LVI

Vers la même heure, Antoine grimpait les escaliers du Quai d’Orsay, pour aller faire à Rumelles sa piqûre. Depuis plusieurs jours, particulièrement depuis le retour du ministre, le diplomate, sur les dents jour et nuit, avait dû renoncer à venir rue de l’Université ; et, comme son organisme surmené avait plus que jamais besoin de ce coup de fouet quotidien, il avait été convenu que le docteur viendrait régulièrement au ministère. Antoine s’était prêté de bonne grâce à ce dérangement : les vingt minutes qu’il passait dans le bureau de Rumelles, le tenaient journellement au courant des fluctuations diplomatiques, et il croyait être ainsi, par un heureux hasard, l’un des quelques hommes les mieux renseignés de Paris.

Plusieurs personnes attendaient audience dans la galerie et dans le petit salon voisin. Mais l’huissier connaissait le docteur, et il l’introduisit par une porte de service.

– « Eh bien », dit Antoine, en tirant de sa poche le numéro de Paris-Midi, « tout se précipite ? »

– « Tst… » fit Rumelles, en se levant, les sourcils froncés. « Détruisez-moi ça bien vite… Nous avons démenti aussitôt ! Le gouvernement exercera des poursuites contre ce canard effronté. Pour l’instant, la police a saisi tout ce qui restait de l’édition. »

– « Alors, c’est faux ? » demanda Antoine, déjà rassuré.

– « N… non. »

Antoine, qui installait sa trousse sur un coin du bureau, leva la tête et considéra en silence Rumelles, qui, lentement, l’air harassé, se déshabillait :

– « Il est bien exact que nous avons eu, cette nuit, une chaude alerte… » Le timbre de sa voix, assourdi par la fatigue, parut changé à Antoine. « À quatre heures du matin, nous étions tous debout, et nous n’en menions pas large… Le ministre de la Guerre, et celui de la Marine, étaient mandés d’urgence à l’Élysée, où se trouvait déjà le président du Conseil ; là, pendant deux heures, on a réellement envisagé… les mesures extrêmes. »

– « Et… on ne les a pas prises ? »

– « Finalement non. Pas encore… Depuis ce matin, la consigne est même d’annoncer une légère détente. L’Allemagne a pris la peine de nous prévenir officiellement qu’elle ne mobilisait pas ; au contraire, elle “cause” activement avec Vienne et avec Pétersbourg. Il nous est donc difficile, pour l’instant, de prendre des initiatives qui risqueraient… »

– « Mais, c’est bon signe, ce geste allemand ! »

Rumelles l’arrêta d’un regard :

– « Une feinte, mon cher ! Rien de plus qu’une feinte ! Un geste de modération, pour essayer, si possible, de gagner l’Italie à la cause des Empires centraux. Un geste qui, en fait, ne peut avoir aucune conséquence : l’Allemagne sait aussi bien que nous que l’Autriche ne peut plus, et que la Russie ne veut plus, reculer. »

– « C’est effarant, ce que vous dites là… »

– « Ni l’Autriche, ni la Russie… Ni les autres, d’ailleurs… Car c’est ça, mon cher, qui rend la situation diabolique : presque partout, au sein des gouvernements il y a encore des volontés de paix ; mais, partout aussi maintenant, il y a des volontés de guerre… Acculé, par la force des choses, devant l’hypothèse menaçante, il n’y a plus un seul gouvernement qui ne se dise : “Après tout, c’est une partie à jouer… et peut-être une belle occasion à saisir !” Mais oui ! Vous savez bien que chaque nation d’Europe a, depuis toujours, en réserve, quelque but à atteindre, quelque bénéfice à tirer d’une guerre dans laquelle elle serait entraînée… »

– « Même nous ? »

– « Chez nous, les plus pacifiques de nos dirigeants se disent déjà : “Après tout, voilà peut-être le cas d’en finir avec l’Allemagne… et de reprendre l’Alsace-Lorraine.” L’Allemagne pense à rompre son encerclement ; l’Angleterre, à anéantir la marine germanique, et à chiper aux Allemands leur commerce et leurs colonies. Chacun, au-delà de la catastrophe qu’il voudrait encore éviter, aperçoit néanmoins déjà le profit qu’il pourrait peut-être réaliser… si elle se produisait. ».

Rumelles s’exprimait sur un ton bas et monocorde. Il semblait excédé de parler, et trop fatigué pour avoir la force de se taire.

– « Alors ? » fit Antoine. Il avait une telle horreur physique de l’attente et de l’incertitude, qu’il eût presque préféré, en ce moment, savoir que la guerre était déclarée et qu’il n’y avait plus qu’à partir.

– « Et puis… », commença Rumelles, sans répondre. Il se tut, passa lentement ses doigts dans sa crinière bouclée, et garda son front pressé entre ses mains.

À force de discourir sur toutes ces questions, et de les entendre développer, depuis quinze jours, du matin au soir, il ne paraissait plus avoir bien conscience de la gravité des événements qu’il annonçait. Debout, les yeux baissés, les mains aux tempes, il souriait. Les pans de sa chemise flottaient sur ses cuisses, qui étaient grasses, blanches et duvetées de blond. Son sourire ne s’adressait pas à Antoine. C’était un sourire, vague, grimaçant, presque niais : aussi peu « léonin » que possible. Les traces du plus manifeste épuisement se lisaient sur son masque bouffi, sur son front ridé, terreux, où la sueur collait des frisures grises. Il avait passé les deux dernières nuits au ministère. Il était plus que las : les secousses de cette semaine dramatique avaient usé, détruit, épuisé ses forces, comme celles du poisson qu’on a longtemps traîné en zigzag, sous l’eau. Grâce aux piqûres (et aux tablettes de kola qu’il croquait toutes les deux heures, malgré la défense d’Antoine), il parvenait à donner son effort quotidien ; mais dans un état voisin du somnambulisme. La mécanique remontée fonctionnait encore, mais il avait l’impression que quelque organe essentiel avait dû se rompre : la machine, maintenant, n’obéissait plus.

Il faisait pitié. Néanmoins Antoine voulait savoir ; il répéta :

– « Et puis ? »

Rumelles tressaillit. Il releva le front, sans retirer ses mains. Il se sentait la tête bourdonnante et fragile, prête à se fêler au moindre choc. Non, cela ne pourrait pas durer, quelque chose finirait par éclater là-dedans… À ce moment, il eût donné tout au monde, sacrifié sa carrière, ses ambitions, pour une demi-journée d’isolement, de repos total, n’importe où, fût-ce dans une cellule de prison…

Cependant, il reprit, baissant davantage la voix :

– « Et puis nous savons ceci : Berlin a prévenu Pétersbourg que, à la moindre aggravation de la mobilisation russe, l’Allemagne décréterait immédiatement sa mobilisation… Une sorte d’ultimatum ! »

– « Mais qu’est-ce qui empêche la Russie d’arrêter sa mobilisation ? » s’écria Antoine. « N’annonçait-on pas, hier, que le tsar proposait un arbitrage de la Cour de La Haye ? »

– « Exact : seulement, mon cher, le fait est là : en Russie, tout en parlant d’arbitrage, on poursuit obstinément la mobilisation ! » prononça Rumelles avec une sorte d’indifférence. « Une mobilisation qui a été commencée, non seulement sans nous avertir, mais en cachette de nous !… Et commencée depuis quand ? Certains disent depuis le 24 ! Quatre jours avant la déclaration de guerre de l’Autriche ! Cinq jours avant la mobilisation autrichienne !… Son Excellence M. Sazonov nous a nettement fait savoir, hier dans la soirée, que la Russie activait ses préparatifs militaires. M. Viviani, qui, lui, plus sincèrement, je crois, que beaucoup d’autres, désire à tout prix éviter la guerre, est littéralement atterré. Si l’ukase de mobilisation – de mobilisation générale – était enfin officiellement lancé, ce soir, à Pétersbourg, ça n’étonnerait aucun de nous !… C’est ça qui a motivé le conseil de guerre de cette nuit… Et c’est, en effet, infiniment plus grave qu’une proposition platonique d’arbitrage à La Haye ! ou même que les lettres “fraternelles” qui s’échangent, paraît-il, d’heure en heure, entre le Kaiser et son cousin le tsar !… Pourquoi, en Russie, cette obstination provocatrice ? Est-ce parce que M. Poincaré a toujours répété, prudemment, que l’appui militaire français ne serait acquis à la Russie que si l’Allemagne intervenait militairement ? On se le demande… On dirait presque que Pétersbourg veut forcer Berlin à faire le geste agressif qui obligerait la France à tenir ses engagements d’alliée !… »

Il se tut. Il regardait ses genoux avec attention, et se palpait les jambes. Hésitait-il à parler davantage ? Antoine ne le pensait pas : il avait l’impression, aujourd’hui, que le diplomate n’était plus bien en état de mesurer ce qu’il pouvait dire et ce qu’il aurait dû taire.

– « M. Poincaré a été très fort », reprit-il, sans redresser la tête. « Très fort… Jugez-en : notre ambassadeur à Pétersbourg a reçu, cette nuit même, l’ordre télégraphique de désapprouver catégoriquement la mobilisation russe, au nom de son gouvernement. »

– « À la bonne heure ! » fit Antoine, naïvement. « Je n’ai jamais été de ceux qui croient que Poincaré consentirait à la guerre. »

Rumelles ne répondit pas tout de suite.

– « M. Poincaré tient surtout à mettre notre responsabilité à couvert », murmura-t-il, avec un petit rictus imprévu. « Maintenant, voyez-vous, tardif ou non, quoi qu’il advienne, ce télégramme est là : il restera dans les archives, il fera foi de notre volonté de paix… L’honneur français est sauf… Il était temps… C’est très fort. »

Il prit le récepteur téléphonique dont la sonnerie sourde venait de se faire entendre.

– « Impossible… Dites-lui que je ne peux recevoir aucun journaliste… Non, même pas lui ! »

Antoine réfléchissait :

– « Mais, si la France voulait, encore maintenant, arrêter à coup sûr la mobilisation russe, est-ce qu’elle n’aurait pas un moyen beaucoup plus efficace qu’une désapprobation officielle ? D’après ce que vous expliquiez l’autre jour, si la Russie mobilise avant l’Allemagne, nos traités ne nous obligent pas à prêter notre appui aux Russes. Eh bien, ne suffirait-il pas de rappeler ça, sur un certain ton, à votre Sazonov, pour lui faire ralentir ses préparatifs ? »

Rumelles haussa gentiment les épaules, comme devant les bavardages d’un gamin.

– « Mon cher, les traités franco-russes d’autrefois, qu’est-ce qu’il en reste ? L’histoire dira si je me trompe, mais j’ai bien le sentiment que, dans ces deux dernières années, et surtout dans ces dernières semaines, – par le jeu subtil de l’éternelle duplicité slave, peut-être aussi par l’imprudence généreuse de nos gouvernants, – notre alliance avec la Russie a été renouvelée sans condition… et que la France est liée, d’avance, à toute action militaire de son alliée… Et que ce n’est pas l’œuvre de notre ministre des Affaires étrangères… » ajouta-t-il, à mi-voix.

– « Viviani et Poincaré sont pourtant d’accord… »

– « Peuh », fit Rumelles. « D’accord, oui, évidemment… Avec cette différence que M. Viviani a toujours résisté aux influences des militaires… Vous savez que, avant d’être président du Conseil, il était de ceux qui avaient voté contre les trois ans… Hier encore, quand il a débarqué, il avait l’air de croire fermement que tout devait, que tout pouvait s’arranger. Qu’est-ce qu’il en pense, maintenant ? Cette nuit, après le grand Conseil, il était méconnaissable, il faisait peine à voir… Si nous mobilisons, je ne serais pas surpris qu’il démissionne… »

Tout en parlant, il avait gagné, d’un pas traînard, le canapé, et s’y était allongé, sur le côté, le nez dans les coussins.

– « Aujourd’hui », reprit-il, sur le même ton doctoral, « je crois, mon cher, que c’est la cuisse droite, n’est-ce pas ? »

Antoine s’approcha pour faire la piqûre.

Il y eut une longue minute de silence.

– « Au début », marmonna Rumelles, d’une voix que les coussins assourdissaient, « c’est l’Autriche qui, systématiquement, semblait saboter tous les efforts qu’on tentait pour sauvegarder la paix. Aujourd’hui, c’est nettement la Russie… » Il se leva et commença à se rhabiller. « Ainsi, c’est elle qui vient, par son intransigeance, de neutraliser le nouvel effort de médiation anglaise. On avait sérieusement travaillé à Londres, hier, et on avait amorcé quelque chose : l’Angleterre proposait d’accepter provisoirement l’occupation de Belgrade comme un fait, comme un simple gage pris par l’Autriche ; mais d’exiger, en retour, que l’Autriche stipule ouvertement ses intentions. C’était, à tout le moins, un point de départ pour commencer des négociations. Seulement, il y fallait l’assentiment unanime des puissances. Or, la Russie a carrément refusé le sien : en exigeant, comme condition absolue, l’arrêt officiel des hostilités en Serbie et l’évacuation de Belgrade par les troupes autrichiennes ; ce qui, en l’état actuel, était vraiment demander à l’Autriche une reculade inacceptable ! Et tout est cassé, de nouveau… Non, non, mon cher ; inutile de se leurrer. La Russie obéit à une décision irrévocable, et qui ne paraît pas prise d’hier… Elle ne veut plus rien entendre ; elle ne veut plus renoncer à cette guerre qu’elle espère avantageuse ; et elle nous entraînera tous dans la danse… Nous n’y échapperons pas ! »

Il avait remis son veston. Il se dirigea machinalement vers la cheminée, pour vérifier dans la glace le nœud de sa cravate. Mais, à mi-chemin, il se détourna :

– « Et croyez-vous seulement que personne de nous sache réellement la vérité ? Il y a beaucoup plus de fausses nouvelles que de vraies… Comment s’y reconnaître ? Songez, mon cher, que, depuis quinze jours, partout, dans tous les bureaux des ministres des Affaires étrangères et des chefs d’état-major, le téléphone tinte sans arrêt, exigeant des réponses immédiates, sans laisser aux responsables surmenés le temps de la méditation ni de l’étude ! Songez que, dans tous les pays, sur les tables des chanceliers, des ministres, des chefs d’État, s’accumulent, d’heure en heure, des télégrammes chiffrés qui dénoncent les intentions cachées des nations voisines ! C’est un cliquetis forcené de nouvelles, d’affirmations contradictoires, toutes plus graves, plus urgentes les unes que les autres ! Comment y voir clair dans cet imbroglio infernal ? Tel renseignement, ultra-confidentiel, communiqué par nos services secrets, nous révèle un danger imprévu, immédiat, qui peut encore être conjuré par une riposte rapide. Impossible de vérifier. Si nous nous décidons pour la riposte, et que la nouvelle soit fausse, notre initiative aura aggravé la situation, provoqué, peut-être, un geste décisif de l’adversaire, compromis des négociations qui allaient aboutir. Mais, si nous ne ripostons pas, et que le danger soit réel ? Demain, il sera trop tard pour agir… Littéralement, l’Europe titube, comme une femme ivre, sous cette avalanche de nouvelles, à moitié vraies, à moitié fausses… »

Il allait et venait à travers la pièce, rajustant son col d’une main maladroite, et titubant presque, lui aussi, comme l’Europe, sous la confusion de ses idées.

– « Pauvres chancelleries ! » grommela-t-il. « Tout le monde leur jette la pierre… Elles seules pourtant pouvaient sauver la paix. Et elles y seraient parvenues, peut-être, si elles avaient pu consacrer tout leur effort au fond du débat ; mais leurs principales forces s’usent à ménager l’amour-propre des hommes, et des nations ! C’est pitoyable, mon cher… »

Il s’arrêta près d’Antoine, qui refermait sa trousse, en silence.

– « Et puis », reprit-il, comme s’il ne pouvait plus s’empêcher de penser tout haut, « les diplomates, les hommes de gouvernement ne sont plus les seuls, aujourd’hui, à décider… Ici, au Quai, depuis quelques jours, nous avons tous l’impression que, déjà, l’heure de la politique et de la diplomatie est passée… Il y a, maintenant, dans chaque pays, des gens qui ont pris la parole : ce sont les militaires… Ils sont les plus forts : ils parlent au nom de la sécurité nationale ; et tous les pouvoirs civils capitulent là devant… Oui, même dans les pays les moins belliqueux, le pouvoir réel est déjà aux mains de l’état-major… Et quand on en est là, mon cher… quand on en est là… » Il fit un geste vague. De nouveau, le sourire grimaçant et niais flotta sur ses lèvres.

Le téléphone sonna.

Pendant quelques secondes, il regarda fixement l’appareil.

– « Un engrenage diabolique », murmura-t-il sans lever les yeux. « Un engrenage qui semble s’être embrayé tout seul… Nous roulons à l’abîme, comme un train dont les freins étaient mal bloqués, et qui dévale une pente, emporté par son propre poids, à une vitesse qui s’accélère de minute en minute… qui est devenue vertigineuse… Les choses ont l’air d’avoir échappé… d’aller, d’aller toutes seules… sans qu’on les dirige, sans que personne les veuille… Personne… Ni les ministres ni les rois. Personne qu’on puisse nommer… Nous avons tous l’impression d’être débordés, d’être dépossédés, d’être désarmés, d’être joués… sans savoir comment ni par qui… Chacun fait ce qu’il a dit qu’il ne ferait pas ; ce que, la veille, il ne voulait absolument pas faire… Comme si tous les responsables étaient devenus des jouets – je ne sais pas – les jouets de forces, de puissances occultes, qui mèneraient la partie de très haut, de très loin… »

Il avait posé la main sur le téléphone, qu’il continuait à regarder d’un œil vague. Enfin, il se redressa. Et, avant de prendre le récepteur, il fit vers Antoine un signe amical :

– « À demain, mon cher… Excusez-moi, je ne vous reconduis pas. »

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