LX

– « Monsieur Jacques sait-il qu’on va avoir la guerre ? » demanda Léon. Se moquait-il ? L’accent était niaisement interrogatif, comme le regard de l’œil globuleux ; mais il y avait de la finasserie dans la lippe. Sans attendre une réponse, il ajouta : « Moi, je pars le quatrième jour. Mais j’ai toujours été ordonnance… »

On entendit, sur le palier, claquer la grille de l’ascenseur.

– « Voilà Monsieur », dit Léon. Et il alla ouvrir la porte.

Antoine poussait par l’épaule un petit bonhomme à lunettes, au poil gris, vêtu d’une jaquette d’alpaga. Jacques reconnut l’ancien secrétaire de son père.

M. Chasle, en l’apercevant, eut un haut-le-corps. Dès qu’il rencontrait un visage de connaissance, il jetait sa main sur sa bouche, comme pour étouffer un cri de surprise :

– « Ah, c’est vous ? »

Antoine, l’air absent, serra la main de son frère, sans paraître étonné de le trouver là :

– « M. Chasle faisait les cent pas sur le trottoir, en m’attendant… J’ai obtenu qu’il monte déjeuner avec nous. »

– « Une fois n’est pas coutume », susurra modestement M. Chasle.

Antoine se tourna vers le domestique :

– « Vous pouvez servir. »

Ils entrèrent tous trois dans le cabinet de consultation, où Studler, Jousselin et Roy étaient déjà réunis. Des journaux dépliés encombraient le bureau.

– « Je suis en retard parce que, après l’hôpital, j’ai passé au Quai d’Orsay », expliqua Antoine.

Il y eut un silence. Tous le regardaient, sombres.

– « Eh bien ? » dit enfin Studler.

– « Ça va mal… Très, très mal… » fit Antoine laconiquement. Il secoua la tête avec une moue découragée. Puis, élevant la voix : « Allons à table. »

Les œufs à la coque furent mangés avec une application soucieuse, sans que personne rompît le silence.

– « D’après ce que dit Rumelles », annonça soudain Antoine, sans lever les yeux de son assiette, « on a maintenant d’assez fortes raisons d’espérer que l’Angleterre marcherait avec nous. En tout cas, pas contre nous. »

– « Alors », demanda Studler, « pourquoi ne se hâte-t-elle pas de le dire ? Ça pourrait encore tout sauver ! »

Jacques ne put se retenir :

– « Pourquoi ? Mais parce qu’il n’est pas du tout certain que l’Angleterre ait le désir de tout sauver… L’Angleterre est sans doute la seule nation qui ait vraiment chance de gagner à la loterie d’une guerre générale. »

– « Tu te trompes », fit Antoine, nerveux. « Il paraît que, en haut lieu, personne à Londres ne veut la guerre. »

À la droite d’Antoine, M. Chasle, piqué sur le bord de sa chaise, écoutait. Où qu’il fût assis, il avait toujours l’air d’être sur un strapontin. Il tournait la tête de droite, de gauche, et fixait avec une attention angoissée celui qui parlait ; il en oubliait de manger. Le remue-ménage qui se faisait dans le monde dépassait sa compréhension et sa résistance nerveuse. Depuis l’avant-veille, une peur maladive, nourrie par la lecture des journaux et les conversations, s’était abattue sur le pauvre diable : et, s’il était venu ce matin, c’était avec l’espoir d’être rassuré.

Antoine prit un ton doctrinal, qui sonnait faux :

– « Le cabinet britannique se trouve composé, pour l’instant, d’hommes sincèrement pacifiques. C’est d’ailleurs, paraît-il, la meilleure équipe gouvernementale d’Europe. Grey est un homme avisé, qui manie les affaires étrangères depuis huit ans. Asquith et Churchill sont des types réfléchis et probes. Haldane est remarquablement actif, et connaît bien l’Europe. Quant à Lloyd George, son pacifisme est notoire ; il s’est toujours montre hostile aux armements. »

– « Tous des élites », confirma M. Chasle, comme si son opinion était de longue date établie.

Jacques, sur la défensive, regardait son frère, et continuait à manger, en silence.

– « Menée par de tels hommes, l’Angleterre n’a aucune envie de courir l’aventure », conclut Antoine.

Studler intervint de nouveau :

– « Alors, pourquoi Grey s’épuise-t-il, depuis dix jours, à vouloir replâtrer les choses par des trucs diplomatiques, quand le seul moyen sûr de faire reculer les Empires centraux aurait été de les avertir que, en cas de guerre, ils auraient l’Angleterre contre eux ? »

– « Eh bien, justement : c’est, paraît-il, ce qu’a fait Grey, hier, dans un entretien avec l’ambassadeur d’Allemagne. »

– « Et qu’en est-il résulté ? »

– « Rien… Rien encore… D’ailleurs, au Quai, on craint que cette déclaration ne soit trop tardive pour avoir quelque effet. »

– « Naturellement », grommela Studler. « Pourquoi avoir tant attendu ? »

– « Soyez certain que ce n’est pas par hasard », insinua Jacques. « De tous les politiciens retors qui se partagent le pouvoir en Europe, Grey semble bien le plus… »

– « Ce n’est pas du tout ce que dit Rumelles », interrompit Antoine, avec humeur ; « Rumelles a été attaché pendant trois ans à Londres ; il a souvent été en rapports avec Grey ; il en parle donc, lui, en connaissance de cause. Et il en parle, ma foi, fort intelligemment. »

– « C’est ça qui fait le charme », murmura M. Chasle, bas et comme s’adressant à lui-même.

Antoine s’était tu. Il n’avait aucune envie de discuter, ni même de raconter ce qu’il avait appris au Quai. Il était très las. Il avait passé la soirée à classer, avec Studler, des dossiers de notes médicales : à tout hasard, il tenait à laisser ses archives en ordre. Puis, après le départ du Calife, il était monté dans son bureau brûler des lettres, trier, ranger des papiers personnels. Il avait dormi deux heures, à l’aube. Dès son réveil, la lecture des journaux l’avait mis dans un état d’anxiété fébrile, que n’avaient cessé d’accroître, au cours de la matinée, les conversations, le pessimisme, le désarroi de tous. Sa consultation, ce matin, avait été particulièrement chargée. Il était sorti, harassé, de l’hôpital. Et, pour finir, cet entretien décourageant avec Rumelles… Le moral, cette fois, était sérieusement touché. La tourmente faisait chanceler les bases sur lesquelles il avait précisément construit sa vie : la science, la raison. Il découvrait soudain l’impuissance de l’esprit et, devant tant d’instincts déchaînés, l’inutilité des vertus sur lesquelles son existence laborieuse s’appuyait depuis toujours : la mesure, le bon sens, la sagesse et l’expérience, la volonté de justice… Il aurait aimé être seul, pouvoir réfléchir, lutter contre la dépression, se ressaisir, se préparer stoïquement à l’inévitable. Mais tous étaient tournés vers lui et semblaient attendre ses paroles. Il fronça les sourcils, et, rassemblant son énergie, il poursuivit :

– « Ce Grey, paraît-il, est le type de l’Anglais consciencieux, un peu défiant, un peu timoré, pas très généreux, mais d’un grand loyalisme de pensée et d’action. Tout le contraire de ce que tu crois », dit-il, en s’adressant à son frère.

– « Je le juge sur sa politique », fit Jacques.

– « Rumelles l’explique admirablement, cette politique ! Mais c’est compliqué, et je ne me rappellerai sans doute pas tout ce qu’il m’a dit… » Il soupira, et passa la main sur son front. « D’abord, Grey n’a pas les mains libres pour afficher une alliance ferme avec la France. Dans le Cabinet, il y a des hommes orientés vers l’Allemagne, comme Haldane ; et quant au peuple anglais, jusqu’à ces derniers jours, il était beaucoup plus préoccupé des difficultés irlandaises que des conséquences du meurtre de Sarajevo ; et il aurait refusé tout net l’idée d’avoir à venir se battre sur le continent pour défendre la Serbie… Donc, même si Grey avait eu la tentation d’engager plus tôt et plus nettement l’Angleterre dans le conflit, il risquait de n’être suivi, ni par ses collègues, ni par son Parlement, ni par son pays. »

Il se versa un verre de vin, ce qui lui arrivait rarement au repas de midi, et il le but d’un trait.

– « Ce n’est pas tout », reprit-il. « La question, comme toujours, est aussi d’ordre psychologique. Il semblerait que Grey, depuis le premier jour, ait eu pleinement conscience que l’Angleterre disposait de la paix et de la guerre. Mais il se serait aussi rendu compte que l’arme qu’il avait entre les mains était à double tranchant. Imaginez que le gouvernement anglais, il y a huit jours, ait donné à la France et à la Russie l’assurance publique d’un appui militaire… »

– « … nous aurions vu immédiatement Berlin changer de ton », interrompit Studler. « L’Allemagne aurait battu en retraite, forcé l’Autriche à rentrer ses griffes, et tout se serait terminé, à l’amiable, par des marchandages de chancelleries ! »

– « C’est possible, mais nullement certain. Et Grey avait, paraît-il, de bonnes raisons pour craindre le contraire : si la Russie avait appris avec certitude qu’elle pouvait compter, non seulement sur l’armée et l’argent français, mais sur la flotte et l’argent anglais, la tentation de risquer la partie, avec de tels atouts, serait sans doute devenue irrésistible… Vue sous ce jour-là », reprit Antoine, en regardant du côté de Jacques, « l’attitude de Grey prend un aspect tout différent. On comprend alors que ce soit justement son authentique désir de sauvegarder la paix qui lui ait fait adopter son jeu de bascule. Il a dit à la France : “Prenez garde, intervenez auprès de la Russie ; elle risque de vous entraîner dans un conflit pour lequel, sachez-le bien, il ne faut pas que vous comptiez sur nous.” Et, en même temps, il disait à l’Allemagne : “Attention ! Nous n’approuvons pas votre intransigeance. N’oubliez pas que notre flotte est mobilisée dans la mer du Nord ; et que nous n’avons promis à personne de rester neutres.”

Studler haussa les épaules :

– « Tout scrupuleux qu’il soit, ton Grey pourrait bien n’être qu’un grand naïf. Car la Russie devait fatalement connaître, par son service de renseignements, les menaces que Londres faisait à Berlin ; ce qui l’incitait, naturellement, à espérer l’appui anglais. Et, pendant ce temps-là, le contre-espionnage allemand rapportait à Berlin les propos peu encourageants tenus par l’Angleterre à la France et à la Russie… Et, du coup, l’Allemagne n’avait plus aucune raison de prendre au sérieux la menace anglaise… Le jeu de bascule, en fin de compte, c’est uniquement aux chances de guerre qu’il a sans doute profité ! »

C’est, d’ailleurs, à peu de chose près, ce qu’avait conclu Rumelles. Mais Antoine ne le dit pas. Il faisait une distinction méticuleuse entre les nouvelles d’ordre général qu’il pensait pouvoir, sans indiscrétion, transmettre à ses collaborateurs, et tout ce qui, dans la libre conversation du diplomate, lui semblait vues personnelles et confidences. La présence de Jacques l’inclinait à plus de circonspection encore que de coutume. Ainsi, il n’avait pas l’intention de raconter qu’on se tâtait, en haut lieu, pour savoir si le moment n’était pas venu de faire un appel direct et pressant à l’appui de la Grande-Bretagne, sous la forme, par exemple, d’une lettre personnelle du président de la République au roi George. Et, de même, il se garda bien de faire allusion à l’événement précis qui, d’après Rumelles, avait décidé Grey à jeter enfin l’épée britannique dans la balance, au cours de son entretien d’hier avec l’ambassadeur d’Allemagne. Les Allemands, paraît-il, avaient commis, l’avant-veille, le 29, une lourde maladresse : « Promettez-nous la neutralité anglaise », auraient-ils dit en substance à Londres, « nous nous engageons, après notre victoire, à respecter l’intégrité territoriale de la France : nous ne lui confisquerons que des colonies. » Ce discours outrecuidant – aggravé par le refus de s’engager à ne pas violer la neutralité belge, s’il y avait conflit, – aurait, selon Rumelles, provoqué l’indignation du Foreign Office, amené un revirement francophile dans l’esprit de tous les membres du Cabinet, et précipité plus franchement le gouvernement anglais du côté franco-russe.

Jacques avait écouté l’exposé d’Antoine sans le contredire. Mais il ne cédait pas.

– « Dans tout ça », dit-il, « Rumelles me paraît oublier un peu trop les principales données du problème. »

– « À savoir ? »

– « À savoir que, il y a dix ans, la Grande-Bretagne était encore la maîtresse incontestée des mers ; et que, si elle ne trouve pas un moyen pour arrêter coûte que coûte le développement accéléré de la flotte allemande, l’Angleterre ne sera bientôt plus qu’une puissance navale de deuxième rang. Voilà des réalités, qui sont archi-connues, mais qui expliquent tout de même plus de choses, à mon avis, que les cas de conscience et les hésitations psychologiques de Grey. »

– « Oui », renchérit Studler. « Et quel rôle joue dans la politique anglaise l’affaire du chemin de fer de Bagdad ? la mainmise allemande sur une ligne qui relie Constantinople au golfe Persique, c’est-à-dire qui mène droit aux Indes, et qui menace le canal de Suez d’une concurrence vitale ! »

– « Tout ça tend à prouver quoi ? » fit-le jeune Roy, nonchalamment.

– « Quoi ? » répéta M. Chasle, comme un écho.

– « Que l’Angleterre a d’impérieux motifs pour souhaiter une guerre qui réduirait la puissance de l’Allemagne », répondit Jacques. « Et, pour moi, ça éclaire toute la question. »

– « L’Angleterre, elle a eu déjà du fil en aiguille avec Napoléon Ier », observa finement M. Chasle. Il ajouta, avec un petit sourire guilleret : « C’est vrai que, pour la guerre, Napoléon Ier, c’était un stratagème comme ils n’en auront jamais en Allemagne ! »

Il y eut un bref silence, et une lueur ironique, vite éteinte, passa discrètement dans les regards.

– « Et malgré cela », demanda Jousselin à Jacques, « vous ne pensez pas qu’on peut croire au pacifisme actuel des dirigeants britanniques ? »

– « Non. Quand le Kaiser a déclaré : “Notre avenir est sur l’eau”, c’est à l’Angleterre qu’il jetait le gant. Pour moi, je pense que l’Angleterre est en train de le ramasser en ce moment. Elle profite de l’espoir qu’elle peut encore avoir d’écraser la seule nation d’Europe qui la gêne. Je crois que Grey, fort bien renseigné sur les intentions de la Russie, n’avait, en multipliant ses offres de médiation, aucune illusion sur leur efficacité ; je crois qu’il n’a pas cessé, volontairement, de donner le change ; je crois que, en réalité, le gouvernement anglais considère finalement comme une chance tout ce qui peut rendre inévitable cette guerre dont il a besoin – dont il a besoin, mais dont il n’a pas encore osé, et dont il n’oserait peut-être jamais, prendre lui-même l’initiative. »

Il regarda son frère. Antoine pelait un fruit et semblait s’être désintéressé de la discussion.

– « Déjà, en 1911 », observa Studler, en se tournant vers Manuel Roy, « l’Angleterre a tout fait pour envenimer perfidement les rapports franco-allemands, à propos du Maroc. Sans Caillaux… »

Les yeux de Jacques se posèrent sur Roy. Il était assis au bout de la grande table. Au nom de Caillaux, il avait brusquement levé la tête ; et l’on voyait briller ses jeunes dents.

À ce moment, Jousselin qui, depuis un instant, semblait rêveur, prit la parole. Renonçant à poursuivre l’épluchage des amandes fraîches qu’il avait dans son assiette – et que, distraitement, il s’appliquait à décortiquer, du bout de sa fourchette et de son couteau, – il promena autour de la table son regard caressant :

– « Savez-vous comment j’imagine que les historiens futurs raconteront l’histoire que nous sommes en train de vivre ? Ils diront : “En juin 14, un jour d’été, brusquement, un incendie a éclaté au centre de l’Europe. Le foyer était en Autriche. Le bûcher avait été préparé avec soin à Vienne…” »

– « … Mais », interrompit Studler, « l’étincelle était partie de Serbie ! Poussée par un violent, par un traîtreux vent du Nord-Est, qui venait tout droit de Pétersbourg ! »

– « Et les Russes », continua Jousselin, « ont aussitôt soufflé sur le feu ! »

– « … avec le consentement incompréhensible de la France… », nota Jacques. « Et, de concert, ils ont jeté sur le bûcher quantité de petits fagots qu’ils tenaient depuis longtemps au sec ! »

– « Et l’Allemagne ? » demanda Jousselin. Comme personne ne répondait, il poursuivit : « L’Allemagne, pendant ce temps-là, regardait froidement les flammes monter, et les flammèches s’envoler… Était-ce par duplicité ? »

– « Mais oui ! » cria Studler.

– « Non. C’était peut-être par sottise », interrompit Jacques. « Par sottise, et par orgueil ! Parce qu’elle se targuait follement de pouvoir, en temps voulu, circonscrire le brasier, faire la part du feu ! »

– « … et en retirer des marrons », fit Roy.

– « Ces choses-là, ça ne devrait pas exister », chuchota tristement M. Chasle.

Jousselin reprit :

– « Reste l’Angleterre… »

– « L’Angleterre », s’écria Jacques. « Pour moi, c’est simple : elle disposait, dès le début, d’une importante réserve d’eau, qui aurait parfaitement suffi à éteindre l’incendie ; et – circonstance aggravante – elle avait clairement vu le feu prendre et se propager. Mais elle s’est contentée de crier : “Au secours !” et elle s’est soigneusement gardée d’ouvrir ses vannes !… Ce qui, malgré les airs pacifiques qu’elle se sera donnés, risque fort de la faire comparaître au jugement de la postérité comme une sournoise complice des incendiaires !… »

Antoine, le nez dans son assiette, n’avait pas eu l’air d’écouter.

Le Calife tourna vers Jacques son grand œil mouillé :

– « Un point sur lequel je ne peux pas être d’accord avec vous, c’est l’attitude de l’Allemagne ! » Et, comme s’il n’était pas maître d’un trouble secret, sa voix prit tout à coup une résonance fébrile : « Je crois à la volonté de guerre de l’Allemagne ! »

– « Parbleu ! » lança Roy. « L’Allemagne a fait sien le rêve de Charles-Quint, le rêve de Napoléon ! Guerre des duchés, Sadowa, 70, autant d’étapes vers la conquête de l’Europe ! Et, entre chaque étape, accroissement intensif de sa puissance militaire, pour atteindre plus vite son but pangermaniste ! »

Studler, qui avait attendu, tête baissée, la fin de la tirade, se pencha de nouveau vers Jacques :

– « Oui, moi je crois à la préméditation cynique de l’Allemagne ! C’est elle qui, dans la coulisse, et depuis le début, tire les ficelles et fait agir l’Autriche ! »

Jacques voulut parler, mais Studler ne lui en laissa pas le temps. Le Calife semblait en proie à une agitation insolite. Il cria presque :

– « Voyons ! Ça crève les yeux ! Est-ce que l’Autriche, la déliquescente Autriche, se serait jamais permis, seule, de prendre ce ton, le ton de l’ultimatum ? et de refuser à toutes les puissances réunies le moindre délai à la réponse serbe ? et de rejeter, sans même prendre le temps d’une délibération, cette réponse qui était si conciliante ? Allons donc ! Et, si l’on supposait l’Allemagne sans arrière-pensée de guerre, comment expliquer son hostilité systématique à toutes les propositions – sincères ou non, en tout cas diplomatiquement acceptables – de l’Angleterre ? et son refus à porter le débat devant le Tribunal d’arbitrage de La Haye, comme le propose le tsar ? »

– « Tout ça peut se justifier, dans une grande mesure », hasarda Jacques. « L’Allemagne n’ignorait rien des visées belliqueuses du panslavisme russe. Et elle a toujours soutenu que l’intervention des puissances dans la querelle austro-serbe comportait, de ce fait, plus de dangers que leur abstention. »

Antoine contredit son frère avec vivacité :

– « Au Quai d’Orsay, ils n’ont jamais fait confiance aux protestations pacifiques de l’Allemagne. Ils ont acquis depuis longtemps la conviction morale… »

– « La conviction morale ! » fit Jacques.

– « … que les Empires centraux sont d’avance résolus à écarter tout ce qui pourrait empêcher, ou même retarder le conflit. »

Et, pour couper court à cette politique de chambre qui l’exaspérait, il posa sa serviette sur la table et se leva.

Tous l’imitèrent.

– « L’Allemagne, ne l’oublions pas, a fait plusieurs tentatives de conciliation, dont le gouvernement russe, dont le gouvernement français, n’ont voulu tenir aucun compte », dit Jacques à Studler, tandis qu’ils quittaient lentement la salle à manger.

– « Des feintes ! Allons ! Il lui fallait bien, malgré tout, ménager un peu l’opinion européenne ! »

Jousselin observa équitablement :

– « Mais la thèse allemande – nécessité d’une expédition punitive contre la Serbie et stricte localisation du conflit – n’impliquait nullement la volonté d’une guerre européenne… Encore moins d’une guerre contre nous ! »

– « Sans compter que », ajouta Jacques, « si réellement l’Allemagne avait eu cette volonté de guerre, ce désir d’écraser la France, pourquoi aurait-elle attendu si longtemps ? Pourquoi aurait-elle raté, depuis quinze ans, un si grand nombre d’occasions, beaucoup plus favorables que celle d’aujourd’hui ? Pourquoi n’a-t-elle pas profité de la crise franco-anglaise de Fachoda, en 1898 ? de la guerre russo-japonaise, en 1905 ? de la crise bosniaque, en 1907 ? de la crise marocaine, en 1911 ? »

– « Tout ça, je m’en fous », grommela le Calife, buté. Il répéta : « Je m’en fous ! » et enfonça ses poings dans ses poches.

M. Chasle, planté devant la porte, grignotait un quignon de pain, et s’effaçait pour laisser successivement passer les autres devant lui. Antoine fermait la marche. M. Chasle lui montra son pain, et cligna de l’œil :

– « Défunt mon père aussi en était adepte : au dessert il lui fallait sa petite croûte… Moi de même, Monsieur Antoine. C’est mon régal. » Dans son sourire, qui semblait l’excuser de tant d’indulgence envers ses faiblesses, perçait néanmoins quelque vanité d’avoir un goût si peu répandu. M. Chasle était beaucoup trop naturel pour être modeste.

Comme Jacques et Jousselin franchissaient le seuil du cabinet de consultation, où le café était servi, Studler se glissa entre eux, leur saisit les coudes, et, se penchant, reprit, sur un ton angoissé, confidentiel :

– « Je m’en fous, parce qu’on peut argumenter sans fin, et trouver des raisons à tout ! Je m’en fous, parce que nous avons tous besoin de croire que l’Allemagne est coupable, de croire que nous sommes des dupes ! Moi, quand j’ouvre un journal aujourd’hui, ce que j’y cherche d’abord – je ne m’en cache pas – ce sont des preuves de la duplicité allemande ! »

– « Mais pourquoi ? » demanda Jousselin, qui s’était arrêté, à l’entrée de la pièce.

Le Calife baissa les yeux :

– « Pour pouvoir encaisser ce qui nous arrive !… Parce que, si on se mettait à douter de la culpabilité allemande, on aurait trop de mal à faire ce qu’ils appellent tous : “notre devoir !” »

Jacques ne put retenir un rire amer :

– « Le devoir “patriotique” ! »

– « Oui » dit Studler.

– « Et vous pouvez encore le prendre en considération, ce prétendu devoir, quand vous voyez ce qu’on nous prépare en son nom ? »

Le Calife secouait les épaules comme s’il se débattait entre les mailles d’un filet.

– « Ah », reprit-il, sur un ton coléreux et suppliant, « ne m’embrouillez pas davantage !… Nous savons tous que, si, par malheur, la France mobilisait demain, malgré tout ce que nous pouvons penser, nous ne nous déroberions pas. »

Jacques ouvrait la bouche pour crier : « Moi, si ! » lorsqu’il aperçut, debout au milieu de la pièce, son frère, qui s’était retourné et qui le considérait fixement. Paralysé malgré lui, il céda à l’étrange prière qu’il lut dans ce regard : il se tut. Depuis l’arrivée d’Antoine, il était frappé du désarroi qu’il devinait chez son frère ; et il en était remué jusqu’au tréfonds – comme cette nuit, au chevet de leur père mourant, où il avait vu son aîné, qu’il jugeait invincible, éclater brusquement en sanglots.

Antoine se détourna :

– « Manuel », dit-il, « servez-nous le café, mon petit, voulez-vous ? »

– « Et puis », continua le Calife, sur un ton de plus en plus fiévreux, « je me dis : “Qui sait ? Une grande guerre européenne avancerait sans doute l’avènement du socialisme plus que ne pourraient faire vingt années de propagande en temps de paix !” »

– « Ça », dit Jousselin, « je ne vois vraiment pas comment ! Je sais bien que certains de vos doctrinaires professent cette théorie qu’il faut une guerre pour déclencher une révolution. Mais j’ai toujours pensé que c’était, comme dit gentiment le père Philip, une “vue de l’esprit”. Il faut n’avoir aucune idée de ce que sera une nation moderne sous les armes, un peuple mobilisé ! Étrange illusion, d’espérer qu’une insurrection, qui n’a pas encore pu réussir dans le laisser-aller de notre régime démocratique, deviendrait tout à coup possible le jour où tous les révolutionnaires seraient prisonniers des cadres de l’armée, à la merci d’une dictature militaire ayant droit de vie et de mort sur les individus ! »

Studler n’écoutait pas. Il regardait Jacques, fixement.

– « La guerre », reprit-il d’une voix sombre, « eh bien, quoi ? C’est trois ou quatre mois, peut-être… Mais, si, à la suite de ces épreuves, le prolétariat d’Europe se retrouvait plus fort, mieux trempé, plus uni ? Et si, après, c’en était vraiment fini de l’impérialisme, de la concurrence des armements ? Et si les peuples fondaient enfin une paix solide, la paix dans l’Internationale ? »

Jacques secouait obstinément la tête :

– « Non ! Tout ce bel avenir problématique, je n’en veux pas, si c’est au prix d’une guerre !… Tout, plutôt que l’abdication de la raison, de la justice, devant la force brutale, et le sang ! Tout, plutôt que cette horreur et cette absurdité ! Tout, tout, – plutôt que la guerre ! »

Roy, qui écoutait, lança :

– « Tout ?… même l’occupation du territoire par l’invasion ennemie ?… Alors, pour être tranquilles, proposons tout de suite aux Allemands la Meuse, les Ardennes, le Nord, le Pas-de-Calais ! Pourquoi non ? Avec un confortable débouché sur la mer ! »

Jacques haussa imperceptiblement les épaules :

– « Ça gênerait, sans doute, certains industriels du Nord. Mais pensez-vous, franchement, que, pour la majeure partie des ouvriers et des mineurs, ça changerait quelque chose d’essentiel à la misère de leur vie ? et que, si on les consultait, la plupart ne préféreraient pas ça, à la mort glorieuse sur un champ de bataille ?… » Son visage restait courageux et grave. « Je sais bien que vous considérez la guerre et la paix comme l’oscillation normale de la vie des peuples… C’est monstrueux !… Cette oscillation inhumaine, il faut l’arrêter, une fois pour toutes ! Il faut que l’humanité, délivrée de ce rythme sanguinaire, puisse librement orienter son activité vers la création d’une société meilleure ! La guerre ne résout aucun des problèmes vitaux de l’homme ! Aucun ! Elle ne fait qu’accroître la condition misérable du travailleur ! Chair à canon, pendant la guerre ; esclave plus durement asservi, après : voilà son lot ! » Il ajouta sourdement : « C’est simple : je ne vois rien – exactement rien ! – qui puisse être pire, pour un peuple, que les maux de la guerre ! »

– « Très simple », fit Roy, froidement. « Et même un peu… simpliste, si vous permettez ! Comme si un peuple n’avait rien à gagner à une guerre victorieuse ! »

– « Rien ! Jamais ! »…

La voix d’Antoine s’éleva, nette, tranchante :

– « Insoutenable ! ».

Jacques tressaillit, et tourna la tête. Jusque-là, Antoine, assis à son bureau, les yeux baissés, avait paru occupé à décacheter des lettres. En réalité, il ne perdait pas un mot de ce qui se disait à quelques mètres de lui. Sans quitter sa place, sans regarder son frère, il reprit :

– « Insoutenable ! Historiquement insoutenable ! Toute l’histoire… – à commencer par Jeanne d’Arc… »

– « Hé », interrompit plaisamment Jousselin. « Qui sait ? Peut-être que, sans la Pucelle, l’Angleterre et la France se seraient fondues en une seule nation… Au grand déshonneur de Charles VII, j’en conviens. Mais, peut-être, au grand profit des deux nations, auxquelles bien des souffrances auraient été évitées… »

Antoine haussa, les épaules :

– « Soyez sérieux, Jousselin… Nierez-vous, par exemple, que l’Allemagne n’ait rien gagné à Sadowa, ni à Sedan ? »

– « L’Allemagne ! » riposta Jacques. « La nation allemande ! Une entité… Mais le peuple ? Mais l’Allemand, l’homme du peuple allemand, qu’est-ce qu’il a gagné ? »

Roy se redressa :

– « Et si, à Pâques 1915, – ou même avant ! – la France victorieuse a reconquis son Alsace-Lorraine, étendu son territoire jusqu’à la frontière naturelle du Rhin, annexé les richesses minières de la Sarre, augmenté son empire colonial des possessions allemandes en Afrique ; si, par la force de ses armes, elle est devenue la plus grande puissance du continent, pourrait-on prétendre que le peuple français n’aura rien gagné au sacrifice de ses soldats ? »

Il se mit à rire, avec bonhomie ; puis, estimant sans doute la cause entendue, il tira son étui à cigarettes, prit une chaise, la retourna, et se campa dessus, à califourchon.

– « Pas si simple, tout ça… Pas si simple… », murmura, près de Jacques, Jousselin, pensif.

– « Ah », reprit Jacques, s’adressant à lui et baissant la voix, « je ne peux pas admettre la violence, même contre la violence ! Je ne veux laisser dans ma pensée aucune fissure par où des velléités de violence puissent se glisser !… Je me refuse à toute guerre, qu’elle soit baptisée “juste” ou “injuste” ! À toute guerre, d’où qu’elle vienne, et pour quelque motif que ce soit ! »

L’émotion l’étranglait. Il se tut. « Même la guerre civile ! » songea-t-il, se souvenant de ses controverses passionnées avec des révolutionnaires résolus à tout, comme Mithœrg. (« Ce n’est pas à un déchaînement de haine et de massacres », leur disait-il, « que je veux devoir le triomphe de cet idéal de fraternité, auquel j’ai voué ma vie… »)

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