LIV

Lorsqu’il ouvrit les yeux, la pièce était violemment éclairée. Il mit quelques secondes à reprendre pied dans le réel. Il aperçut le dos d’un homme, agenouillé au fond de la chambré : Paterson… L’Anglais pliait en hâte quelques vêtements dans une valise ouverte à terre. Partait-il déjà ? Quelle heure était-il ?

– « C’est toi, Pat’ ? »

Paterson, sans répondre, ferma la valise, la posa près de la porte et s’approcha du lit. Il était pâle, et son regard était provocant :

– « Je l’emmène ! » jeta-t-il.

Une sorte de menace vibrait dans sa voix.

Jacques le regardait, abasourdi, les yeux gonflés de fatigue.

– « Hush ! Tais-toi ! » bégaya Paterson, bien que Jacques n’eût pas même remué les lèvres. « Je sais !… C’est ainsi ! Et personne n’y peut plus rien !… »

Jacques, brusquement, avait compris. Il dévisageait l’Anglais avec l’expression d’un enfant qu’on a éveillé en plein cauchemar.

– « Elle est en bas, dans un taxi. Elle est déterminée. Moi aussi. Elle ne lui a rien dit, elle le plaint, elle ne veut rien lui dire, elle n’a même pas voulu reprendre ses choses à elle. Nous partons, elle ne le reverra pas. Le premier train, pour Ostende. Demain soir, à Londres… Tout est fini comme ça. Personne n’y peut plus rien ! »

Jacques s’était redressé. Il appuyait sa tête au bois du lit, et ne disait rien. « Une gueule d’assassin », songea-t-il.

– « Moi, c’est depuis des mois ! » continua Paterson, immobile sous le plafonnier. « Mais je n’avais jamais osé… Ce soir seulement, j’ai appris qu’elle aussi… Pauvre darling ! Tu ne sais pas sa vie avec cet homme… Moins qu’un homme : rien !… Oh, il a le noble rôle ! Il l’avait prévenue. Elle avait tout accepté ! Elle pensait pouvoir. Elle ne savait pas… Mais, depuis qu’elle m’aime, non, le sacrifice est impossible… Ne la juge pas ! » répéta-t-il soudain, comme s’il avait lu quelque verdict sévère sur la physionomie hébétée de Jacques. « Tu ne sais pas quel il est, cet homme ! Capable de tout ! Par désespoir de ne croire à rien, de ne pouvoir croire à rien, – pas même de croire à lui – parce qu’il n’est rien ! »

Jacques, les bras allongés sur le lit, la tête un peu renversée, les yeux brûlés par la lumière, n’avait pas fait un mouvement. La fenêtre était ouverte. Des moustiques, qu’il n’essayait pas de chasser, cornaient à ses oreilles. Il éprouvait cette faiblesse écœurante des gens qui ont perdu beaucoup de sang.

– « Chacun a droit de vivre ! » reprit farouchement l’Anglais. « Tu peux demander à quelqu’un qu’il se jette à l’eau pour sauver un homme : mais tu ne peux pas demander qu’il tienne encore et toujours la tête de l’homme au-dessus de l’eau, jusqu’à lui-même être suicidé !… Elle veut vivre. Eh bien ! moi, je suis là, et je l’emmène !… Hush ! »

– « Je ne vous reproche rien », murmura Jacques, sans bouger la tête. « Mais je pense à lui… »

– « You don’t know him ! He is capable of anything !… That man is a monster… a perfect monster  ! »

– « Peut-être qu’il en mourra, Pat’. »

Les lèvres de Paterson s’entrouvrirent, et ses traits blêmes se contractèrent comme s’il eût reçu un coup. Jacques ne put supporter la vue de ce visage, qui, tout à coup, lui sembla hideux. « Un assassin », songea-t-il de nouveau. Il détourna les yeux, une seconde, puis il poursuivit, d’une voix sourde :

– « Je pense au Parti. Le Parti a besoin de ses chefs. Plus que jamais… C’est une trahison, Pat’. Une trahison double. Une trahison sur tous les plans. »

L’Anglais avait reculé jusqu’à la porte. Sa casquette de travers, son teint blafard, son œil traqué, le rictus de sa bouche, lui donnaient soudain une face de gouape. Il se baissa vivement, et saisit la valise. Il n’avait plus l’air d’un assassin, mais d’un cambrioleur.

– « Good night ! » fit-il. Il avait les paupières baissées. Il ne les releva pas, et s’enfuit.

À peine la porte fut-elle refermée, que la pensée de Jenny vint s’imposer à Jacques, avec une acuité insoutenable. Pourquoi Jenny ?… Il entendit, dans la rue silencieuse, une auto qui démarrait. Longtemps, la tête appuyée au bois, l’œil fixé sur la porte close, il demeura immobile. Tantôt il avait devant lui la jolie figure de Pat’, son regard frais, son sourire de boy blond ; et tantôt ce masque cafard de domestique congédié, de voleur pris sur le fait, ce masque effronté et honteux… Un masque hideusement dénaturé par la passion… Celui qu’il avait, sans doute, lui-même, dans le couloir du métro, à la poursuite de Jenny… Et, ce jour-là, n’était-il pas capable, lui aussi, de vilenies, de trahisons ?

 

Dès six heures et demie, Jacques, qui n’avait pu se rendormir, courait chez Meynestrel.

Tout sommeillait encore dans la pension. Seule, une vieille femme lavait le carrelage du vestibule. Jacques, une minute, balança : devait-il repartir, ou monter ? S’il voulait prendre le train à huit heures, il n’avait pas le temps de retarder sa visite ; et, après la scène de la nuit, il ne pouvait se résoudre à quitter Bruxelles sans avoir revu son ami.

Il frappa, une première fois, à la chambre du Pilote. Pas de réponse. S’était-il trompé ? Non, c’était bien là, n° 19, qu’il était venu hier. Meynestrel, après une nuit de vaine attente, s’était peut-être endormi ?… Il allait frapper de nouveau, lorsqu’il crut percevoir, contre la porte, un rapide glissement de pieds nus, le frôlement d’une main sur la serrure. Une pensée folle, terrible, lui traversa l’esprit. Instinctivement, il saisit le bouton, et le tourna. La porte s’ouvrit et heurta Meynestrel, juste au moment où celui-ci allait donner un tour de clef.

Les deux hommes se dévisagèrent. Sur les traits glacés du Pilote, aucune expression traduisible : un éclair de dépit, peut-être… Il parut hésiter, l’espace d’une seconde. Allait-il repousser le visiteur, refermer le battant ? Jacques en eut le soupçon. Cédant à la même intuition qui lui avait fait tourner le pêne, il poussa la porte d’un coup d’épaule, et entra.

Du premier coup d’œil, il s’aperçut que la chambre était changée, comme agrandie. La table, les chaises, étaient poussées contre les murs, laissant, au centre, une place libre, devant la glace de l’armoire. Le lit était défait, mais recouvert. La pièce paraissait rangée, préparée pour quelque chose. Meynestrel aussi : il était vêtu d’un pyjama bleuté, sur lequel les plis du repassage se voyaient encore. Aucun vêtement ne pendait au portemanteau. Pas d’ustensiles de toilette sur le lavabo. Tout semblait déjà enfermé, pour un départ, dans les deux mallettes closes, posées devant la fenêtre. Pourtant, le Pilote ne pouvait sortir en pyjama, et pieds nus ?…

Les yeux de Jacques revinrent sur Meynestrel. Il était resté à la même place ; il regardait Jacques. Il était debout immobile, mais il n’avait pas l’air assuré sur ses jambes. Il faisait penser à un opéré qui sort de léthargie ; à un mort, qu’on vient de tirer du néant.

– « Qu’est-ce que vous alliez faire ? » balbutia Jacques.

– « Moi ? » fit Meynestrel. Ses paupières s’abaissèrent malgré lui. Chancelant, il recula jusqu’au mur, et balbutia, comme s’il avait mal entendu :

– « Ce que je vais faire ?… »

Puis, s’asseyant près de la table, il mit doucement son front entre ses mains.

Même sur la table régnait un ordre étrange. Deux lettres cachetées étaient posées, l’une à côté de l’autre, à l’envers ; et, sur un journal plié, s’alignaient des objets personnels : un stylo, un portefeuille, une montre, un trousseau de clefs, de la monnaie belge.

Jacques demeura quelques instants perplexe, sans oser faire un mouvement ; puis il s’approcha de Meynestrel, qui, aussitôt, redressa la tête :

– « Chut… »

Il se leva avec effort, fit quelques pas en boitant, revint vers Jacques, et répéta, une seconde fois, mais sur un ton tout différent :

– « Ce que je vais faire ?… Eh bien ! je vais m’habiller, mon petit… et puis je vais sortir d’ici, avec toi ! »

Sans regarder Jacques, il ouvrit une des mallettes, en tira ses effets, les déplia sur le lit, sortit d’un journal ses souliers poussiéreux, et commença à se vêtir, comme s’il eût été seul. Lorsqu’il fut prêt, il s’avança jusqu’à la table, et, toujours sans s’occuper de Jacques qui s’était assis et se taisait, il prit les deux lettres, et les déchira en petits morceaux qu’il alla jeter dans la cheminée.

À ce moment, Jacques, qui ne le quittait pas des yeux, vit que l’âtre était plein de cendres, de papiers fraîchement brûlés. « Avait-il donc avec lui tant de notes personnelles ? » se demanda-t-il. Et, tout à coup : « Les documents Stolbach ? » Il jeta un coup d’œil égaré vers la mallette ouverte : elle était peu remplie, et l’on n’y apercevait pas le paquet des papiers. « Il les aura mis dans l’autre mallette », se dit Jacques, sans vouloir s’arrêter à l’absurde soupçon qui venait de l’effleurer.

Meynestrel était revenu vers la table. Il ramassa la monnaie, le portefeuille, les clefs, et mit le tout, avec ordre, dans ses poches.

Alors seulement, il parut se souvenir de la présence de Jacques. Il le regarda, et s’avança vers lui.

– « Tu as bien fait de venir, mon petit… Qui sait ? Tu m’as rendu service, peut-être… »

Son visage était calme. Il souriait bizarrement.

– « Rien ne vaut la peine, vois-tu… Il n’y a jamais rien qui mérite qu’on désire ; mais, rien non plus qui mérite qu’on craigne… Rien… Rien… »

D’un geste inattendu, il tendit à Jacques ses deux mains à la fois. Et, comme Jacques les saisissait avec émotion, Meynestrel murmura, sans cesser de sourire :

– « So nimm denn meine Hände, und führe mich Allons ! » ajouta-t-il, en se dégageant.

Il s’approcha des mallettes, et en prit une. Jacques se pencha aussitôt pour prendre l’autre.

– « Non, celle-là n’est pas à moi… Je la laisse. »

Et, dans son regard voilé, passa un rapide sourire, d’une tristesse, d’une tendresse, déchirantes.

– « Il a détruit les documents », se dit Jacques, stupéfait. Mais il n’osa poser aucune question.

Ils sortirent ensemble de la pièce. Meynestrel tirait la jambe, un peu plus que de coutume.

En bas, il passa devant la porte du bureau, sans entrer. Jacques songea : « Il avait même pensé à régler sa note ! »

– « Express de Genève… Sept heures cinquante », murmura Meynestrel, en consultant l’horaire des chemins de fer affiché sur le mur du vestibule. « Et toi ? Tu prends huit heures, pour Paris ? Tu auras juste le temps de me mettre dans mon train… Comme tout s’arrange, tu vois !… »

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