LVIII

– « Allons avec eux », avait dit Jacques à Jenny.

Ils étaient une dizaine qui s’étaient retrouvés au Café du Croissant pour s’en aller ensemble à Montrouge, où devait parler Max Bastien.

(Dans tous les arrondissements, ce soir, – à Grenelle, à Vaugirard, aux Batignolles, à la Villette, – les sections socialistes tenaient de petits meetings. À la Bellevilloise, Vaillant avait annoncé qu’il prendrait la parole ; on s’attendait à des bagarres. Au quartier Latin, les étudiants avaient organisé un rassemblement à Bullier.)

Ils avaient pris l’autobus jusqu’au Châtelet, le tramway jusqu’à la porte d’Orléans ; puis un autre tramway jusqu’à la place de l’Église. Là, il avait fallu descendre, et gagner à pied, par les rues populeuses, le théâtre désaffecté où avait lieu la réunion.

La soirée était étouffante ; l’air des faubourgs, empuanti. Toute la population, après manger, était dehors, désœuvrée, inquiète. Dans les grandes artères retentissaient les cris des vendeurs de journaux, qui colportaient dans la banlieue les éditions du soir.

Jenny chancelait sur les pavés de ces vieilles rues. Elle était fatiguée. Le poids de son voile de crêpe, l’odeur de teinture qui s’en dégageait à la chaleur, lui donnaient un commencement de migraine. Elle se sentait dépaysée, dans ses vêtements de deuil, parmi ces hommes dont la plupart étaient en tenue de travail ; d’instinct, elle avait retiré ses gants.

Jacques, qui marchait à côté d’elle, s’apercevait bien qu’elle avait peine à suivre ; il hésitait à lui donner le bras ; devant ses amis, il la traitait en camarade. Il lui jetait de temps à autre un coup d’œil encourageant, tout en causant avec Stefany des dernières nouvelles parvenues à l’Humanité.

Stefany fondait son optimisme sur l’agitation ouvrière, qui, selon lui, était en recrudescence. Les protestations publiques se multipliaient. Il y avait le manifeste du Parti socialiste, celui du Groupe socialiste parlementaire, celui de la Confédération générale du Travail, celui de la fédération de la Seine, celui du Bureau interfédéral de la Libre Pensée.

– « Partout on se démène, partout on menace ! » affirmait-il ; et ses yeux de jais étincelaient d’espoir.

Un socialiste irlandais, qui revenait de Westphalie, et qui dînait au Croissant, lui avait appris que ce soir même, à Essen, en plein centre métallurgique allemand, au siège des usines de guerre de Krupp, devait se produire une imposante manifestation pacifiste. L’Irlandais prétendait même que, dans des réunions privées, un grand nombre d’ouvriers avaient prôné le sabotage du travail, afin d’empêcher le gouvernement impérial de persévérer dans ses visées belliqueuses.

Dans le courant de l’après-midi, cependant, il y avait eu une alerte sérieuse. Un bruit alarmant, venu d’Allemagne, s’était répandu dans les salles de rédaction. On annonçait que le Kaiser – après avoir, sur un ton d’ultimatum, fait demander à Sazonov des éclaircissements à propos de la mobilisation russe, et après avoir reçu, comme réponse, que cette mobilisation était partielle mais ne pouvait plus être suspendue – avait donné l’ordre de préparer le décret de mobilisation. Pendant deux heures, on avait réellement cru que tout était perdu. Enfin, l’ambassade d’Allemagne avait démenti : et en termes si formels, qu’il semblait bien, en effet, que la nouvelle de la mobilisation allemande fût fausse. On apprit qu’elle avait été lancée à Berlin par le Lokalanzeiger : réplique, sur l’autre versant de la frontière, de l’incident du Paris-Midi. Ces douches successives entretenaient l’opinion dans une fébrilité dangereuse. Jaurès redoutait plus que tous les méfaits de ces paniques. Il ne cessait de répéter que le devoir, dans chaque groupement, dans chaque foyer, était de lutter contre ces peurs imprécises qui livraient les esprits à la hantise de la légitime défense, et faisaient le jeu des ennemis de la paix.

– « Tu l’as vu, depuis son retour ? » demanda Jacques.

– « Oui, je viens de travailler deux heures avec lui. »

À peine revenu de Belgique, avant même d’aller au Groupe socialiste parlementaire rendre compte des résultats qu’il rapportait de la confrontation de Bruxelles, le Patron avait rassemblé ses collaborateurs pour procéder avec eux aux préparatifs du congrès international, convoqué à Paris le 9 août ; le Parti français avait dix jours pour assurer la réussite de cette importante assemblée du socialisme européen ; il n’y avait pas une heure à perdre.

Sa présence à l’Humanité avait ranimé les énergies. Il revenait tout réconforté par la ferme position des socialistes allemands, confiant dans les promesses qu’il en avait obtenues, et plein d’un nouvel entrain pour activer la lutte. Indigné par l’attitude du gouvernement dans l’affaire de la salle Wagram, il avait aussitôt pris la résolution de tenir tête aux pouvoirs, et d’offrir aux défenseurs de la paix une éclatante revanche, en organisant pour le dimanche suivant, 2 août, un vaste meeting de protestation.

 

– « Courage », dit Jacques, en touchant le bras de Jenny. « C’est là. »

Elle vit un peloton d’agents embusqués sous un porche. Des jeunes gens vendaient la Bataille syndicaliste, le Libertaire.

Ils s’engagèrent dans une impasse où des hommes, debout, s’attardaient par groupes à pérorer, au lieu d’entrer dans le théâtre. Pourtant, la séance était commencée. La salle était pleine.

– « Tu viens pour entendre Bastien ? » dit à Jacques un militant qui sortait. « Paraît qu’il est retenu à la Fédération, et qu’il ne viendra pas. »

Jacques, déçu, faillit faire demi-tour. Mais Jenny n’était pas en état de repartir tout de suite. Sans s’occuper de ses amis, il dirigea la jeune fille vers les premiers rangs, où il avait aperçu deux places libres.

Le secrétaire de la section, un nommé Lefaur, présidait, assis, sur la scène, devant une table de jardin.

L’orateur, debout devant la rampe, était un conseiller municipal de Montrouge. Il répéta plusieurs fois que la guerre était un achronisme.

On bavardait, entre voisins, sans paraître écouter.

– « Silence ! » glapissait, par intervalles, le président, en tapant du plat de la main la table de fer.

– « Regardez de près les visages », dit Jacques, à voix basse. « On pourrait presque classer les révolutionnaires d’après leurs physionomies. Il y a ceux qui portent la révolution dans la mâchoire, et ceux qui la portent dans les yeux… »

« Et lui ? » songea Jenny. Au lieu de regarder ses voisins, elle examinait la figure de Jacques, son menton saillant et volontaire, son regard mobile, un peu dur, énergique et lumineux.

– « Allez-vous prendre la parole ? » murmura-t-elle, timidement. Elle s’était posé la question tout le long du chemin. Elle souhaitait qu’il parlât, pour l’admirer davantage ; mais elle le redoutait aussi, par une sorte de pudeur.

– « Je ne pense pas », répondit-il, en glissant sa main sous le bras de la jeune fille. « Je ne parle pas bien en public. Les quelques fois où ça m’est arrivé, j’ai toujours été paralysé par le sentiment que les mots m’entraînaient, dénaturaient les nuances, trahissaient ma vraie pensée… »

Elle n’aimait rien tant que de l’entendre ainsi s’analyser pour elle ; et pourtant, il lui semblait en général que, ce qu’il disait de lui, elle le savait déjà. Tandis qu’il parlait, elle sentait, à travers l’étoffe, la chaleur de la main qui soutenait son coude, et elle en était si bouleversée qu’elle ne pouvait plus penser qu’à cela, à cette douce brûlure qui pénétrait sa chair.

– « Vous comprenez », poursuivait-il, « j’ai toujours un peu l’impression de mentir, d’affirmer plus que je ne crois… Impression intolérable… »

C’était exact. Mais il était vrai, également, qu’il éprouvait, à prendre la parole, une ivresse capiteuse ; et qu’il réussissait presque toujours à créer, entre ses auditeurs et lui, un échange, une communion.

À la tribune, un autre militant, un gros homme à la nuque congestionnée, remplaçait le conseiller municipal. Sa voix de basse avait, dès les premiers mots, capté l’attention. Il jetait à ses auditeurs une succession de formules péremptoires, sans qu’il fût possible de suivre les associations de ses idées :

– « Le pouvoir est tombé aux mains des exploiteurs du peuple !… Le suffrage universel est une sinistre foutaise !… L’ouvrier est un serf de la féodalité industrielle !… La politique des munitionnaires capitalistes a accumulé sous le plancher de l’Europe des barils de poudre, prêts à sauter !… Peuple, veux-tu te faire trouer la peau pour assurer des dividendes aux actionnaires du Creusot ?… »

Des applaudissements nourris ponctuaient automatiquement chacune de ces affirmations courtes, essoufflées, qu’il assenait en coups de massue. Il avait l’habitude des ovations : à la fin de chaque phrase, il s’interrompait net pour les attendre, et restait une minute la bouche ouverte, comme si un hanneton lui était entré dans le gosier.

Jacques se pencha vers la jeune fille :

– « C’est stupide… Ce n’est pas ça qu’il faut leur dire… Il faut les convaincre qu’ils sont le nombre, qu’ils sont la force ! Ils le savent vaguement ; mais ils ne le sentent pas ! Il faudrait qu’ils l’apprennent par une expérience directe, décisive. C’est pour ça – aussi – qu’il est tellement important que le prolétariat, cette fois, gagne la partie ! Le jour où il aura vu, dans les faits, qu’il peut, par ses seuls moyens, mettre un obstacle infranchissable aux politiques d’agression, et faire reculer les gouvernements, alors il connaîtra vraiment sa force, alors il aura pris conscience qu’il peut tout ! Et, ce jour-là !… »

Cependant, le public commençait à se lasser des formules incohérentes de ce deuxième orateur. Dans un coin du théâtre, une discussion privée s’échauffa, dégénéra en dispute.

– « Silence ! » hurlait le secrétaire Lefaur… « Instructions du Comité central… La discipline du Parti… Du calme, citoyens !… »

Il avait une terreur manifeste de tout désordre qui pût provoquer une intervention de la police ; et son unique souci était que la réunion s’achevât sans tumulte.

L’arrivée devant la rampe d’un troisième orateur, le dernier inscrit de la soirée, rétablit momentanément le silence. C’était Lévy Mas, un professeur d’histoire à Lakanal, connu par ses écrits socialistes et ses démêlés avec l’Université. Il s’était donné pour thème de retracer les relations franco-allemandes depuis 70. Il refit, avec un grand déploiement d’érudition, un exposé de la question : et, vingt-cinq minutes après avoir commencé son discours, il arrivait à peine au meurtre de Sarajevo. Il parla de « la courageuse petite Serbie », avec une voix de gorge, qui fit trembler son lorgnon sur son nez pointu. Puis il se lança dans un parallèle entre les groupes d’alliances, entre les traités austro-allemands et franco-russes.

La salle, excédée, devenait houleuse.

– « Assez ! Au fait ! »

– « Un programme d’action ! »

– « Quoi faire ? Comment empêcher la guerre ? »

– « Silence », répétait Lefaur, de plus en plus inquiet.

– « Révoltant ! » murmura Jacques à l’oreille de Jenny. « Tous ces gens sont venus là pour recevoir un mot d’ordre, simple, clair, pratique ; et on va les laisser rentrer chez eux, la tête farcie d’histoire diplomatique, avec l’impression que tout ça est trop compliqué pour eux… qu’il n’y a rien à faire qu’à attendre l’inévitable ! »

Des interruptions fusaient :

– « Où en est-on ? Où nous mène-t-on ? »

– « On veut savoir la vérité ! »

– « Oui ! La vérité ! »

– « La vérité, citoyens ? » s’écria Lévy Mas, faisant front à l’orage. « La vérité, c’est que la France est une nation pacifique, et qu’elle le prouve, magnifiquement, depuis deux semaines, à la confusion de tous les États impérialistes ! Notre gouvernement, qu’on peut critiquer pour sa politique intérieure, a une tâche difficile ! Le devoir du Parti socialiste est de ne pas compliquer sa tâche ! Certes, nous nous refusons à faire nôtres les boniments nationalistes que la bourgeoisie inscrit à son programme ! Mais – et il faut le dire bien haut, et il faut le clamer à la face du monde – pas un Français ne refuserait de défendre son territoire contre une nouvelle invasion de l’étranger ! »

Jacques bouillait.

– « Vous entendez ? » dit-il, en se penchant de nouveau vers Jenny. « Rien ne peut mieux préparer un peuple à la guerre !… Il suffira de lui faire croire, demain, à l’imminence d’une attaque allemande, pour lui faire accepter tout ce qu’on voudra ! »

Elle leva sur lui son regard bleu :

– « Parlez ! Vous ! »

Il regardait l’orateur, sans répondre. Il sentait, autour de lui, le mécontentement grandir. Il percevait, surtout dans l’indécision de cette foule, une fièvre latente, généreuse, favorable à l’action révolutionnaire, et dont il était criminel de ne pas tirer profit.

– « Oui ! » fit-il soudain.

Et, brusquement, il leva la main pour demander la parole.

Le président le dévisagea une seconde avec attention, puis, délibérément, détourna les yeux.

Jacques griffonna son nom sur un bout de papier ; mais il n’y avait personne pour le porter jusqu’à Lefaur.

Dans le brouhaha grandissant, Lévy Mas achevait son discours :

– « Certes, la situation est délicate, citoyens ! Mais elle n’est pas désespérée, tant que le gouvernement aura l’appui du peuple pour soutenir, avec autorité, la paix menacée ! Relisez les articles de notre grand Jaurès ! Ceux qui, de l’autre côté des frontières, nous cherchent insolemment querelle, doivent sentir que, derrière nos hommes d’État et nos diplomates, la France socialiste est unanime pour la défense pacifique du Droit ! »

Il rajusta son lorgnon, échangea un coup d’œil avec le président, et, sans demander son reste, s’éclipsa dans la coulisse. Il y eut quelques applaudissements d’amis personnels, coupés de protestations vagues, de timides sifflets.

Lefaur était debout. Il faisait de grands gestes pour rétablir le calme. On crut qu’il voulait parler, on se tut un instant. Il en profita pour crier :

– « Citoyens, la séance est levée ! »

– « Non ! » rugit Jacques, de sa place.

Mais déjà l’assistance, tournant le dos à la scène, se ruait vers les trois portes de sortie qui ouvraient sur l’impasse. Le claquement des sièges à ressorts, les cris, les discussions, faisaient un vacarme qu’il était impossible de dominer.

Jacques était hors de lui. Il ne fallait, à aucun prix, que ces hommes de bon vouloir, en quête d’instructions précises, pussent quitter cette salle en plein désarroi, sans savoir ce que l’Internationale attendait d’eux !

Il se fraya un passage jusqu’au bord de la fosse d’orchestre. La scène, séparée de la salle par ce trou sombre, était inaccessible. Il écumait de rage :

– « Je demande la parole ! »

Il longea la fosse jusqu’à la baignoire d’avant-scène, prit son élan, sauta dans la loge, gagna le couloir, trouva une porte qui menait aux coulisses, bouscula des gens, et fit enfin irruption sur le plateau, qui était désert. Il criait toujours :

– « Je demande la parole ! »

Mais sa voix se perdait dans le tumulte. Devant lui, le théâtre creusait son gouffre poussiéreux, aux trois quarts vide, déjà. Il se précipita vers la table de jardin, et, frénétiquement, se mit à frapper dessus, avec ses deux poings comme sur un gong.

– « Camarades ! Je demande la parole ! »

Ceux qui étaient encore dans la salle – une cinquantaine d’hommes, peut-être – se retournèrent vers la scène.

Des voix s’élevèrent :

– « Écoutez !… Silence !… Écoutez !… »

Jacques continuait à taper sur la table, comme s’il eût sonné le tocsin. Il était pâle, échevelé. Son regard courait d’un point à l’autre de la salle. À pleins poumons, il hurlait :

– « La guerre ! La guerre ! »

Un demi-silence se fit tout à coup.

– « La guerre ! Elle est sur nous ! En vingt-quatre heures, elle peut s’abattre sur l’Europe !… Vous demandez la vérité ? La voilà ! Avant un mois, vous qui êtes là ce soir, vous pouvez tous être massacrés !… »

D’un geste véhément, il redressa la mèche qui l’aveuglait :

– « La guerre ! Vous ne la voulez pas ? Ils la veulent, eux ! Et ils vous l’imposeront ! Vous serez des victimes ! Mais vous serez aussi des coupables ! Parce que, cette guerre, il ne tient qu’à vous de l’empêcher… Vous me regardez ? Vous vous demandez tous “Que faire ?” Et c’est pour ça que vous êtes venus ici, ce soir… Eh bien, je vais vous le dire ! Car il y a quelque chose à faire ! Il y a encore une possibilité de salut ! Une seule ! L’union dans la résistance ! Le refus ! »

Plus calme, étrangement maître de lui, forçant sa voix et martelant ses mots pour se faire entendre, il reprit, après une courte pause :

– « On vous dit : “Ce qui rend les guerres possibles, c’est le capitalisme, la concurrence des nationalismes, les puissances d’argent, les trafiquants d’armes.” Et, tout ça, c’est vrai. Mais, réfléchissez. La guerre, qu’est-ce que c’est ? Est-ce seulement un conflit d’intérêts ? Malheureusement, non ! La guerre, c’est des hommes, et du sang ! La guerre, c’est des peuples mobilisés, qui se battent ! Tous les ministres responsables, tous les banquiers, tous les trusteurs, tous les munitionnaires du monde, seraient impuissants à déchaîner des guerres, si les peuples refusaient de se laisser mobiliser, si les peuples refusaient de se battre ! Les canons et les fusils ne partent pas tout seuls ! Il faut des soldats pour faire la guerre ! Et ces soldats, sur lesquels le capitalisme compte pour son œuvre de profit et de mort, c’est nous ! Aucun pouvoir légal, aucun décret de mobilisation, ne peut rien sans nous, sans notre consentement, sans notre passivité ! Notre sort dépend donc de nous seuls ! Nous sommes les maîtres de notre destin, parce que nous sommes le nombre, parce que nous sommes la force ! »

Soudain, tout chancela. Un brusque vertige… Dans un éclair, sa responsabilité lui apparut. Avait-il eu raison de prendre la parole ? Était-il sûr de posséder la vérité ?… Pendant une minute, rongé de scrupules, il fut sans défense contre un découragement total.

À ce moment, un mouvement se fit au fond du théâtre. Les retardataires avaient renoncé à sortir, et ils se rapprochaient lentement de la scène, semblables à la limaille de fer aspirée par l’aimant. En un clin d’œil, son angoisse céda, s’évanouit sans laisser aucune trace. Et, de nouveau, tout ce qu’il pensait, tout ce qu’il voulait dire à ces hommes dont l’interrogation muette montait vers lui, lui sembla clair, indiscutable.

Il fit un pas en avant, et se penchant par-dessus la rampe, il cria :

– « Ne croyez pas les journaux ! La presse ment ! »

– « Bravo ! » fit une voix.

– « La presse est à la solde des nationalismes ! Pour masquer leurs convoitises, tous les gouvernements ont besoin d’une presse mensongère qui persuade à leurs peuples qu’en se massacrant les uns les autres, chacun d’eux se sacrifie héroïquement à une cause sainte, à la défense sacrée du sol, au triomphe du Droit, de la Justice, de la Liberté, de la Civilisation !… Comme s’il y avait des guerres justes ! Comme s’il pouvait être juste de condamner des millions d’innocents au martyre, à la mort ! »

– « Bravo ! Bravo ! »

Les trois portes du fond, ouvertes sur l’impasse, s’étaient garnies de curieux qui, insensiblement poussés par ceux du dehors, finissaient par entrer et prendre place dans les fauteuils.

– « Silence ! Écoutez ! » chuchotèrent des voix.

– « Tolérerez-vous plus longtemps qu’une poignée de criminels, débordés par des événements qu’ils avaient pourtant préparés, jette sur les champs de bataille des millions d’Européens pacifiques ?… Les volontés de guerre, elles ne sont jamais du côté des peuples ! Elles sont uniquement du côté des gouvernements ! Les peuples n’ont pas d’autres ennemis que ceux qui les exploitent ! Les peuples ne sont pas ennemis les uns des autres ! Il n’y a pas un travailleur allemand qui souhaite quitter sa femme, ses enfants, son métier, pour prendre un fusil et canarder des travailleurs français ! »

Un murmure approbateur parcourut l’assistance.

Jenny se retourna. Maintenant, ils étaient deux ou trois cents, davantage peut-être, qui, le visage tendu, écoutaient.

Jacques se penchait vers cette masse mouvante, muette, et qui pourtant bruissait sur place comme un nid d’insectes. De toutes ces figures, dont il ne distinguait précisément aucune, émanait un appel qui lui conférait une importance bouleversante, imméritée ; mais, du même coup, la violence de ses convictions et de ses espoirs se trouvait décuplée. Il eut le temps de songer : « Jenny écoute. » Il respira profondément, et repartit d’un nouvel élan :

– « Allons-nous rester là, les bras croisés, à attendre stupidement qu’on nous livre au sacrifice ? Ferons-nous confiance aux protestations pacifiques des gouvernements ? Qui a précipité l’Europe dans l’inextricable chaos où elle se débat ? Serons-nous assez fous pour espérer que ces mêmes hommes d’État, ces chanceliers, ces souverains, qui, par leurs combines secrètes, nous ont mis à deux doigts de la catastrophe, puissent réussir, dans leurs conférences diplomatiques, à sauver cette paix qu’ils ont cyniquement compromise ? Non ! La paix, aujourd’hui, elle ne peut plus être sauvée par les gouvernements ! La paix, aujourd’hui, elle est entre les mains des peuples ! Entre nos mains, à nous ! »

De nouveau, des applaudissements l’interrompirent. Il s’essuya le front, et haleta, dix secondes, comme un coureur à bout de souffle. Il était conscient de sa puissance ; il sentait chacune de ses phrases pénétrer violemment les cerveaux, et, semblables à ces fusées qui font sauter des poudrières, soulever, à chaque coup, tout un arsenal de pensées séditieuses, qui n’attendaient que ce choc pour exploser.

D’un geste impatient, il exigea le silence :

– « Quoi faire ? » direz-vous. « Ne pas nous laisser faire !… »

– « Bravo ! »

– « Isolément, chacun de nous ne peut rien. Mais rassemblés, fortement unis, nous pouvons tout !… Comprenez bien ceci : la vie du pays, cet équilibre sur lequel repose la stabilité de l’État, elle dépend entièrement des travailleurs. Le peuple dispose d’une arme toute-puissante ! In-vin-ci-ble ! Et, cette arme, c’est : la grève ! La grève générale ! »

Du fond de la salle, une voix forte cria :

– « Pour que les Pruscos en profitent, et nous tombent dessus ! »

Jacques eut un haut-le-corps, et chercha l’interrupteur des yeux :

– « Au contraire ! L’ouvrier allemand marchera avec nous ! Je le sais ! Je reviens de Berlin ! J’ai vu ! J’ai vu les manifestations Unter den Linden ! J’ai entendu les clameurs de paix sous les fenêtres du Kaiser ! L’ouvrier allemand est aussi prêt que vous à faire la grève générale ! Ce qui le retient encore, c’est la peur de la Russie. À qui la faute ? À nous, à nos dirigeants, à notre absurde alliance avec le tsarisme, qui a augmenté pour l’Allemagne le péril russe. Mais réfléchissez : qu’est-ce qui pourrait le mieux assurer la sécurité du peuple allemand – c’est-à-dire arrêter la Russie dans la voie de la guerre ? C’est vous ! C’est nous, Français, par notre refus de nous battre ! En décidant la grève, nous, Français, nous faisons coup double : nous paralysons le tsarisme dans ses volontés de guerre, et nous supprimons tout obstacle à la fraternisation de l’ouvrier allemand et de l’ouvrier français ! Fraternisation dans la grève générale, déclenchée en même temps contre nos deux gouvernements ! »

La salle, soulevée, voulut applaudir. Mais Jacques ne lui en laissa pas le temps :

– « Car la grève, c’est le seul acte qui peut encore nous sauver tous ! Songez-y ! Sur un simple appel lancé par nos chefs, le même jour, à la même heure, partout à la fois, la vie du pays peut s’arrêter, bloquée net !… Un ordre de grève, et c’est, en un instant, toutes les usines, tous les magasins, toutes les administrations, qui se vident ! Sur les routes, les piquets de grévistes empêchent le ravitaillement des villes ! Le pain, la viande, le lait, sont rationnés par le comité de grève ! Plus d’eau, plus de gaz, plus d’électricité ! Plus de trains, plus d’autobus, plus de taxis ! Plus de lettres ni de journaux ! Plus de téléphone ni de télégraphe ! L’arrêt brutal de tous les rouages sociaux ! Dans les rues, une foule errante, en proie à l’angoisse. Pas d’émeutes, pas de bagarres : le silence et la peur !… Que pourrait le gouvernement contre ça ? Comment, avec sa police et ses quelques milliers de volontaires, tiendrait-il tête à cet assaut ? Comment improviserait-il des stocks ? Comment distribuerait-il des vivres à la population ? Incapable seulement de nourrir ses gendarmes et ses régiments, pressé par la panique de ceux-là mêmes qui soutenaient sa politique nationaliste, quel recours lui resterait-il, sinon de capituler ? Combien de jours… – non, je ne dis pas : combien de jours ; je dis : combien d’heures – pourrait-il lutter contre ce blocus, contre l’arrêt total de toute la vie publique ? Et, devant une pareille manifestation de la volonté des masses, quels sont les hommes d’État qui oseraient encore envisager l’éventualité d’une guerre ? Quel est le gouvernement qui se risquerait à distribuer des fusils, des cartouches, à un peuple insurgé contre lui ? »

Des applaudissements déchaînés hachaient maintenant chacune de ses phrases. Il rassembla toute son énergie pour dominer le vacarme. Jenny voyait sa figure s’empourprer, sa mâchoire trembler, les muscles et les veines de son cou se gonfler sous l’effort.

– « L’heure est grave, mais tout dépend encore de nous ! L’outil dont nous disposons est si formidable que je ne crois même pas que nous aurions besoin de nous en servir ! La seule menace de la grève – si le gouvernement avait la certitude que le monde des travailleurs sera vraiment unanime à y recourir – suffirait à changer, du jour au lendemain, l’orientation d’une politique qui nous mène à l’abîme !… Notre devoir, mes amis ? Il est simple, il est clair ! Un seul objectif : la paix ! Union par-dessus toutes nos querelles de partis ! Union dans la résistance ! Union dans le refus ! Groupons-nous autour des chefs de l’Internationale ! Exigeons d’eux qu’ils mettent tout en œuvre pour organiser la grève et préparer ce grand assaut des forces prolétariennes, dont dépend le sort du pays, et celui de l’Europe ! ».

Il s’arrêta net. Il se sentait soudain vidé de toute substance.

Jenny le dévorait des yeux. Elle le vit battre des cils, hésiter, lever le bras et agiter la main. Un sourire épuisé crispait ses lèvres. Comme ivre, il tourna sur lui-même, et disparut entre deux portants.

La foule hurlait :

– « Bravo !… Il a raison !… À bas la guerre !… La grève !… Vive la paix !… »

Les ovations continuèrent, plusieurs minutes. Les auditeurs restaient là, debout à battre des mains, à crier, pour rappeler l’orateur.

Enfin, comme l’orateur ne reparaissait pas, ils se ruèrent, en tumulte, vers les sorties.

 

L’orateur, il était effondré dans la pénombre des coulisses. Assis sur une caisse derrière un entassement de vieux décors, trempé de sueur, fiévreux, brisé, il demeurait là, les cheveux en désordre, les coudes sur les genoux et les poings dans les yeux, n’ayant d’autre désir, dans ce naufrage, que de rester le plus longtemps possible seul, caché de tous.

C’est là que Jenny, conduite par Stefany, le trouva enfin, après plusieurs minutes de recherches.

Il dressa la tête, et, rasséréné soudain, sourit à la jeune fille, arrêtée devant lui. Elle le regardait au visage, les yeux fixes, sans un mot.

– « S’agit maintenant de sortir d’ici », grommela Stefany, derrière eux.

Jacques se leva.

La salle, vide, était plongée dans l’obscurité. Du dehors, on avait fermé les portes. Mais, dans un angle de la scène, une ampoule qui brûlait en veilleuse les guida vers un couloir : il menait à une sortie de service, derrière le théâtre. Ils longèrent une cave à charbon, et débouchèrent dans une courette encombrée de planches, de tréteaux. Elle donnait dans une ruelle qui paraissait déserte.

Mais, à peine y furent-ils engagés, que deux hommes se détachèrent de l’ombre.

– « Police ! » articula l’un d’eux, en tirant, avec un geste de prestidigitateur, un carton de sa poche, et en le fourrant sous le nez de Stefany. « Voulez-vous me faire voir vos papiers, s’il vous plaît ? »

Stefany tendit à l’inspecteur sa carte de presse :

– « Journaliste ! »

Le policier jeta distraitement les yeux sur la carte. C’était l’orateur qui l’intéressait.

Par bonheur, Jacques, dans ses pérégrinations de la journée avec Jenny, était passé chez Mourlan reprendre son portefeuille. Toutefois, il avait imprudemment gardé dans une poche de son pantalon les papiers de l’étudiant genevois, qui lui avaient servi à passer la frontière allemande. « S’ils me fouillent… », songea-t-il.

L’inspecteur ne poussa pas le zèle jusque-là. Il se contenta d’examiner à la lueur d’un réverbère le passeport de Jacques, et de vérifier, d’un coup d’œil professionnel, la ressemblance de la photo d’identité. Puis il griffonna quelques indications sur son carnet, en mouillant plusieurs fois son crayon.

– « Où êtes-vous domicilié ? »

– « À Genève. »

– « Où habitez-vous, à Paris ? »

Jacques eut une seconde d’hésitation. Il avait appris chez Mourlan que la chambre de la rue du Jour, où il avait logé avant son voyage et qui lui offrait toute sécurité, n’était plus libre. Il ne s’était pas encore mis en quête d’un nouveau gîte. Il pensait aller coucher ce soir dans le garni de la rue des Bernardins, au coin du quai de la Tournelle. Ce fut l’adresse qu’il donna, et dont le policier prit note.

Puis l’homme se tourna vers Jenny, qui se tenait tout près de Jacques. Elle n’avait sur elle que des cartes de visite, et, par hasard, une enveloppe de Daniel, qui était restée dans son sac à main. L’agent ne souleva aucune difficulté, et n’inscrivit même pas le nom de la jeune fille sur son carnet.

– « Merci », dit-il poliment.

Il toucha le bord de son chapeau, et s’éloigna, suivi de son acolyte.

– « La société se défend », constata Stefany, moqueur.

Jacques, maintenant, souriait :

– « Me voilà repéré… »

Jenny avait saisi son bras et s’y agrippait. Ses traits étaient décomposés :

– « Qu’est-ce qu’ils vont vous faire ? » demanda-t-elle, d’une voix blanche.

– « Mais rien, voyons ! »

Stefany se mit à rire :

– « Que voulez-vous qu’ils nous fassent ? Nous sommes parfaitement en règle. »

– « La seule chose qui m’embête un peu », avoua Jacques, « c’est d’avoir donné mon adresse à l’hôtel Liebaert. »

– « Tu en seras quitte, demain, pour aller loger ailleurs. »

La nuit était chaude. La ruelle exhalait un relent fétide. Jenny se serrait contre Jacques. Elle n’en pouvait plus d’émotion. Elle trébucha sur les pavés inégaux, se tordit la cheville, et serait tombée, s’il ne lui avait pas donné le bras. Elle s’arrêta un instant, et s’appuya de l’épaule au mur d’un hangar. Son pied lui faisait mal.

– « Oh ! Jacques… », murmura-t-elle. « Je me sens si fatiguée… »

– « Appuyez-vous sur moi. »

Elle lui devenait plus chère encore, à cause de sa lassitude.

La ruelle aboutissait à un boulevard, où des groupes bruyants achevaient de se disperser.

– « Asseyez-vous tous les deux sur ce banc », dit Stefany, avec autorité. « Moi, je file devant, pour ne pas manquer le dernier tram. Il y a une station de taxis devant l’Hôtel de Ville. Je vais vous en envoyer un. »

Lorsque, trois minutes plus tard, l’auto vint se ranger contre le trottoir, Jenny eut honte de sa faiblesse :

– « C’est stupide : j’aurais très bien pu marcher jusqu’au tramway… » Elle s’en voulait de l’entrave qu’elle était dans la vie de Jacques, elle qui, de tout temps, avait mis un point d’honneur à écarter les attentions.

Mais, à peine fut-elle dans la voiture, qu’elle se débarrassa de son chapeau et de son voile, pour mieux se pelotonner contre lui. Elle sentait, le long de sa joue, se soulever cette poitrine d’homme, sonore et chaude. Sans bouger la tête, elle leva la main, et, à tâtons, chercha la figure de Jacques. Il sourit, et elle s’en aperçut en touchant la bouche. Alors, comme si elle avait seulement voulu s’assurer qu’il était vraiment là, elle retira sa main, et, de nouveau, se blottit entre ses bras.

La voiture ralentit. « Déjà ? » se dit-elle, avec un sentiment de regret. Mais elle se trompait ; ils n’étaient pas arrivés ; elle reconnut la porte d’Orléans, l’octroi.

Elle murmura :

– « Où allez-vous passer la nuit ? »

– « Eh bien, chez Liebaert. Pourquoi ? »

Elle faillit dire quelque chose, mais se tut. Il se penchait sur elle. Elle ferma les yeux. Les lèvres de Jacques s’attardèrent longuement sur ses paupières baissées. À ses oreilles, bourdonnaient des paroles indistinctes : « Mon petit… Ma chérie… Chérie… » Elle sentit la bouche tiède glisser le long de sa joue, frôler l’aile du nez, atteindre ses lèvres, qui se crispèrent instinctivement. Il n’osa pas insister, releva la tête, et, accentuant l’étreinte de ses bras, il la serra passionnément contre lui. D’elle-même, cette fois, elle lui tendit sa bouche. Mais il ne s’en aperçut pas : il s’était redressé ; il se dégagea, et ouvrit la portière. Elle s’aperçut alors que l’auto était arrêtée. Depuis combien de minutes ? Elle vit la façade, la porte de sa maison.

Il descendit le premier, et l’aida. Pendant qu’il payait le chauffeur, elle fit, comme une somnambule, les trois pas qui la séparaient de la sonnette. Une folle tentation lui traversa l’esprit. Mais sa mère pouvait être revenue… À la pensée de Mme de Fontanin, elle éprouva une brusque secousse, et toute son inquiétude la reprit. D’une main qui tremblait, elle appuya sur le bouton.

Quand Jacques la rejoignit, la porte venait de s’entrebâiller, et la lumière s’était allumée devant la loge.

– « Demain ? » fit-il précipitamment.

Elle baissa affirmativement la tête. Elle ne pouvait articuler un mot. Il avait pris sa main et la pressait entre les siennes.

– « Pas le matin… », reprit-il, d’une voix saccadée. « À deux heures, voulez-vous ? Je viendrai ? »

Elle fit un second signe d’acquiescement. Puis elle lui retira sa main, et poussa le battant.

Il la vit traverser d’un pas raide la zone éclairée et disparaître dans l’ombre, sans s’être retournée. Alors il laissa retomber la porte.

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