se passait à l’avant.

– « Attends, chère », murmura l’Anglais.

Il entrelaça solidement les doigts de ses deux mains et, se penchant, il offrit à la jeune femme une sorte d’étrier, où elle réussit à mettre le pied.

– « Hop ! »

Il se redressa d’un coup de reins et la souleva au-dessus des têtes. Elle riait. Pour conserver son équilibre, elle plaquait son corps contre le buste de Paterson. Ses grands yeux de poupée, largement ouverts, brillaient ce soir d’un feu sauvage.

– « Je ne vois rien », dit-elle, d’une voix molle, enivrée… « Rien… qu’une forêt de drapeaux ! »

Elle ne se hâtait pas de descendre. L’Anglais, aveuglé par un pan de la jupe, continuait à avancer, en trébuchant.

Ils se trouvèrent tous dehors sans savoir comment.

Dans la rue, l’entassement était plus compact encore que dans la salle, et le vacarme si intense, si continu, qu’on cessait presque de l’entendre. Après quelques minutes de piétinement, cette masse humaine parut s’orienter, s’ébranla, et, submergeant les cordons de la police, engloutissant au passage les curieux tassés sur les trottoirs, se mit à couler lentement dans la nuit.

– « Où nous mènent-ils ? » demanda Jacques.

– « Zusammen marschieren, Camm’rad  ! » cria Mithœrg, dont le visage mou était rouge et gonflé comme s’il sortait de l’eau bouillante.

– « Je pense qu’on va manifester devant les ministères », expliqua Richardley.

– Keinen Krieg ! Friede ! Friede  ! » hurlait Mithœrg.

Et Zelawsky modulait, sur un ton guttural :

– « Daloï Vaïnou !… Mir ! Mir  ! »

– « Où donc est Freda ? » murmura Meynestrel.

Jacques se retourna pour chercher la jeune femme des yeux. Derrière lui, marchait Richardley, la tête haute, son éternel sourire aux lèvres, son sourire trop crâne. Puis venait Vanheede, entre Mithœrg et Zelawsky : l’albinos avait noué ses coudes aux bras de ses deux compagnons, et il semblait porté par eux ; il ne criait pas, il ne chantait pas ; il dressait vers le ciel son masque diaphane, aux yeux mi-clos, avec une expression douloureuse et extasiée… Plus loin, suivaient Alfreda et Paterson. Jacques n’aperçut que leurs visages ; mais si rapprochés que les deux corps paraissaient enlacés.

– « Où est-elle donc ? » répéta le Pilote, d’une voix anxieuse. Il était comme un aveugle qui a perdu son chien.

C’était une chaude nuit d’été, sombre et profonde. Les devantures étaient éteintes. À toutes les fenêtres, dont beaucoup étaient éclairées, des silhouettes noires se penchaient. Au croisement des grandes artères, des chapelets de trams, sans lumière et vides, s’alignaient sur les rails. Des nuées de piétons affluaient par les rues, et grossissaient sans trêve le flot mouvant. La majorité des manifestants était faite d’ouvriers de la ville et de la banlieue. Et, de partout, d’Anvers, de Gand, de Liège, de Namur, de tous les centres miniers, il était venu des militants pour se joindre aux socialistes bruxellois, et aux délégations étrangères : Bruxelles, ce soir, semblait devenue la capitale européenne de la paix.

« Mais, ça y est ! » se dit Jacques. « La paix est sauvée ! Aucune force au monde ne renversera ce barrage ! Si cette foule le veut, la guerre ne passera pas ! »

La police, impuissante, s’était contentée de protéger le Palais Royal, le Parc et les ministères, par un quadruple cordon d’agents, devant lequel la tête du cortège défila sans s’arrêter, pour gagner la place Royale, et descendre vers le centre de la ville. Au passage, devant la solennité muette des palais, les bouches, par milliers, scandaient, du même élan : « Vive la Sociale ! », « À bas la guerre ! »

À l’avant, des groupes recueillis marchaient fièrement autour de leurs oriflammes. Le reste suivait, sans ordre, formant une ruisselante et tumultueuse kermesse, où des femmes s’agrippaient au bras de leurs hommes, où des gosses, hissés sur l’épaule des pères, ouvraient des yeux fascinés. Tous avaient conscience de représenter une fraction de la grande force prolétarienne. Les traits tendus, le regard fixe, ils marchaient sans presque se parler ; et, dans les arrêts, ils continuaient à marquer le pas, en cadence. Les fronts découverts luisaient sous les globes électriques. Sur tous ces visages enivrés de confiance et durcis par la même volonté, se lisait la conviction que, ce soir, la partie était gagnée contre les gouvernements. Et, au-dessus de cette marée déferlante, l’Internationale, gueulée sans trêve, à pleine voix, déployait son chant puissamment martelé, qui était comme la pulsation de tous ces cœurs.

À plusieurs reprises, Jacques eut l’impression que Meynestrel tentait de s’approcher de lui davantage, comme s’il eût voulu lui parler ; mais, chaque fois, il en était empêché par la bousculade ou par une recrudescence du tumulte.

– « Enfin, la voilà, l’action de masse ! » lui cria Jacques. Il s’efforçait de sourire, par un reste de respect humain ; mais son regard étincelait de cette même joie fiévreuse qui éclatait dans tous les yeux.

Le Pilote ne répondit pas. Ses prunelles étaient dures, et sa bouche gardait un pli d’amertume que Jacques ne s’expliquait pas.

Devant eux, un frémissement houleux fit brusquement osciller le cortège. La tête de la colonne avait dû se heurter à quelque obstacle. Comme Jacques se dressait sur les pointes pour essayer de comprendre la cause du désordre, il perçut à son oreille la voix du Pilote : quelques mots, jetés très vite, sur ce ton de fausset qui déconcertait toujours :

– « Mon petit, je crois bien que, ce soir, Freda ne… »

Le reste de la phrase s’était à demi perdu dans le bruit. Jacques se tourna, stupéfait : il avait cru entendre : « … ne reviendra pas à l’hôtel ».

Leurs regards se croisèrent. Le visage du Pilote était dans l’ombre ; ses pupilles noires, aussi dénuées d’expression que celles d’un chat, flambaient avec une phosphorescence animale.

À ce moment, un remous profond se propagea jusqu’à eux, et les souleva.

Au croisement du boulevard du Midi, un petit groupe de nationalistes, réunis en hâte autour d’un drapeau, avait témérairement voulu barrer le passage au défilé. Courte bagarre, qui n’avait pas empêché les manifestants de continuer leur route. Mais cet arrêt, ces secousses, avaient suffi pour séparer Jacques de Meynestrel et de ses amis.

Déporté vers la droite, il se trouva bloqué contre les maisons, tandis que, au centre, sous la pression de l’arrière, s’établissait un fort courant qui entraînait le groupe de Meynestrel en avant. Et, tout à coup, de la place où il était momentanément immobilisé, il aperçut, à quelques mètres, le visage de Paterson. L’Anglais était toujours avec Alfreda. Ils passèrent sans le voir. Mais, lui, il eut le temps de les regarder. Ils ne ressemblaient plus à eux-mêmes… La pénombre, en accusant les reliefs osseux, sculptait bizarrement le masque de Paterson. Ses yeux, généralement mobiles et rieurs, avaient un éclat fixe, et comme une pointe de folie cruelle. La figure d’Alfreda n’était pas moins changée : une expression ardente, résolue, insolemment sensuelle, déformait et vulgarisait ses traits : on eût dit le visage d’une fille, le visage d’une fille saoule. Elle appuyait sa tempe contre l’épaule de Pat’. Sa bouche était ouverte : elle chantait l’Internationale, d’une voix rauque et saccadée ; elle avait l’air de célébrer son propre triomphe, sa délivrance, la victoire de l’instinct… Les mots de Meynestrel revinrent à l’esprit de Jacques : « Je crois que, ce soir, Freda ne reviendra pas… »

Il eut peur ; et, sans bien savoir ce qu’il allait leur dire, il essaya dese glisser dans la foule, pour les rejoindre. Il cria : « Pat’ ! » Mais il était prisonnier de cette masse qui l’enserrait. Après de vains efforts, il dut renoncer. Quelque temps encore, il les suivit des yeux ; puis il les perdit complètement de vue, et s’abandonna, passif, au flot qui maintenant le portait en avant.

Alors, seul, il fut saisi par le phénomène magique de la contagion collective. Toute perception de l’espace et du temps s’évanouit ; la conscience individuelle s’effaça. Ce fut comme un obscur, un léthargique retour au milieu originel. Plongé, fondu dans cette multitude ambulante, fraternelle, il se sentait débarrassé de lui-même. Au fond de l’être, pareille à une source chaude qui ne jaillit pas jusqu’à la surface, sans doute gardait-il bien la conscience confuse de faire partie d’un tout, d’un tout qui était le nombre, la vérité, la force ; mais il n’y songeait pas. Et il continuait à marcher, la tête vide, en proie à une ivresse légère, reposante comme un sommeil.

Cet état bienheureux se prolongea une heure, peut-être davantage. Le choc de son pied au bord d’un trottoir le tira de cet envoûtement. Il découvrit soudain sa fatigue.

La colonne, endiguée entre de sombres façades, avançait toujours, d’un glissement lent, implacable. À l’arrière, les chants avaient presque cessé. Par instants, un cri farouche délivrait une poitrine oppressée : « Vive la paix ! », « Vive l’Internationale ! » ; et ce cri, pareil au salut matinal du coq, en éveillait d’autres, ici et là. Puis, le calme retombait ; et ce n’était plus, pendant quelques minutes, qu’un halètement sourd, un piétinement de troupeau.

Il manœuvra pour dériver vers le bord, approcher des maisons. Il se laissa charrier le long des boutiques closes, guettant une occasion pour s’échapper. Une ruelle s’offrit. Elle était pleine de gens du quartier, massés là, pour voir. Il put s’y faufiler, gagner un espace libre, près d’une fontaine encastrée dans le mur. L’eau coulait, fraîche et claire, avec un bruit amical. Il but, mouilla son front, ses mains, et resta un long moment, à souffler. Au-dessus de lui, le firmament d’été scintillait. Il se rappela les bagarres de Paris, l’avant-veille ; celles d’hier, à Berlin. Dans toutes les villes d’Europe, les peuples s’insurgeaient, avec la même violence, contre le sacrifice inutile. Partout, à Vienne, sur la Ringstrasse, à Londres, dans Trafalgar Square, à Pétersbourg, sur la Perspective Newski, où des cosaques, sabre au clair, chargeaient les manifestants, partout, s’élevait le même cri : « Friede ! Peace ! Mir ! » Par-dessus les frontières, les mains de tous les travailleurs se tendaient vers le même idéal fraternel ; et, de toute l’Europe jaillissait la même clameur. Comment douter de l’avenir ? Demain, l’humanité, délivrée de son angoisse, allait pouvoir de nouveau travailler à se faire un destin meilleur…

L’avenir !… Jenny…

L’image de la jeune fille l’avait ressaisi brusquement, refoulant tout, substituant aux violentes exaltations de ce soir, un désir éperdu de tendresse, de douceur.

Il se leva, et se remit en marche, dans la nuit.

Dormir… C’était la seule chose, maintenant, dont il avait envie. N’importe où, sur le premier banc venu… Il chercha à s’orienter dans cette partie de la ville qu’il connaissait mal. Et, soudain, il se trouva sûr une place déserte, qu’il se rappelait avoir traversée, cet après-midi, avec Paterson et Alfreda. Courage… L’hôtel où l’Anglais avait sa chambre ne devait pas être éloigné…

Il le retrouva, en effet, sans trop de peine.

Il prit tout juste le temps de se déchausser, d’enlever son veston, son col, et se jeta, à demi habillé, sur le lit.

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