LIX

Chez Liebaert, Jacques avait à peine dormi.

Après s’être tourné et retourné sur son étroit lit de fer, après s’être vingt fois demandé si la pâleur de la croisée n’annonçait pas les premières clartés de l’aube, il avait sombré, pendant deux heures, dans un sommeil cataleptique, d’où il était sorti courbatu, hagard.

Dehors, le jour était enfin levé.

Il s’était habillé, avait rangé dans son sac le peu de chose qu’il possédait, fait un paquet de ses papiers ; puis il avait traîné la chaise jusqu’à la fenêtre, et il était resté longtemps, les coudes sur l’appui, sans pouvoir penser à rien de précis. L’image de Jenny passait et repassait devant ses yeux. Il eût aimé l’avoir là, près de lui, silencieuse, immobile, sentir leurs épaules, leurs joues, se toucher, comme la veille dans l’auto… Dès qu’il était loin d’elle, il lui semblait avoir tant de choses à lui dire… Il regardait la rue et le quai s’animer peu à peu à la vie matinale des balayeurs et des laitiers. Les boîtes à ordures s’alignaient encore au bord des ruisseaux. Dans la maison d’angle, en face de l’hôtel, les persiennes étaient closes, sauf à l’entresol, occupé par un marchand de faïence ; derrière les vitres s’entassaient d’innombrables bibelots à demi enfouis dans la paille : services dépareillés, potiches, bonbonnières, statuettes de bacchantes, bustes de grands hommes. Au-dessous, sur les volets pourpres d’un boucher Israélite, s’étalait en caractères hébraïques une enseigne dorée qui retint longuement son regard.

Dès qu’il fut sept heures et qu’il pensa pouvoir payer sa note de la nuit, il s’évada, acheta les journaux, et s’assit pour les lire sur un banc du quai.

L’air était presque frais. Dans le lointain, de claires vapeurs flottaient autour de Notre-Dame.

Jacques lisait et relisait, avec une écœurante et insatiable avidité, ces dépêches et ces commentaires, qui se répétaient à l’infini dans les divers journaux comme dans un jeu de miroirs.

Toute la presse, unanime cette fois, sonnait l’alarme. L’article de Clemenceau, dans l’Homme libre, avait pour titre : Au bord du gouffre. Le Matin, en manchette, avouait : L’heure est critique.

La majeure partie des journaux républicains, faisant chorus avec la droite, blâmaient le Parti socialiste français d’avoir, « dans les circonstances actuelles », accepté l’organisation, à Paris, d’un congrès international pour la paix.

Jacques ne se décidait pas à quitter ce banc, à commencer cette nouvelle journée… Vendredi, 31 juillet… Malgré tout, cette lecture l’avait lentement tiré de sa torpeur, l’avait aidé à reprendre contact avec le monde. Il lutta un instant contre la velléité de courir, dès ce matin, avenue de l’Observatoire. Mais il eut conscience que cette tentation lui venait de sa lâcheté à vivre, plus encore que de sa tendresse. Il eut honte. La guerre n’était pas fatale ; la partie n’était pas perdue ; des choses restaient à faire… Dans tous les quartiers de Paris, des hommes, à cette heure, se levaient pour militer… Au reste, n’avait-il pas prévenu Jenny qu’il ne viendrait chez elle qu’à deux heures ?

Il était beaucoup trop tôt pour se rendre à l’Humanité ; mais non pour aller jusqu’à l’Étendard. Il ne savait où déposer son sac ; il le confierait à Mourlan.

L’idée d’une visite au vieux typo le mit debout. Il irait à pied jusqu’à la Bastille, par les quais. La promenade achèverait de lui rendre son aplomb.

 

La porte de l’Étendard était close.

– « Je reviendrai », se dit-il. Et, pour tuer le temps, il résolut de pousser jusque chez Vidal, un libraire du faubourg Saint-Antoine, dont l’arrière-boutique servait de lieu de réunion à ce groupe d’intellectuels anarchisants qui éditaient l’Élan rouge. Jacques y avait publié des comptes rendus de livres allemands et suisses.

Vidal était seul. En manches de chemise, assis à sa table, près de la fenêtre, il ficelait des brochures.

– « Personne encore ? » demanda Jacques.

– « Tu vois. »

Le ton rageur de Vidal le surprit.

– « Pourquoi ? Trop tôt ? »

Vidal haussa les épaules :

– « Hier non plus, je n’ai pas vu grand monde. Sans doute qu’ils ne tiennent pas à se faire repérer… Tu as lu ça ? » ajouta-t-il, en désignant un volume dont plusieurs exemplaires étaient sur la table.

– « Oui. » C’était L’Esprit de révolte, de Kropotkine.

– « Fameux ! » dit Vidal.

– « Est-ce qu’il y a eu des perquisitions ? » demanda Jacques.

– « Il paraît… Ici, non. Du moins, pas encore. Mais tout est paré, ils peuvent venir… Assieds-toi. »

– « Je ne veux pas te déranger. Je repasserai. »

Dehors, comme il s’apprêtait à traverser la chaussée, un sergent de ville s’approcha poliment :

– « Vous avez vos papiers ? »

À vingt mètres, arrêtés sur le trottoir, trois hommes qui, d’après leur apparence, pouvaient être des policiers en bourgeois, regardaient. L’agent feuilleta le passeport sans rien dire, et le rendit, avec un salut.

Jacques alluma une cigarette, et s’en alla ; mais il était mal à l’aise. « Deux fois en douze heures », se dit-il. « On se croirait en état de siège. » Il fit quelques pas dans l’avenue Ledru-Rollin, le temps de vérifier s’il était suivi. « Ils ne m’ont pas fait tant d’honneur… »

L’idée lui vint alors, puisqu’il était à proximité, de passer au Modern’ Bar, un café de la rue Traversière, qui était le centre d’une section socialiste particulièrement vivante. Le trésorier, Bonfils, était un ami d’enfance de Périnet.

– « Bonfils ? Voilà deux jours qu’il n’a pas montré le bout du nez », dit le cafetier. « Et d’ailleurs, ce matin, je n’ai encore vu personne. »

À ce moment, un homme d’une trentaine d’années, qui portait sur le dos une scie en bandoulière, entra dans le bar, sa bicyclette à la main.

– « Bonjour, Ernest… Bonfils est là ? »

– « Non. »

– « Des copains ? »

– « Personne. »

– « Ah !… Et pas de nouvelles ? »

– « Non. »

– « On attend toujours les instructions du Comité central ? »

– « Oui. »

L’ébéniste, silencieux, roulait autour de lui des regards interrogateurs ; et, pour décoller le mégot fixé à sa lèvre, il remuait la bouche comme un poisson.

– « C’est embêtant », dit-il enfin. « Faudrait tout de même qu’on sache… Ainsi, moi je suis mobilisé au 7-4, le premier jour. Si ça arrivait, je ne sais pas ce que j’aurais à faire… Qu’est-ce que tu penses, toi, Ernest ? Faudrait-il qu’on y aille ? »

– « Non ! » cria Jacques.

– « Je ne peux pas te dire », fit Ernest maussade. « C’est ton affaire, mon gars. »

– « Accepter de partir, c’est se faire les complices de ceux qui ont voulu la guerre ! » dit Jacques.

– « C’est mon affaire, bien sûr », approuva l’homme, s’adressant au cafetier, comme s’il n’avait pas entendu les paroles de Jacques. Le ton était désinvolte, quoique sa perplexité fût manifeste. Il jeta vers Jacques un coup d’œil mécontent. Il semblait penser : « Je ne demande l’avis de personne. Je demande le mot d’ordre du Comité. »

Il se redressa, retourna sa bécane, dit : « Salut », et s’en alla, sans hâte, en roulant des hanches.

– « Ils m’embêtent, à la fin, à me poser tous la même question », grogna le cafetier. « Qu’est-ce que j’y peux ? On dit que, au Comité, ils n’arrivent pas à se mettre d’accord pour donner une consigne. Dans un parti, faudrait pourtant une consigne, pas vrai ? »

 

Avant de retourner à l’Étendard, Jacques, songeur, erra quelques instants à travers ce quartier où maintenant l’animation croissait de quart d’heure en quart d’heure. Le stationnement, au bord du ruisseau, d’une file de petites voitures débordant de légumes et de fruits, les cris des marchands ambulants, le fourmillement des ouvriers, des ménagères, qui, pour éviter le soleil, se bousculaient sur le seul trottoir à l’ombre, faisaient de ces rues étroites un marché à ciel ouvert.

Il remarqua que les devantures des bonneteries étalaient presque uniquement des articles d’hommes, et assez inattendus pour la saison : gilets de tricot, ceintures de flanelle, grosses chemises de coton, chaussettes de laine. Les boutiques de chaussures arboraient sur des bandes de carton ou de calicot des enseignes improvisées, qui tiraient l’œil. Les plus timides annonçaient : Souliers de chasse, ou : Souliers de marche. Quelques audacieux affichaient : Godillots ; et même : Brodequins militaires. Nombre d’hommes s’arrêtaient, intéressés, sans faire d’emplettes. Les femmes, à tout hasard, leur filet à provisions au bout du bras, flairaient, tâtaient les lainages, soupesaient les brodequins cloutés. On n’achetait pas encore, mais l’attention du public prouvait assez que ces déballages répondaient à une préoccupation générale.

La raréfaction grandissante de la monnaie commençait à gêner considérablement le commerce. Des camelots, mués en changeurs, circulaient, une boîte sur le ventre. Ils spéculaient, donnaient quatre-vingt-quinze francs de pièces pour un billet de cent francs. La police semblait fermer les yeux.

La Banque de France avait émis, la veille, quantité de coupures de cinq et de vingt francs, qu’on se montrait comme une curiosité.

– « C’est donc qu’ils avaient ça tout prêt, d’avance », observait-on, d’un air méfiant, rancunier, mais vaguement admiratif.

 

Jacques finit par échouer à la table d’un café de la place de la Bastille. À jeun depuis hier, il avait soif et faim.

Le flot des banlieusards se répandait par grandes vagues jaillies de la gare de Lyon, des tramways, du métro. Ils s’arrêtaient un instant sur la place ensoleillée, des journaux à la main, la mine soucieuse et intriguée, jetant des regards autour d’eux, comme pour s’assurer, avant de gagner leur travail, que la menace de guerre ne leur avait pas changé Paris pendant la nuit.

Au café, c’était un va-et-vient incessant de gens affairés, inquiets, parlant haut.

L’un contait qu’il avait envoyé sa femme à la mairie demander des précisions sur le fascicule de son livret, et il paraissait assez fier de pouvoir annoncer que, pour satisfaire à l’affluence, les services de renseignements des bureaux militaires avaient dû être triplés.

Un chauffeur de taxi montrait en riant un magazine illustré qui représentait, sur la même page, en vis-à-vis, le retour à Berlin du Kaiser et le retour de Poincaré à Paris : deux images symétriques, symboliques, où l’on voyait les deux chefs d’État, sur le marchepied de leur auto, répondre, du même geste martial, aux acclamations confiantes de leurs peuples.

Un couple, entre deux âges, entra et s’approcha du zinc. La femme dévisageait les consommateurs avec une expression apeurée, quêtant un regard fraternel. Tout de suite, ils parlèrent.

L’homme dit :

– « Nous, on est de Fontainebleau. Ça barde, là-bas. ».

Et il se tut.

La femme, plus loquace, expliqua :

– « Hier soir, un officier du 7e dragons, qui loge sur notre palier, on est venu lui dire de faire sa cantine, en vitesse. Et puis, au milieu de la nuit, on a été réveillé par le piétinement des chevaux. La cavalerie avait reçu l’ordre de partir. »

– « Pour ou ? » interrogea la caissière.

– « On ne sait pas. On s’est mis sur le balcon. Toute la ville était aux fenêtres. On n’entendait pas un cri, pas une parole. Ils ont filé comme des voleurs… sans musique, en tenue de campagne… Après, ç’a été le tour des trains régimentaires, les voitures, avec le barda… Ça n’en finissait plus de passer : ç’a duré jusqu’au matin. »

– « À la mairie », reprit l’homme, « on a affiché un ordre de réquisition des chevaux, des mulets, des voitures, – même du fourrage ! »

– « Tout ça sent mauvais », constata le caissier d’un air intéressé, presque satisfait.

– « La réserve de la territoriale est déjà appelée », affirma quelqu’un.

– « Les vieux ? Pensez-vous ! »

– « Parfaitement ! » dit le garçon, s’arrêtant de servir. « Paraît qu’il faut du monde d’avance pour garder les ponts, les embranchements, enfin tout ce qui risque… Je le sais : mon frangin, qui a ses quarante-trois ans pourtant, et qui habite près de Châlons, il a été convoqué à la gare. Paraît qu’ils lui ont fichu un vieux képi sur le crâne, des cartouchières sur son veston, un fusil dans la main, et hardi ! viens que je te poste en sentinelle au viaduc ! Et, vous savez, ça ne plaisante pas : pour approcher des ponts, faut une carte. Sans ça, l’ordre est de tirer ! Paraît qu’il y a déjà des espions qui rôdent autour. »

– « Moi, je pars le deuxième jour », déclara, sans avoir été questionné, un ouvrier peintre, en toile blanche. Il avait parlé sans regarder personne, les yeux penchés sur le petit verre qu’il tournait entre les doigts.

– « Moi aussi », fit une voix.

– « Moi, le troisième ! » s’écria un gros plombier bon enfant. « Mais, pour Angoulême ! Alors, vous pensez, avant que les Pruscos, ils soient débarqués dans les Charentes !… » Il releva d’un coup d’épaule crâneur le sac à outils qui bringuebalait sur ses reins, et gagna la porte en ricanant : « D’ailleurs, je m’en fous… On verra bien… Faire ça, ou peigner la girafe !… »

– « Il faut ce qu’il faut », conclut sentencieusement la caissière.

Jacques serrait les poings. Muet, crispé, il examinait les visages avec stupeur ; il y cherchait une réaction violente, une trace de révolte possible. En vain. Tous ces êtres semblaient avoir été pris tellement à l’improviste par les événements, qu’ils se sentaient surtout désaxés, abrutis ; effrayés peut-être, sous leur hâblerie ; mais résignés, ou bien près de l’être.

Il se leva, prit son sac et s’enfuit. Il avait plus que jamais le désir, le besoin, de retrouver Mourlan.

 

Le vieux typo, les mains au fond des poches de sa blouse noire, allait et venait dans les trois chambres de son entresol, dont les portes étaient ouvertes. Il était seul. Sans interrompre sa promenade, il cria : « Entrez ! », et ne se retourna que lorsque le visiteur eut refermé la porte.

– « C’est toi, gamin ? »

– « Bonjour. Pouvez-vous me garder ça ? » dit Jacques, en soulageant son sac. « Un peu de linge, pas marqué. Aucun papier, aucun nom. »

Mourlan fit un bref signe d’acquiescement. Son regard restait courroucé et dur.

– « Qu’est-ce que tu fiches encore ici ? » demanda-t-il brutalement.

Jacques le considéra, interloqué.

– « Qu’est-ce que tu attends pour mettre les voiles ? Vous ne sentez donc pas que ça y est, cette fois, imbéciles ! »

– « C’est vous qui dites ça ? Vous, Mourlan ? »

– « Oui, c’est moi », fit-il, de sa voix caverneuse. Il secoua les miettes de pain restées dans sa barbe, remit ses mains dans ses poches, et reprit ses allées et venues.

Jacques ne lui avait jamais vu cette mine défaite, cet œil éteint. Il fallait attendre que la crise passât. Sans y avoir été invité, il prit une chaise et s’assit.

Mourlan fit deux ou trois fois son tour de fauve en cage, puis il s’arrêta devant Jacques :

– « Sur qui que tu comptes, toi, aujourd’hui ? » cria-t-il. « Sur les fameuses “masses ouvrières” ? Sur la grève générale ? »

– « Oui ! » articula Jacques, avec fermeté.

Une houle secoua les épaules du vieux Christ :

– « La grève générale ? Ouiche ! Qui c’est qui en parle encore aujourd’hui ? Qui c’est qui ose encore y penser ? »

– « Moi ! »

– « Toi ? Tu ne vois donc pas que, même dans ce pauvre troupeau qu’on voudrait sauver malgré lui, il y a une majorité stupéfiante de casse-cou, de batailleurs, de ressauteurs-nés, toujours prêts à relever un défi ? et qui seront les premiers à bondir sur leurs flingots, dès qu’on leur aura fait croire qu’un Allemand a passé le poteau frontière ?… Chaque type, prends-le à part : c’est généralement un bon bougre, qui dit qu’il ne veut de mal à personne, et qui le croit. Mais il y a encore en lui tout un résidu d’instincts carnassiers, destructeurs : des instincts dont il n’est pas fier, et qu’il cache, mais qui le démangent, malgré tout, et qu’il a toujours envie de satisfaire, pour peu qu’on lui en fournisse l’occase. L’homme est l’homme, rien à faire !… Alors, si on ne peut pas compter sur les individus, sur qui est-ce que tu comptes ? Sur les chefs ? Lesquels ? Sur les chefs du prolétariat européen ? Sur les nôtres ? Sur nos sympathiques élus, les députés socialistes ? Tu ne vois donc pas ce qu’ils font ? Ils votent et revotent leur confiance en Poincaré ! Pour un peu, ils parapheraient d’avance sa déclaration de guerre ! »

Il pivota sur ses talons et fit encore une fois le tout de la chambre.

– « Mais non », murmura Jacques. « Ici, il y a les Jaurès… Ailleurs, les Vandervelde, les Haase… »

– « Ah, c’est sur les grands chefs que tu comptes ? » reprit Mourlan, en revenant droit vers lui. « Tu les as pourtant vus de près, à Bruxelles ! Crois-tu que si ces bougres-là avaient été des hommes, des hommes vraiment décidés à défendre la paix par des actes révolutionnaires, ils ne seraient pas arrivés à s’entendre pour donner un mot d’ordre unique au socialisme européen ? Non ! Ils se sont fait acclamer en jetant l’anathème sut les gouvernements ! Et puis après ? Après, ils ont couru jusqu’au bureau de poste, pour expédier des télégrammes suppliants au Kaiser, au tsar, à Poincaré, au président des États-Unis, – au pape ! Oui, au pape, pour qu’il menace François-Joseph de l’enfer !… Ton Jaurès, qu’est-ce qu’il a fait ? Il s’en va tous les matins, comme un pleutre, tirer Viviani par la manche, en adjurant son “cher ministre” de faire la grosse voix pour effrayer la Russie !… Non ! la classe ouvrière, elle a été trompée par ses propres chefs ! Au lieu de prendre résolument la tête d’un mouvement insurrectionnel contre la menace de guerre, ils ont laissé toute liberté d’action aux nationalistes, ils ont renoncé à l’occasion révolutionnaire, ils ont livré le prolétariat au capitalisme triomphant !… »

Il fit deux pas pour s’éloigner, mais virevolta brusquement :

– « Et personne ne m’ôtera de l’idée, d’ailleurs, que ton Jaurès, il plastronne pour la galerie ! Dans le fond, il sait aussi bien que moi que les jeux sont faits ! que tout est perdu ! que demain la Russie et l’Allemagne vont entrer dans la danse ! et que Poincaré acceptera la guerre, froidement !… D’abord parce qu’il voudra tenir les criminels engagements qu’il a pris à Pétersbourg, et ensuite… » Il s’interrompit pour aller jusqu’à la porte, l’entrouvrit doucement, et fit entrer une chatte grise avec ses trois chatons. « Viens, ma moumoune… Et ensuite parce que ça le démange d’être celui qui aura essayé de rendre l’Alsace-Lorraine à la France ! »

Il s’était approché du rayonnage, chargé de livres et de brochures, qui occupait l’entre-fenêtres. Il y prit un volume, qu’il tapota plusieurs fois du plat de la main, comme on flatte l’encolure d’un cheval.

– « Vois-tu, gamin », fit-il, plus doucement, tandis qu’il remettait le volume en place, « je ne veux pas faire le mariole, mais je ne me trompais guère, après leur congrès de Bâle, quand j’ai écrit ce bouquin-là, pour leur prouver que leur Internationale reposait sur une équivoque. Jaurès m’a engueulé. Tout le monde m’a engueulé. Aujourd’hui, les faits sont là !… C’était folie que de vouloir “concilier” l’Internationalisme socialise, le nôtre, le vrai, avec les forces nationales qui tiennent encore le pouvoir, partout… Vouloir combattre, – et espérer vaincre – sans sortir des cadres légaux, en se contentant de “faire pression” sur les gouvernements, et en bornant les attaques à de beaux discours parlementaires, c’était la foutaise des foutaises !… Les neuf dixièmes de nos fameux chefs révolutionnaires, au fond, veux-tu que je te dise ? Ils ne pourront jamais se résoudre à agir hors des cadres de l’État ! Et alors tu comprends la logique ? Cet État – qu’ils n’ont pas su, qu’ils n’ont pas voulu culbuter à temps pour mettre la République socialiste à sa place – ils n’ont plus maintenant qu’à le défendre à la pointe de leurs baïonnettes, le jour où le premier uhlan paraîtra sur la frontière ! Et ils s’y préparent, en douce !… Dire qu’il faudra voir ça ! » reprit-il rageusement, en tournant une fois de plus sur lui-même, et en marchant à pas rapides jusqu’à l’extrémité de la chambre. « Ce sera la défection générale, je te le dis ! La défection à la Gustave Hervé ! La défection de tous les chefs, du premier au dernier !… Tu as lu les journaux ? La patrie en danger ! Tous debout ! Sabre au clair ! Zim boum boum ! C’est le tam-tam, pour préparer le grand casse-pipe !… Avant huit jours d’ici, il n’y aura plus en France, et peut-être en Europe, une douzaine de socialistes pur jus : il n’y aura plus, partout, que des socialo-patriotards ! »

Il revint rapidement vers Jacques, et lui posa sur l’épaule sa main nerveuse :

– « C’est pour ça que je te le dis, gamin, et tu peux croire Mourlan : débine-toi !… N’attends pas ! Retourne en Suisse ! Là-bas, il y a peut-être encore du travail pour des gars comme toi. Mais ici, on est foutu – et bien foutu ! »

 

Jacques sortit de chez Mourlan dans un état de malaise qu’il ne parvenait pas à surmonter. Où chercher du réconfort ?

Il courut à l’Humanité.

Mais Stefany et Gallot étaient en conférence avec le Patron. Cadieux, auquel il se heurta entre deux portes, eut le temps de lui crier, en courant, que Jaurès venait d’être reçu par deux membres du gouvernement, Malvy et Abel Ferry, et qu’il était revenu en affirmant qu’il ne fallait encore désespérer de rien.

Jacques le quittait à peine qu’il tomba sur Pagès, le jeune collaborateur de Gallot ; il était très pessimiste. Le branle-bas militaire semblait s’accélérer en Russie : de toutes parts se confirmait la supposition que le tsar, la veille, en secret, avait signé l’ukase décisif, l’ukase de la mobilisation générale.

Au Croissant, où Jacques ne fit qu’entrer un instant, il n’aperçut personne qu’il connût, sauf la mère Ury, qui, dans un angle de la salle, semblait présider un petit congrès féministe. Juchée sur la banquette de moleskine trop haute pour ses courtes pattes, sans chapeau, son visage de vieille fanatique tout auréolé de mèches grises, elle s’agitait et palabrait au centre d’un groupe de militantes qu’elle avait dû rassembler là pour les endoctriner. Jacques fit semblant de ne pas la voir et s’éclipsa. Rue du Sentier, au Progrès, ils étaient déjà quelques-uns, attablés dans la tabagie de l’entresol, à commenter les racontars du jour : Rabbe, Jumelin, Berthet, et un nouveau venu, un Nancéien, secrétaire de la Fédération de Meurthe-et-Moselle, arrivé le matin à Paris, et qui apportait des nouvelles de l’Est.

Un socialiste allemand, avec lequel il avait fait le voyage, lui avait affirmé qu’un conseil de guerre s’était tenu, la veille au soir, à Berlin. On y avait décidé la convocation du Conseil fédéral. En Allemagne, on prévoyait pour aujourd’hui même des « décisions graves ». Les ponts sur la Moselle étaient occupés militairement par les troupes allemandes. On était à la merci d’un incident. Déjà, la veille, aux environs de Lunéville, des chevau-légers allemands avaient, en matière de provocation, franchi la frontière et galopé pendant quelques centaines de mètres sur le territoire français.

– « À Lunéville ? » dit Jacques, songeant brusquement à Daniel – à Jenny.

Il n’écoutait plus que distraitement. Le Nancéien racontait que, depuis plusieurs nuits, sur toutes les voies ferrées de l’Est, défilaient d’interminables rames de wagons vides qui ralliaient les grandes gares, pour venir ensuite s’accumuler en réserve dans la banlieue parisienne.

Jacques se taisait, le cœur serré. Il voyait, comme un spectacle réel, l’Europe glisser sur la pente fatale. Quel miracle pouvait encore provoquer le revirement sauveur, ce sursaut de l’opinion, cette brusque et massive résistance des peuples ?

Et, soudain, il eut l’envie de se rapprocher de son frère. Il ne l’avait pas revu de toute la semaine. C’était l’heure du déjeuner, l’heure où il trouverait Antoine chez lui. « Et puis », se dit-il, « cette visite m’aidera à attendre le moment d’aller chez Jenny. »

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