LXI

– « Pas si simple… », répéta Jousselin, en promenant autour de lui un regard lourd.

Il fit une pause, et, sur un autre ton, comme s’il poursuivait des pensées fugitives :

– « Nous, médecins, nous avons du moins cette chance qu’on ne nous enrôlerait pas pour jouer un rôle sanguinaire… Qu’on nous mobiliserait non pour tuer, mais pour guérir… »

– « Oui, oui… », dit vivement Studler, et son œil mouillé se tourna vers Jousselin avec une sorte de gratitude.

– « Et si vous n’étiez pas médecins ? » fit alors Roy, en les dévisageant, l’un après l’autre, avec une curiosité agressive. (Tous savaient qu’il n’avait jamais fait état de ses diplômes auprès des autorités militaires ; que, pendant son service, après un court stage dans le personnel de l’infirmerie, il avait obtenu sa réintégration dans la troupe ; et qu’il était, présentement, inscrit comme sous-lieutenant de réserve dans un régiment d’infanterie.)

– « Alors, mon petit Manuel », cria Antoine, « vous ne voulez décidément pas nous donner le café ? »

Il semblait chercher n’importe quel prétexte pour arrêter le débat, et disperser le groupe des discuteurs.

– « Voilà, voilà, Patron ! » fit le jeune homme. Et, sportivement, il se mit debout, en passant sa jambe par-dessus le dossier de sa chaise.

– « Isaac ! » appela Antoine.

Studler s’approcha. Antoine lui tendit une enveloppe.

– « Tiens, l’Institut de Philadelphie s’est décidé à répondre… » Et, par habitude, il ajouta : « À classer. » Studler le regarda avec étonnement, sans prendre la lettre. Antoine grimaça un bref sourire, et jeta l’enveloppe dans la corbeille à papiers.

 

Jousselin et Jacques étaient demeurés seuls, debout, dans l’angle de la vaste pièce.

– « Médecin ou non », dit Jacques, sans regarder dans la direction de son frère, mais d’une voix plus soutenue que s’il ne s’était adressé qu’à son voisin, « tout mobilisé, qui répond à l’appel, donne son adhésion à la politique nationaliste, et consent, de ce fait, à la guerre. Selon moi, la question reste donc la même pour tous : suffit-il, pour accepter de prendre un rôle dans cette tuerie, qu’un gouvernement vous en intime l’ordre ?… Même si je n’étais pas… ce que je suis », reprit-il, en se penchant vers Jousselin, « même si j’étais un citoyen soumis, satisfait des institutions de son pays, je n’admettrais pas qu’une raison d’État puisse me forcer à enfreindre ce qui est pour moi une obligation spirituelle. Un État, qui s’arroge le droit de forcer la conscience de ceux qu’il administre, n’a pas à compter sur leur collaboration. Et une société qui ne tient pas compte, avant tout, de la valeur morale des individus, ne mérite que mépris et révolte ! »

Jousselin hocha la tête :

– « J’ai été farouchement dreyfusard », dit-il, en guise de réponse.

Antoine, qui semblait occupé à son bureau, se retourna d’un bloc :

– « La question est mal posée », fit-il d’une voix coupante. Tout en parlant, il s’était levé et, regardant son frère, il s’avançait, seul, au milieu de la pièce : « Un gouvernement démocratique comme est le nôtre, – quand bien même sa politique serait contestée par une minorité d’opposition – n’est au pouvoir que parce qu’il représente légalement la volonté du plus grand nombre. C’est donc à cette volonté collective de la nation, que le mobilisé obéit en répondant à l’appel ; – quelle que puisse être son opinion personnelle sur la politique du gouvernement au pouvoir ! »

– « Tu invoques la volonté du plus grand nombre », dit Studler. « Mais la majorité, pour ne pas dire la totalité des citoyens, à l’heure actuelle, souhaite qu’il n’y ait pas la guerre ! »

Jacques reprit la parole :

– « Au nom de quoi », demanda-t-il, en évitant de s’adresser à son frère, et en regardant Jousselin avec une fixité assez gauche, « au nom de quoi cette majorité serait-elle tenue de sacrifier des principes réfléchis, légitimes, et de faire passer sa soumission de citoyen avant ses convictions les plus sacrées ? »

– « Au nom de quoi ? » s’écria Roy, redressé tout à coup comme s’il avait reçu un soufflet.

– « De quoi ? » fit, en écho, la voix de M. Chasle.

– « Au nom du pacte social », prononça fermement Antoine.

Roy dévisagea Jacques, puis Studler, comme s’il les mettait au défi de protester. Puis il haussa les épaules, pivota sur ses talons, gagna rapidement un fauteuil éloigné, dans l’embrasure d’une des fenêtres, et s’y laissa choir, le dos tourné.

Antoine, les yeux baissés, remuait nerveusement sa cuillère dans sa tasse, et paraissait se recueillir.

Il y eut un silence que Jousselin rompit avec aménité :

– « Je vous comprends très bien, Patron, et je crois, tout compte fait, que je pense comme vous… La société actuelle, qu’elle ait ou non ses tares, c’est tout de même, pour nous, pour notre génération d’adultes, une réalité. C’est une plate-forme toute faite, et relativement solide, que les générations précédentes ont construite, qu’elles nous ont laissée, – la plate-forme sur laquelle nous avons, à notre tour, trouvé notre équilibre… J’ai conscience de ça, moi aussi, très fort. »

– « Parfaitement », fit Antoine. Il continuait à tourner sa cuillère, sans lever la tête. « En tant qu’individus, nous sommes des êtres faibles, isolés, dépourvus. Notre force – la plus grande partie de notre force, et, en tout cas, la possibilité d’exercer cette force d’une façon féconde – nous la devons au groupement social qui nous rassemble, qui coordonne nos activités. Et, pour nous, ce groupement, en l’état actuel du monde, ce n’est pas un mythe : il se trouve défini, limité dans l’espace. Il porte un nom : France… »

Il parlait lentement, d’une voix triste mais, ferme, comme s’il avait depuis longtemps préparé ce qu’il disait là, et qu’il eût volontairement saisi l’occasion de le dire :

– « Nous sommes tous membres d’une communauté nationale ; et, par là, nous lui sommes pratiquement subordonnés. Entre nous et cette communauté. – qui nous permet d’être ce que nous sommes, de vivre dans une sécurité à peu près complète, et d’organiser, dans ses cadres, nos existences d’hommes civilisés – entre nous et elle, il y a, depuis des millénaires, un lien consenti, un pacte : un pacte qui nous engage tous ! Ce n’est pas une question de choix ; c’est une question de fait… Aussi longtemps que les hommes vivront en société, je pense que les individus ne pourront pas, à leur gré, se prétendre libérés de leurs obligations envers cette société qui les protège, et dont ils profitent. ».

– « Pas tous ! » coupa Studler.

Antoine l’enveloppa d’un bref coup d’œil…

– « Tous ! Inégalement peut-être ; mais, tous ! Toi, comme moi ! le prolétaire, comme le bourgeois ; le garçon de salle aussi bien que le chef de service ! Du fait que nous sommes nés membres de la communauté, nous y avons tous pris une place, dont chacun de nous tire journellement avantage. Avantage qui a pour contrepartie l’observance d’un contrat social. Or, l’une des premières clauses de ce contrat, c’est que nous respections les lois de la communauté, et que nous nous y conformions, même si, au cours de nos libres réflexions d’individus, ces lois ne nous paraissent pas toujours justes. Rejeter ces obligations, ce serait ouvrir une brèche dans l’armature des institutions qui font qu’une communauté nationale comme la France est un organisme équilibré, vivant. Ce serait ébranler l’édifice social. »

– « Oui ! » fit Jacques, à mi-voix.

– « Et qui plus est », poursuivit Antoine, avec une inflexion rageuse, « ce serait agir sans discernement : car ce serait travailler contre les intérêts réels de l’individu. Parce que le désordre qui résulterait de cette révolte anarchique aurait pour l’individu des conséquences infiniment plus néfastes que sa soumission à des lois, même défectueuses. »

– « Savoir ! » dit vivement Studler.

Antoine jeta un nouveau coup d’œil vers le Calife et, cette fois, fit un demi-pas vers lui :

– « Est-ce que nous n’avons pas sans cesse à nous soumettre, en tant que citoyens, à des lois que nous désapprouvons, en tant qu’individus ? La communauté nous autorise d’ailleurs à entrer en lutte avec elle : la liberté de penser et d’écrire existe encore en France ! Et nous avons même une arme légale pour combattre : le bulletin de vote. »

– « Parlons-en ! » riposta Studler. « Belle duperie, en France, que ton suffrage universel ! Sur quarante millions de Français, il n’y a même pas douze millions d’électeurs ! Il suffit de six millions et une voix, la moitié des votants, pour constituer ce qu’on a le front d’appeler la majorité ! Nous sommes donc trente-quatre millions d’imbéciles, soumis à la volonté de six millions d’individus, – lesquels votent, pour la plupart, tu sais comment : à l’aveuglette, sous la pression des racontars de bistrots ! Non, non, le Français n’a aucun pouvoir politique réel. A-t-il le moyen de modifier la constitution du régime ? de désapprouver, ou même de discuter, les lois nouvelles qu’on lui impose ? Il n’est même pas consulté sur les alliances que l’on contracte en son nom, et qui peuvent l’entraîner dans des conflits où il laissera sa peau ! Voilà ce qu’on appelle, en France, la souveraineté nationale ! »

– « Je te demande pardon », rectifia Antoine, posément. « Je ne me sens pas si dépourvu que tu veux bien le dire. Évidemment, je ne suis pas personnellement consulté sur chaque événement de la vie sociale. Mais, si la communauté adopte une politique qui me déplaît, libre à moi de donner mon suffrage à ceux qui la combattront au Parlement !… En attendant, aussi longtemps que mon vote n’aura pas réussi à chasser du pouvoir ceux qui, jusque-là, y représentent la volonté du plus grand nombre, et à mettre à leur place des gens qui modifieront selon mes préférences la politique de l’État, mon devoir est simple. Et indiscutable. Je suis engagé par le pacte social. Je dois plier. Je dois obéir. »

– « Dura lex, c’est lex ! » chuchota sentencieusement M. Chasle, dans un silence.

Le Calife allait et venait de long en large.

– « Reste à savoir », bougonna-t-il, « si, dans le cas présent, le désordre révolutionnaire, que provoquerait l’insoumission des mobilisés, ne serait pas un mal infiniment moins grave que… »

– « … que la plus courte des guerres ! » acheva Jacques.

À l’extrémité du cabinet, Roy fit un mouvement, et l’on entendit gémir les ressorts de son siège. Mais il ne dit rien.

– « Pour ce qui est de moi, Patron », dit doucement Jousselin, « je pense comme vous : j’obéirai… Ceci dit, je comprends que, pour d’autres, en un moment aussi exceptionnel, à la veille d’un cataclysme comme celui qui nous menace, cette soumission soit un devoir… inacceptable… inhumain. »

– « Au contraire », repartit Antoine. « Plus l’individu a conscience de la gravité de l’événement, et plus son devoir devrait lui paraître impérieux ! »

Il fit une pause, et remit son café sur le plateau, sans l’avoir bu. Son visage était contracté, sa voix tremblait.

– « Je m’interroge là-dessus depuis plusieurs jours », avoua-t-il, tout à coup, sur un ton oppressé qui fit se lever involontairement vers lui les yeux de Jacques. Il appuya quelques secondes son pouce et son index au creux de ses paupières, avant de relever la tête, et de glisser dans la direction de Jacques un étrange et vif regard. Puis, pesant ses mots :

– « Si la mobilisation était décrétée ce soir, par un gouvernement que la majorité a élu, – fût-ce même contre mon vote – eh bien, ce n’est pas parce que je penserais ceci ou cela de la guerre, ni parce que je ferais partie d’une minorité d’opposition, que j’aurais le droit de rompre délibérément le pacte, et de me dérober à des obligations qui sont les mêmes pour tous – exactement les mêmes pour tous ! »

Jacques avait écouté, sans presque intervenir, ces paroles prononcées pour lui. Il se sentait beaucoup moins révolté par la thèse d’Antoine, qu’il n’était ému, malgré lui, par l’accent humain, confidentiel, qui frémissait sous ces affirmations dogmatiques. D’ailleurs, si opposée à la sienne que fût l’attitude de son frère, il ne pouvait s’empêcher de penser que, en cette occurrence, Antoine demeurait logique, parfaitement fidèle à lui-même.

Brusquement, comme si quelqu’un l’eût violemment contredit, Antoine croisa les bras, et cria :

– « Nom de Dieu, ça serait vraiment trop commode, de pouvoir n’être citoyen que jusqu’à la guerre – exclusivement !… »

Le silence qui suivit fut particulièrement lourd.

Jousselin, dont la sensibilité enregistrait toutes les nuances, crut opportun de faire diversion. Sur un ton cordial, comme si la discussion était close et que tous fussent d’accord, il déclara, en guise de conclusion :

– « Au fond, le Patron a raison. La vie sociale est une espèce de jeu. Il faut choisir : accepter les règles, ou bien se retirer de la partie… »

– « Moi, j’ai choisi », dit, près de lui, Jacques, à mi-voix.

Jousselin tourna légèrement la tête et le considéra, une seconde, avec une attention, une émotion, involontaires. Il semblait, au-delà de cette présence réelle, apercevoir toute une destinée pathétique.

La face glabre de Léon se glissa dans l’entrebâillement de la porte :

– « On demande Monsieur au téléphone. »

Antoine se retourna et regarda le domestique en battant des cils, comme s’il venait d’être éveillé en sursaut. « Encore elle », pensa-t-il enfin.

– « C’est bon. Je viens. »

Il attendit quelques secondes, les yeux baissés, le front soucieux, et, sans hâte, quitta la pièce.

 

« Que va-t-elle me dire ? » songeait-il, en gagnant son petit bureau. « Tu ne m’aimes plus !… Tu ne m’aimes plus comme avant !… » Il arrive fatalement une heure où elles vous disent ça – toutes !… Ce que nous « n’aimons plus », on les étonnerait bien en le leur apprenant… Ce n’est pas elles, c’est nous ! C’est l’homme que nous sommes devenu, devant elles… Ce n’est pas : « Tu ne m’aimes plus », qu’elles devraient dire, mais : « Tu n’aimes plus l’homme que tu deviens dès que nous sommes ensemble… »

Il était arrivé devant l’appareil, et, sans bien réfléchir, il avait décroché le récepteur.

– « C’est toi, Tony ? »

Il eut un sursaut, une espèce de révolte. Il restait là, devant cette voix connue, trop connue, chantante et grave, douce exprès, – et ilne pouvait se décider à répondre. Une rage froide… Depuis deux jours, il se sentait délivré d’elle, de ses sortilèges. Pas seulement délivré : nettoyé… Oui, il lui semblait être lavé d’une sorte de souillure… Il songea à Simon. Non, c’était fini, fini : les amarres étaient bien rompues. Pourquoi renouer ?

Il reposa doucement le récepteur au milieu de la table et recula d’un pas. Il entendait, dans l’appareil, une sorte de grésillement… un bruit haletant, hoquetant, pareil à un râle… C’était atroce… Tant pis ! À aucun prix, il ne fallait rétablir le contact.

Mais, au lieu de retourner dans son cabinet, il alla donner un tour de clef à la porte du couloir, revint vers son divan, alluma une cigarette, et, après un dernier regard vers la table – où le récepteur s’était tu et gisait, contourné, luisant, pareil à un reptile mort, – il s’allongea pesamment parmi les coussins.

 

Devant la cheminée du cabinet, tête à tête avec Studler, M. Chasle, heureux de pouvoir à son tour prendre la parole et se faire écouter, essayait, en son verbiage impropre et sibyllin, de donner à son auditeur quelques précisions sur son négoce.

– « Les trucs nouveaux, les lubies, les petites inventions… Toujours du neuf, c’est notre devise… Quoi ? Je vous enverrai le bulletin de l’A. C., l’Association des Chercheurs… Vous verrez. Nous prenons déjà des dispositions collatérales… Il faut bien, avec cette guerre… On va transformer l’orientation… La défense nationale… Chacun dans sa sphère… Quoi ? » (Il interrogeait sans cesse, et d’une façon anxieuse, comme s’il n’avait pas bien entendu une question urgente.) « Les inventeurs nous apportent déjà du très sensationnel », continua-t-il aussitôt. « Je ne voudrais pas divulguer… Mais, par exemple, ça, je peux dire : un filtre portatif pour eau de mares et pluies… Précieux en campagne… Tous les mauvais miasmes qui déciment l’organisme du soldat… » Il eut un petit rire satisfait : « Et, plus sensationnel encore : un appareil de pointage automatique, muni d’un déclencheur de départ… Pour les fantassins à mauvaise vue… Ou même les artilleurs… »

Roy qui, de sa place, écoutait depuis un instant ces propos incohérents, se leva :

– « Automatique ? Comment ? »

– « Justement », fit Chasle, flatté. « C’est ça le charme. »

– « Mais encore ? Comment ça fonctionne-t-il ? »

Chasle eut un geste péremptoire :

– « Tout seul ! »

 

Jacques et Jousselin, toujours debout à la même place, dans l’angle des bibliothèques, causaient à voix basse :

– « Le plus irritant », disait Jacques, le front barré d’un pli rageur, « c’est de penser qu’un jour viendra, fatalement, et très proche peut-être, où l’on ne comprendra même plus que ces histoires de service armé, de nations sous les drapeaux, aient pu avoir le caractère d’un dogme, d’un devoir indiscutable et sacré ! Un jour où il paraîtra inconcevable qu’un pouvoir social ait pu s’arroger le droit de fusiller un homme parce qu’il refusait de prendre les armes !… Exactement comme il nous paraît inconcevable que, jadis, des milliers d’hommes en Europe aient pu passer en jugement et subir la torture, pour leurs convictions religieuses… »

– « Écoutez ! » s’écria Roy.

Il avait ramassé sur le bureau un journal du jour qu’il parcourait d’un air détaché, et, comiquement, à haute et intelligible voix, il lut :

– « Jeune ménage avec enfant désire louer pour trois mois petite maison tranquille avec jardin, près rivière poissonneuse, de préférence Normandie ou Bourgogne. Écrire : 3.418, bureau du journal ! »

Son rire sonnait clair. Il était vraiment le seul, aujourd’hui, qui sût encore rire.

– « Joyeux comme un collégien qui va avoir ses vacances », murmura Jacques.

– « Joyeux comme un vrai héros », rectifia Jousselin. « Quand il n’y a pas de joie, il n’y a pas d’héroïsme ; il n’y a que de la bravoure… »

M. Chasle avait tiré sa montre, et, ainsi qu’il faisait toujours avant de consulter l’heure, il écouta « la petite bête », un instant, avec le regard fixe d’un médecin auscultant. Puis il annonça, en levant les sourcils, par-dessus ses lunettes :

– « Une heure trente-sept. »

Jacques tressaillit.

– « Je suis en retard », dit-il, en serrant la main de Jousselin. « Je me sauve, sans attendre mon frère. »

 

Antoine, étendu sur son divan, perçut dans le vestibule la voix de Jacques, que Léon reconduisait vers l’escalier.

Il ouvrit précipitamment la porte :

– « Jacques !… Écoute… »

Et, comme Jacques, surpris, venait à lui :

– « Tu t’en vas ? »

– « Oui. »

– « Entre une minute », fit Antoine, d’une voix trouble, en lui touchant le bras.

Jacques était venu rue de l’Université avec le désir d’avoir avec son frère un entretien seul à seul. Il aurait voulu l’avertir de l’usage qu’il avait fait de sa fortune ; il lui déplaisait de paraître se cacher d’Antoine. Et, même, il s’était dit : « Peut-être lui parlerai-je de Jenny… » Bien qu’il fût pressé par l’heure, il accepta de bonne grâce ce tête-à-tête, et pénétra dans le petit bureau.

Antoine referma la porte.

– « Écoute », reprit-il, sans se rasseoir. « Causons sérieusement, mon petit. Qu’est-ce que… tu comptes faire, toi ? »

Jacques affecta un air étonné, et ne répondit pas.

– « Tu as été réformé. Mais, en cas de mobilisation, on revisera toutes les réformes, on enverra tout le monde au feu… Qu’est-ce que tu comptes faire, toi ? »

Jacques ne pouvait se dérober :

– « Je n’en sais rien encore », dit-il. « Pour l’instant, je suis légalement hors de leurs griffes : ils ne peuvent rien contre moi. » Devant le regard insistant de son frère, il ajouta, sèchement : « Ce que je peux te dire, c’est que je me couperais plutôt les deux mains que de me laisser mobiliser. »

Antoine détourna les yeux, une seconde.

– « C’est l’attitude la plus… »

– « … la plus lâche ? »

– « Non ; je n’ai pas pensé ça », fit Antoine, affectueusement. « Mais, peut-être : l’attitude la plus égoïste… » Comme Jacques ne bronchait pas, il poursuivait : « Ne crois-tu pas ? En un pareil moment, refuser de servir, c’est faire passer son intérêt personnel avant l’intérêt général. »

– « Avant l’intérêt national ! », riposta Jacques. « L’intérêt général, l’intérêt des masses, c’est manifestement la paix, et non la guerre ! »

Antoine fit un geste évasif, qui semblait vouloir écarter de la conversation toute controverse théorique. Mais Jacques insista :

– « L’intérêt général, c’est moi qui le sers – par mon refus ! Et je sens bien – je sens d’une façon indubitable – que ce qui se refuse en moi, aujourd’hui, c’est le meilleur ! »

Antoine retint un mouvement d’impatience :

– « Réfléchis, voyons… Quel résultat pratique peux-tu espérer de ce refus ? Aucun !… Quand tout un pays mobilise, quand l’immense majorité – comme ce serait le cas – accepte l’obligation de la défense nationale, quoi de plus vain, de plus voué à l’échec, qu’un acte isolé d’insubordination ? »

Le ton restait si volontairement mesuré, si affectueux, que Jacques en fut touché. Très calme, il regarda son frère, et esquissa même un sourire amical.

– « Pourquoi revenir là-dessus, mon vieux ? Tu sais bien ce que je pense… Je n’accepterai jamais qu’un gouvernement puisse me forcer à prendre part à une entreprise que je considère comme un crime, comme une trahison de la vérité, de la justice, de la solidarité humaine… Pour moi, l’héroïsme, il n’est pas du côté de Roy : l’héroïsme n’est pas de prendre un fusil et de courir à la frontière ! c’est de lever les crosses – et de se laisser conduire au poteau, plutôt que de se faire complice !… Sacrifice illusoire ? Qui sait ? C’est l’absurde docilité des foules qui a rendu et rend encore les guerres possibles… Sacrifice isolé ? Tant pis… Si ceux qui ont le cran de dire “non” doivent être peu nombreux, qu’y puis-je ? C’est peut-être simplement parce que… » Il hésita : « parce qu’une certaine… force d’âme ne court pas les rues… »

Antoine avait écouté, debout, étrangement immobile. Un mouvement imperceptible faisait vibrer la ligne de ses sourcils. Il regardait fixement son frère, et respirait à petites bouffées, comme un dormeur.

– « Je ne nie pas qu’il faille une force morale peu commune pour s’insurger, seul ou presque, contre un décret de mobilisation », fit-il enfin, avec douceur. « Mais c’est une force perdue… Une force qui va stupidement se briser contre un mur !… L’homme convaincu, qui se refuse à la guerre et se fait fusiller pour sa conviction, je lui accorde toute ma sympathie, toute ma pitié… Mais je le tiens pour un rêveur inutile… Et je lui donne tort. »

Jacques se contenta d’écarter légèrement les bras, comme il avait fait déjà lorsqu’il avait dit : « Qu’y puis-je ? »

Antoine le considéra un instant en silence. Il ne désespérait pas encore.

– « Les faits sont là, et nous pressent », reprit-il. « Demain, la gravité des événements – des événements qui ne dépendent plus de personne – peut obliger l’État à disposer de nous. Crois-tu vraiment que ce soit l’heure, pour nous, d’examiner si les contraintes que nous impose notre pays sont en accord avec nos opinions personnelles ? Non ! Les responsables décident, les responsables commandent… Dans mon service, quand j’ordonne d’urgence un traitement que je juge opportun, je n’admets pas qu’on le discute… »

Il leva gauchement la main vers son front, et posa une seconde ses doigts sur ses paupières, avant de continuer, avec effort :

– « Réfléchis, mon petit… Il ne s’agit pas d’approuver la guerre – crois-tu que je l’approuve ? – il s’agit de la subir. Avec révolte, si c’est notre tempérament ; mais une révolte intérieure, et que le sentiment du devoir sache museler. Marchander notre concours, au moment du danger, ce serait trahir la communauté… Oui, c’est là que serait la vraie trahison, le crime envers les autres, le manque de solidarité… Je ne prétends pas nous interdire le droit de discuter les décisions que le gouvernement va prendre. Mais plus tard. Après avoir obéi. »

Jacques ébaucha un nouveau sourire :

– « Et moi, vois-tu, je prétends qu’un individu est libre de se désintéresser totalement des prétentions nationales au nom desquelles les États se font la guerre. Je nie à l’État le droit de violenter, pour quelque motif que ce soit, les hommes dans leur conscience… Je répugne à employer toujours ces grands mots. Pourtant, c’est bien ça : c’est ma conscience qui parle plus haut, en moi, que tous les raisonnements opportunistes, comme les tiens. Et c’est elle, aussi, qui parle plus haut que vos lois… La seule façon d’empêcher que la violence ne règle le sort du monde, c’est d’abord de se refuser, soi, à toute violence ! J’estime que le refus de tuer est un signe d’élévation morale qui a droit au respect. Si vos codes et vos juges ne le respectent pas, c’est tant pis pour eux : tôt ou tard, ils auront un compte à rendre… »

– « Soit, soit… », fit Antoine, agacé de voir l’entretien dévier de nouveau vers les idées générales. Et, croisant les bras : « Mais, pratiquement, quoi ? »

Il s’avança vers son frère, et, dans un de ces mouvements spontanés qui étaient si rares entre eux, il lui saisit tendrement les épaules de ses deux mains :

– « Réponds-moi, mon petit… On mobilise demain : qu’est-ce que tu vas faire ? »

Jacques se dégagea, sans impatience, mais fermement :

– « Je continuerai à lutter contre la guerre ! Jusqu’au bout ! Par tous les moyens ! Tous !… Y compris – s’il le faut… – le sabotage révolutionnaire ! » Il avait baissé la voix, malgré lui. Il s’arrêta, oppressé : « Je dis ça… Je ne sais pas », reprit-il, après une courte pause. « Mais, une chose est sûre, Antoine, absolument sûre : moi, soldat ? Jamais ! »

Il fit l’effort de sourire une dernière fois, esquissa un bref signe d’adieu, et gagna la porte, sans que son frère cherchât à le retenir.

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