LVII

Antoine quitta le ministère, si las, si fiévreux, si bouleversé, qu’il décida, quoique sa journée fût très chargée, de se reposer un instant chez lui avant de continuer sa tournée. Il se répétait, sans bien parvenir à croire cela possible : « Dans un mois, peut-être… mobilisé… L’inconnu… »

En pénétrant sous la voûte, il aperçut un homme jeune qui sortait du vestibule, et qui, le voyant, s’arrêta.

C’était Simon de Battaincourt.

« Le mari », songea Antoine, sur la défensive.

Il ne l’avait pas reconnu tout de suite, bien qu’il l’eût jadis rencontré plusieurs fois, – et l’an dernier encore, lorsqu’on avait dû mettre dans le plâtre la fillette d’Anne.

Simon s’excusait :

– « J’avais cru que c’était votre jour de consultation, docteur… J’ai pris, à tout hasard, un rendez-vous pour demain ; mais, je voudrais tant repartir ce soir pour Berck… Si je pouvais, sans trop vous déranger… »

« Que diable me veut-il ? » se dit Antoine, méfiant. Il voulut être beau joueur, ne pas se dérober :

– « Dix minutes… », fit-il sans aménité. « Je m’excuse, j’ai des visites à faire toute la journée… Montez avec moi. »

Côte à côte avec cet homme dans l’étroite cabine de l’ascenseur où se mêlaient leurs souffles, leurs transpirations, Antoine, raidi dans une animosité qu’aggravait une bizarre impression de dégoût, se répétait : « Le mari d’Anne… Le mari… »

– « Vous pensez bien qu’on évitera la guerre ? » demanda subitement Battaincourt. Un vague sourire, puéril et doux, jouait sur ses lèvres.

– « Je commence à en douter », murmura Antoine, sombrement.

Les traits du jeune homme se décomposèrent :

– « C’est impossible, voyons… C’est impossible qu’on en soit arrivé là… »

Antoine, silencieux, jouait avec son trousseau de clefs. Il poussa la porte :

– « Passez. »

– « Je viens vous consulter pour ma petite Huguette… », commença Simon.

Il prononçait avec une émotion touchante le nom de cette enfant qui ne lui était rien, mais qu’il s’était pris à aimer comme sa fille, et à la guérison de laquelle il semblait s’être entièrement consacré. Il ne tarissait pas de détails sur la vie de la petite malade. Elle supportait avec une patience angélique, affirmait-il, cette longue immobilité dans le plâtre. Elle passait dehors neuf ou dix heures par jour. Il lui avait acheté une petite ânesse blanche, pour traîner le « cercueil » à travers les rues de Berck, jusqu’aux dunes. Le soir, il lui faisait la lecture, lui enseignait un peu de français, d’histoire, de géographie.

Tout en dirigeant Battaincourt jusqu’à son cabinet Antoine écoutait en silence ; et, repris par son attention professionnelle, il cherchait, au fil de ce bavardage, à rassembler des indices capables de le renseigner sur l’état physiologique de la malade. Il avait totalement oublié Anne. Ce fut seulement quand il vit Battaincourt s’enfoncer dans ce même fauteuil où, si souvent, il avait fait asseoir sa maîtresse, qu’il se dit, avec une étrange insistance : « L’homme qui est là, et qui me parle, et qui me sourit, et qui vient me confier des choses qui lui tiennent à cœur, c’est un homme que je trompe, que je vole, et qui ne le sait pas… »

Il n’en éprouva d’abord qu’une contrariété imprécise d’ordre physique, analogue au désagrément que cause un contact indésirable, voire un peu répugnant. Puis comme soudain Simon s’était tu et paraissait légèrement gêné, un soupçon traversa l’esprit d’Antoine : « Saurait-il ? »

– « Mais, ce n’est pas pour vous conter ma vie de garde-malade que j’ai fait le voyage », dit alors Battaincourt.

Le regard d’Antoine, investigateur malgré lui, incita l’autre à poursuivre :

– « C’est parce que je me pose, en ce moment, diverses questions embarrassantes… Par lettres, on risque des malentendus… J’ai préféré vous voir, pour tirer toutes ces choses au clair… »

« Et pourquoi ne saurait-il pas, après tout ? » songea rapidement Antoine.

Il y eut quelques secondes de silence, pendant lesquelles il s’abandonna aux suppositions les plus saugrenues.

– « Voilà », reprit enfin Simon : « Je ne suis pas certain que le séjour de Berck convienne tout à fait à Huguette. » Et il se lança dans des explications climatologiques.

D’après lui, les progrès s’étaient sensiblement ralentis depuis Pâques. Le médecin de Berck, qui pourtant avait intérêt à défendre son pays, n’était pas loin de penser que le voisinage de la mer était défavorable à l’enfant. L’altitude, peut-être ? Justement, Miss Mary, la gouvernante d’Huguette, avait eu, par des relations anglaises, d’extraordinaires renseignements sur un jeune médecin des Pyrénées-Orientales, qui s’était spécialisé dans les cas de ce genre, et obtenait des résultats surprenants…

Antoine, immobile, examinait ce visage fin, au profil busqué de chèvre, cette chair pâle de blond que le plein air des dunes ne réussissait pas à hâler. Il paraissait écouter, peser avec soin le pour et le contre des suggestions de Battaincourt. En réalité, il entendait à peine. Il songeait au jugement que dans ses rares heures de confidence, Anne portait sur son mari : un être nul et perfide, égoïste, vaniteux, sournoisement méchant. Jusque-là, il avait accepté ce portrait sans défiance, parce qu’elle parlait de Simon avec un détachement dédaigneux qui semblait être un gage de véracité ; mais, depuis qu’il avait le modèle sous les yeux, mille pensées confuses s’enchevêtraient dans son cerveau.

– « Est-ce que je ne devrais pas transporter Huguette à Font-Romeu ? » demanda Battaincourt.

– « Bonne idée, peut-être… Oui… », murmura Antoine.

– « Bien entendu, je m’y installerai auprès d’elle. Peu m’importe la distance, l’isolement, si l’enfant doit s’en trouver bien. Quant à ma femme… » À l’évocation d’Anne, une expression de souffrance, vite dissimulée, effleura son visage : « Elle ne vient pas beaucoup nous voir à Berck », avoua-t-il, avec un sourire qui s’efforçait à l’indulgence. « Paris est si près, vous comprenez… Elle se laisse toujours inviter par des amis, retenir malgré elle par sa vie mondaine… Mais, si elle se fixait à Font-Romeu, auprès de nous, peut-être qu’elle oublierait bientôt son Paris… »

Dans son regard passa le rêve d’une reprise d’intimité, à laquelle il était visible pourtant qu’il ne croyait guère. Sans aucun doute, il aimait cette femme, douloureusement, autant qu’au premier jour.

– « Tout changerait peut-être… », murmura-t-il mystérieusement.

Antoine distinguait bien ce par quoi le jugement d’Anne sur Simon pouvait être, en apparence, justifié. Cependant – et cette certitude s’imposait à lui avec une évidence progressive – l’homme assis là, devant lui, dans ce fauteuil, était profondément différent du portrait qu’en faisait Anne. Fausseté, égoïsme, méchanceté : autant d’accusations qui ne résistaient pas cinq minutes à l’examen, à cette intuition clairvoyante que la présence, le contact direct, éveillent chez un observateur quelque peu doué de flair. Au contraire : la droiture, la modestie naturelle, la bonté de Battaincourt, éclataient en ses moindres propos, jusque dans les gaucheries de son maintien. « Un faible, soit ! » se disait Antoine. « Un scrupuleux, sans doute, un tourmenté ; un imbécile, peut-être… Un monstre de perfidie, sûrement non ! »

Simon poursuivait tranquillement son monologue. Avec un bon regard, chargé de confiance et de gratitude, il expliquait qu’il n’avait naturellement jamais songé à prendre un parti aussi grave sans avoir l’avis d’Antoine. Il s’en remettait entièrement à lui. Il connaissait sa compétence, son dévouement. Il avait même espéré, afin qu’Antoine pût décider en connaissance de cause, qu’il viendrait à Berck, entre deux trains, revoir la petite malade. Quoique, évidemment, dans les circonstances actuelles…

Antoine, maintenant, l’écoutait attentivement. Il venait de prendre la détermination de rompre pour toujours sa liaison avec Anne.

Cela s’était-il vraiment décidé, là, en ces quelques minutes ? Ou bien, depuis longtemps déjà, cette résolution extrême était-elle prise dans la pénombre de sa volonté ? Pouvait-on même appeler résolution, cette soumission immédiate et sans débat, à une nécessité devenue soudainement urgente, impérieuse, irrésistible ?… S’il avait eu le loisir de l’analyser, sans doute eût-il pensé que son obstination, durant ces derniers jours, à éviter les téléphonages d’Anne, à se dérober aux rendez-vous successifs qu’elle lui avait fait proposer par Léon, dissimulait déjà un secret, un inconscient désir de rompre. Il eût même dû s’avouer, bien que la politique ne parût avoir aucun rôle à jouer en cette affaire, que le drame où se débattait l’Europe n’était pas étranger à ce détachement : comme si la liaison avec cette femme n’eût plus été à la mesure de certains sentiments nouveaux, à l’échelle des événements qui perturbaient le monde.

Quoi qu’il en fût, ce qui venait de hâter cette rupture, et d’en faire, presque à son insu, une chose définitive, consommée, c’était la présence de Simon dans son cabinet. Il lui avait été intolérable de se trouver, chez lui, face à face avec cet homme mystifié ; d’accueillir, avec un visage hypocritement loyal, cette considération, cette confiance ; et de voir cet homme, ignorant tout du sort qui lui était fait, s’adresser à lui comme à un ami sûr. Il s’était dit, confusément : « Ça ne va pas… Ça ne peut pas être… La vie ne doit pas être ça… Moi d’abord, oui : mon agrément, mon plaisir… Mais, derrière, il y a des êtres engagés, des destinées qu’il est monstrueux de sacrifier à la légère… C’est à cause de gens comme moi, d’existences comme la mienne, d’actes comme celui-là, que le désordre, et le mensonge, et l’injustice, et la souffrance morale, sont installés dans le monde… »

Chose curieuse, depuis la seconde où il s’était déclaré, à lui-même, sur un certain ton irrévocable : « Anne et moi, c’est fini », tout lui semblait magiquement rentré dans l’ombre. Oui, vraiment, c’était comme si rien n’avait eu lieu. Il pouvait, sans malaise aucun, regarder Battaincourt dans les yeux, lui sourire, lui prodiguer ses encouragements, ses conseils. Quand Simon, timide comme un écolier, balbutia, en se levant : « Je crois que j’ai dépassé mes dix minutes », Antoine lui toucha affectueusement l’épaule, en riant. Il le raccompagna, en bavardant, jusqu’à l’escalier. Il promit même d’aller à Berck, la semaine suivante. (Il avait, un instant, oublié tout, jusqu’à la guerre… Il y resongea soudain. Et l’idée lui vint que l’imminence du cataclysme qui menaçait de bouleverser toutes les valeurs courantes, l’aidait sans doute à accepter d’un cœur serein l’insolite de ce tête-à-tête. « Dans un mois, nous serons peut-être tués, tous les deux », se dit-il. « Que pèse tout le reste, auprès de ça ?… »)

– « Le train de huit heures trente vous met à Rang vers onze heures, et à Berck pour déjeuner », précisait déjà Simon, tout rasséréné.

– « Sauf imprévu… », stipula Antoine.

Le visage du jeune homme pâlit et se contracta. Il pressa un instant son poing contre ses lèvres. Une détresse poignante élargissait son regard. Antoine perçut distinctement que, à cette minute-là, le fils du vieux huguenot, du colonel comte de Battaincourt, tremblait devant son devoir de soldat.

– « Que deviendrait Huguette, si j’étais mobilisé ? » dit Simon, sans regarder Antoine. « Il lui resterait sa Miss… » À ce moment, les deux hommes, en même temps, et presque de la même façon, pensèrent à Anne.

Battaincourt gagna la porte, en silence. Sur le palier, il se retourna :

– « Vous partez quel jour ? »

– « Le premier… Aide-major d’un bataillon d’infanterie… Au 54e, à Compiègne… Et vous ? »

– « Le troisième… Maréchal des logis… À Verdun, 4e hussards. ».

Ils se serrèrent la main, fraternellement. Puis, après un dernier geste amical, Antoine referma doucement la porte.

Il demeura un instant, debout, immobile, le regard perdu sur le tapis. Une vision aiguë s’imposait à lui : Simon de Battaincourt, déguisé en « margis » de hussards, galopant sous le feu, à la tête de son peloton, dans une plaine d’Alsace…

La sonnerie du téléphone, brutale, le redressa.

« C’est peut-être elle », se dit-il. Il souriait durement. Une envie le prit de sauter sur l’appareil, d’en finir tout de suite.

Au bout du couloir, Léon avait décroché le récepteur :

– « Oui… Vendredi, 7 août ? Très bien… Trois heures… De la part du professeur Jeantet ?… Entendu, Monsieur, je vais inscrire… »

 

Antoine descendait l’escalier, en feuilletant son agenda, lorsque, sur le palier du premier étage, un bruit de voix connues, lui fit lever la tête. Il poussa la porte, et se dirigea vers la pièce réservée aux archives.

Studler et Roy, assis, discutaient. Ils n’avaient pas leurs blouses blanches. Autour d’eux, les journaux du jour étaient éparpillés sur les tables, les sièges.

– « Alors, mes enfants, c’est comme ça qu’on travaille ? »

Studler, sombre, haussa les épaules.

Roy se leva, sourit, et regarda Antoine, d’un air interrogateur :

– « Vous avez vu Rumelles, Patron ? »

– « Oui. Les nouvelles de Paris-Midi sont fausses. Le gouvernement a démenti. Mais tout va de plus en plus mal… » Après une pause, il ajouta laconiquement : « On tourne en rond au bord du gouffre… »

Studler grommela :

– « Et l’Allemagne se prépare !… »

– « Nous aussi, heureusement », fit Roy.

Il y eut un silence.

– « Les dernières chances de paix sont entre les mains de la classe ouvrière », soupira Studler. « Mais elle n’en aura conscience que lorsqu’il sera trop tard… Il y a, dans le peuple, à l’égard de la guerre, une espèce de fatalisme affreux… Ça s’explique, d’ailleurs : dès l’école, les gosses ont l’esprit faussé – par la façon dont on leur parle des guerres anciennes, de la gloire, du drapeau, de la Patrie… – par le prestige qu’on donne aux défilés de troupes, aux parades militaires… – et ensuite, par le service obligatoire… Nous payons cher, aujourd’hui, ces insanités ! »

Roy écoutait, narquois.

Antoine avait repris son agenda et l’examinait avec attention.

– « Au revoir », dit-il brusquement, en remettant son chapeau. « Je n’aurai jamais fini mes visites… À ce soir ! »

Les deux hommes restèrent seuls. Roy vint se planter devant le Calife :

– « Puisque, un jour ou l’autre, il fallait bien qu’on “y aille”, avouez du moins que ça ne s’annonce pas trop mal ! »

– « Ah, taisez-vous, mon petit ! »

– « Mais non… Réfléchissez, pour une fois, sans parti pris !… Nous sommes, à tout prendre, en assez bonne posture… La France a le plus grand intérêt à ce que la guerre éclate d’abord entre la Russie et l’Allemagne : ça nous assure le concours des Russes – et ça nous laisse le rôle de soutien, qui est toujours le plus favorable… D’autre part, nous avons eu le temps – je veux l’espérer – de préparer en douce notre mobilisation, sans avoir essuyé cette fameuse attaque brusquée qui était la terreur de notre état-major. Tout ça augmente nos chances… »

Studler le regardait en silence.

– « Allons ! » fit Roy, « si vous êtes de bonne foi, vous serez bien forcé d’en convenir avec moi : le moment n’est pas mal choisi pour vider cette vieille querelle, et relever enfin l’honneur national ! »

– « L’honneur national ! » grogna Studler, hors de lui.

La porte s’ouvrit et Jousselin entra.

– « Vous discutez toujours ? » fit-il, avec lassitude.

(Lui, il était en blouse. Il ne se faisait pas plus d’illusions que les autres ; il savait que, dans vingt et un jours, il ne serait sans doute plus là pour constater le résultat des ensemencements auxquels il venait de consacrer sa matinée ; mais il se faisait un devoir de travailler comme si de rien n’était. – « D’abord, ça empêche de penser », avait-il dit à Antoine, avec un triste sourire au fond de ses yeux gris.)

– « Partout le même refrain imbécile ! » lui cria Studler, en haussant les épaules. « Ici, l’honneur français ! Là-bas, l’amour-propre de l’Autriche ! En Russie, le prestige slave à défendre dans les Balkans… Comme s’il n’y avait pas mille fois plus d’“honneur” à assurer la paix des peuples, même en reconnaissant qu’on s’est trop avancé, qu’à déchaîner un massacre général ! »

Il enrageait de voir les nationalistes revendiquer toujours pour eux seuls le monopole de la noblesse, du désintéressement, des vertus héroïques, lui qui, sans adhérer à aucun parti, n’ignorait cependant pas combien les militants révolutionnaires, acharnés, dans toutes les capitales, à lutter contre les forces de guerre, avaient, plus que quiconque, le sens de la grandeur et de l’abnégation, la volonté de se dépasser pour un idéal difficile, la ferveur et la force d’âme qui font les héros.

Il ne regardait ni Jousselin, ni Roy ; son œil de prophète avait un éclat fixe et concentré.

– « L’honneur national ! » grommela-t-il, de nouveau. « Tous les grands mots sont déjà mobilisés, pour endormir les consciences !… Il faut bien masquer l’absurdité de tout ça, empêcher tout sursaut de bon sens ! Honneur ! Patrie ! Civilisation !… Et derrière ces miroirs à alouettes, qu’est-ce qu’il y a ? Des intérêts industriels, des compétitions de marchés, des combines de politiciens et d’hommes d’affaires, l’insatiable cupidité des classes dirigeantes de tous les pays ! Absurde ! Sauvegarder la civilisation ? Par les pires actes de sauvagerie ? en déchaînant les instincts les plus bas ?… Défendre la cause du Droit et de la Justice ? Par l’assassinat anonyme ? en faisant le coup de feu sur des pauvres types qui ne nous veulent aucun mal, et qu’on aura, eux aussi, décidés à marcher contre nous, à l’aide des mêmes boniments ? Absurde ! Absurde ! »

– « Bravo, Calife ! » lança Roy, dédaigneusement.

– « Allons, allons », fit Jousselin avec douceur, en lui posant la main sur l’épaule.

Il avait pour le petit Manuel Roy, leur benjamin, les mêmes sentiments qu’Antoine. Il l’aimait, sans bien démêler pourquoi. Pour son courage tranquille, pour sa généreuse naïveté. Dans ce guerrier plein d’impatience et si simplement prêt au sacrifice, il apercevait une beauté, à laquelle lui, justement, homme de laboratoire et de spéculation dans l’absolu, ne pouvait pas être insensible. Il respectait, en Roy, cet idéal de pureté, cette foi ingénue dans la régénération par la guerre – qui allaient sans doute être payés avec du sang…

– « L’honneur… », murmura-t-il. « Je crois que c’est une grande faute d’avoir laissé des valeurs morales s’introduire là où elles n’ont pas de sens : dans la lutte économique qui divise les États… Ça fausse, ça empoisonne tout. Ça paralyse toute transaction réaliste. Ça déguise en conflits sentimentaux, idéologiques, en guerres de religions, ce qui ne devrait être, et n’est rien de plus, qu’une concurrence entre des firmes commerciales ! »

– « Caillaux, en 1911, l’avait bien compris », observa fougueusement le Calife. « Sans lui… »

Roy, agressif, lui coupa la parole :

– « Vous préféreriez sans doute voir votre Caillaux aux Affaires étrangères que de le voir en cour d’assises ?… »

– « Certes, s’il était resté au pouvoir, croyez bien, mon petit, que nous n’en serions pas où nous en sommes !… Sans lui, la guerre générale, cet heureux événement dont l’approche semble combler d’aise vos amis et vous, serait, pour le bonheur des peuples, arrivée trois ans plus tôt !… Il ne parlait pas d’honneur national, lui : il parlait affaires ; il se cramponnait, envers et contre tous, au plan positif, au plan des intérêts en jeu !… Grâce à quoi, il a pu éviter le pire ! »

Jousselin vit un mauvais regard s’allumer dans les yeux de Roy. Il se hâta d’intervenir :

– « Je crois aussi que, sur ce plan-là, pour peu qu’on s’y tienne obstinément, il n’y a pas d’antagonismes qui ne puissent être résolus par des arrangements diplomatiques, par de réciproques concessions. Les intérêts transigent plus facilement que les sentiments !… Je crois, moi aussi, qu’un Caillaux… Et, si la guerre a lieu, il est fort probable que les historiens, qui ont bien su faire un sort au nez de Cléopâtre, sauront aussi, parmi la complexité des causes du conflit, donner son importance au fatal coup de revolver du Figaro… »

Roy partit d’un éclat de rire assuré :

– « Je préfère ne pas vous répondre », dit-il gaiement, « et laisser ce soin à l’avenir ! »

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