LXIII

Il était plus de neuf heures et demie. La plupart des habitués avaient quitté le restaurant. Jacques et Jenny s’installèrent sur la droite, où il y avait peu de monde.

Jaurès et ses amis formaient, à gauche de l’entrée, parallèlement à la rue Montmartre, une longue tablée, faite de plusieurs tables mises bout à bout.

– « Le voyez-vous ? » dit Jacques. « Sur la banquette, là, au milieu, le dos à la fenêtre. Tenez, il se tourne pour parler à Albert, le gérant. »

– « Il n’a pas l’air tellement inquiet », murmura Jenny, sur un ton de surprise qui ravit Jacques ; il lui prit le coude, et le serra doucement.

– « Les autres aussi, vous les connaissez ? »

– « Oui. Celui qui est à droite de Jaurès, c’est Philippe Landrieu. À sa gauche, le gros, c’est Renaudel. En face de Renaudel, c’est Dubreuihl. Et, à côté de Dubreuihl, c’est Jean Longuet. »

– « Et la femme ? »

– « Je crois que c’est Mme Poisson, la femme du type qui est en face de Landrieu. Et, à côté d’elle, c’est Amédée Dunois. Et en face d’elle, ce sont les deux frères Renoult. Et celui qui vient d’arriver, celui qui est debout près de la table, c’est un ami de Miguel Almereyda, un collaborateur du Bonnet rouge… J’ai oublié son… »

Un claquement bref, un éclatement de pneu, l’interrompit net ; suivi, presque aussitôt, d’une deuxième détonation, et d’un fracas de vitres. Au mur du fond, une glace avait volé en éclats.

Une seconde de stupeur, puis un brouhaha assourdissant. Toute la salle, debout, s’était tournée vers la glace brisée : « On a tiré dans la glace ! » – « Qui ? » – « Où ? » – « De la rue ! » Deux garçons se ruèrent vers la porte et s’élancèrent dehors, d’où partaient des cris.

Instinctivement, Jacques s’était dressé, et, le bras tendu pour protéger Jenny, il cherchait Jaurès des yeux. Il l’aperçut une seconde : autour du Patron, ses amis s’étaient levés ; lui seul, très calme, était resté à sa place, assis. Jacques le vit s’incliner lentement pour chercher quelque chose à terre. Puis il cessa de le voir.

À ce moment, Mme Albert, la gérante, passa devant la table de Jacques, en courant. Elle criait :

– « On a tiré sur M. Jaurès ! »

– « Restez là », souffla Jacques, en appuyant sa main sur l’épaule de Jenny, et la forçant à se rasseoir.

Il se précipita vers la table du Patron, d’où s’élevaient des voix haletantes : « Un médecin, vite ! » – « La police ! » Un cercle de gens, debout, gesticulant, entourait les amis de Jaurès, et empêchait d’approcher. Il joua des coudes, fit le tour de la table, parvint à se glisser jusqu’à l’angle de la salle. À demi caché par le dos de Renaudel, qui se penchait, un corps était allongé sur la banquette de moleskine. Renaudel se releva pour jeter sur la table une serviette rouge de sang. Jacques aperçut alors le visage de Jaurès, le front, la barbe, la bouche entrouverte. Il devait être évanoui. Il était pâle, les yeux clos.

Un homme, un dîneur, – un médecin, sans doute, – fendit le cercle. Avec autorité, il arracha la cravate, ouvrit le col, saisit la main qui pendait, et chercha le pouls.

Plusieurs voix dominèrent le vacarme : « Silence !… Chut !… » Les regards de tous étaient rivés à cet inconnu, qui tenait le poignet de Jaurès. Il ne disait rien. Il était courbé en deux, mais il levait vers la corniche un visage de voyant, dont les paupières battaient. Sans changer de pose, sans regarder personne, il hocha lentement la tête.

De la rue, des curieux, à flots, envahissaient le café.

La voix de M. Albert retentit :

– « Fermez la porte ! Fermez les fenêtres ! Mettez les volets ! »

Un refoulement contraignit Jacques à reculer jusqu’au milieu de la salle. Des amis avaient soulevé le corps, l’emportaient avec précaution, pour le coucher sur deux tables, rapprochées en hâte. Jacques cherchait à voir. Mais autour du blessé, l’attroupement devenait de plus en plus compact. Il ne distingua qu’un coin de marbre blanc, et deux semelles dressées, poussiéreuses, énormes.

– « Laissez passer le docteur ! »

André Renoult avait réussi à ramener un médecin. Les deux hommes foncèrent dans le rassemblement, dont la masse élastique se referma derrière eux. On chuchotait : « Le docteur… Le docteur… » Une longue minute s’écoula. Un silence angoissé s’était fait. Puis un frémissement parut courir sur toutes ces nuques ployées ; et Jacques vit ceux qui avaient conservé leur chapeau se découvrir. Trois mots, sourdement répétés, passèrent de bouche en bouche :

– « Il est mort… Il est mort… »

Les yeux pleins de larmes, Jacques se retourna pour chercher Jenny du regard. Elle était debout, prête à bondir, n’attendant qu’un signal. Elle se faufila jusqu’à lui, s’accrocha à son bras, sans un mot.

Une escouade de sergents de ville venait de faire irruption dans le restaurant, et procédait à l’évacuation de la salle. Jacques et Jenny, serrés l’un contre l’autre, se trouvèrent pris dans le remous, poussés, bousculés, entraînés vers la porte.

Au moment où ils allaient la franchir, un homme qui parlementait avec les agents réussit à pénétrer dans le café. Jacques reconnut un socialiste, un ami de Jaurès, Henri Fabre. Il était blême. Il balbutiait :

– « Où est-il ? L’a-t-on transporté dans une clinique ? »

Personne n’osa répondre. Une main timide fit un geste vers le fond de la salle. Alors, Fabre se retourna : au centre d’un espace vide, la lumière crue éclairait un paquet de vêtements noirs, allongé sur le marbre comme un cadavre de la Morgue.

Dehors, un service d’ordre improvisé s’efforçait de disperser l’attroupement qui s’était amassé devant l’immeuble, et qui obstruait le carrefour.

Jacques vit Jumelin et Rabbe qui discutaient avec les agents. Remorquant Jenny, agrippée à lui, il réussit à les rejoindre. Ils arrivaient du journal, ils n’avaient assisté à rien ; pourtant, c’est d’eux qu’il apprit comment l’homme avait tiré, de la rue, à bout portant, par la fenêtre ouverte ; et comment, après une courte poursuite, des passants l’avaient arrêté.

– « Qui est-ce ? Où est-il ? »

– « Au commissariat de la rue du Mail. »

– « Venez », dit Jacques, en entraînant Jenny.

Un rassemblement s’était formé devant le poste de police. Jacques exhiba en vain sa carte de presse : on ne laissait plus pénétrer personne.

Ils allaient s’éloigner, lorsque Cadieux sortit du commissariat, sans chapeau et courant. Jacques le happa au passage. Cadieux se retourna, et avant de reconnaître Jacques (auquel il avait cependant parlé, tout à l’heure, devant l’Humanité), il le considéra un instant, l’œil égaré. Enfin, il murmura :

– « C’est vous, Thibault ?… Voilà le premier sang versé… la première victime… À qui le tour ? »

– « L’assassin ? » demanda Jacques.

– « Un inconnu. Il s’appelle Villain. Je l’ai vu. Un type jeune, vingt-cinq ans, peut-être. »

– « Mais, pourquoi Jaurès ? Pourquoi ? »

– « Un patriote, sans doute ! Un fou… »

Il dégagea son coude que Jacques tenait, et repartit, en courant.

– « Retournons là-bas », dit Jacques.

Suspendue au bras de Jacques, silencieuse et raidie, Jenny s’efforçait de marcher au même pas que lui.

Il se pencha :

– « Vous êtes fatiguée… Si je vous installais tranquillement, quelque part ? Je viendrais vous reprendre… »

Elle était malade d’émotion, de lassitude ; mais l’idée qu’ils pussent, en un pareil moment, se séparer… Sans répondre, elle se serra davantage contre lui. Il n’insista pas ; cette vivante tiédeur, à son côté, l’aidait à lutter contre son désespoir ; et, lui non plus, il ne se souciait guère de se trouver seul.

La nuit était lourde. L’asphalte empestait. Tout alentour de la rue Montmartre, les voies étaient noires de piétons. La circulation était interrompue. Des grappes humaines se penchaient aux fenêtres. Des passants, qui ne se connaissaient pas, s’interpellaient : « Jaurès vient d’être assassiné ! »

Un cordon de sergents de ville avait à peu près réussi à faire le vide devant le Croissant, et s’efforçait de maintenir à distance les vagues déferlantes venues des boulevards, où la nouvelle s’était répandue avec la rapidité d’un court-circuit.

Comme Jacques et Jenny arrivaient au carrefour, un détachement de gardes républicains montés débouchait de la rue Saint-Marc. Le peloton dégagea d’abord l’accès de la rue de la Victoire, jusqu’à la Bourse. Puis, il vint se déployer au centre de la place, et caracola quelques minutes pour refouler les curieux contre les maisons. À la faveur du désordre – des gens timorés s’échappaient par les rues latérales – Jacques et Jenny purent se glisser au premier rang. Leurs regards étaient fixés sur la façade du sombre café, dont les volets de fer étaient descendus. Par l’entrebâillement de la porte, gardée par des sergents de ville, et qui ne s’ouvrait plus que pour le va-et-vient de la police, on apercevait, par instants, la salle violemment éclairée.

Coup sur coup, deux taxis, plusieurs limousines à cocarde, franchirent le barrage. Ceux qui en descendaient, salués par l’officier qui dirigeait le service d’ordre, s’engouffraient précipitamment dans le café, dont la porte se refermait aussitôt. Des gens renseignés murmuraient des noms : « Le Préfet de police… le docteur Paul… Le Préfet de la Seine… Le Procureur de la République… »

Enfin, par la rue de la Victoire, une voiture d’ambulance dont le timbre clair tintait sans arrêt, s’avança au trot de son petit cheval. Un peu de silence se fit. Les agents placèrent la voiture devant l’entrée du Croissant. Quatre infirmiers sautèrent sur la chaussée et entrèrent dans le restaurant, laissant béante la porte arrière du véhicule.

Dix minutes passèrent.

La foule, énervée, piétinait sur place : « Qu’est-ce qu’ils foutent là-dedans ! » – « Faut bien faire les constatations, quoi ! »

Soudain, Jacques sentit les doigts de Jenny se crisper sur sa manche. La porte du Croissant venait de s’ouvrir à doubles vantaux. Tout le monde se tut. M. Albert sortit sur le trottoir. L’intérieur du café apparut illuminé comme une chapelle, et grouillant de sergots noirs. On les vit s’écarter, faire la haie, pour livrer passage à la civière. Elle était recouverte d’une nappe. Quatre hommes, nu-tête, la portaient. Jacques reconnut des silhouettes familières : Renaudel, Longuet, Compère-Morel, Théo Bretin.

Sur place, tous les fronts, instantanément, se découvrirent. À la fenêtre d’un immeuble, un timide : « Mort à l’assassin ! » jaillit, et monta dans la nuit.

Lentement, dans un silence qui permettait de distinguer le pas des porteurs, la civière blanche franchit le seuil, traversa le trottoir, se balança quelques secondes, et, d’un seul coup, disparut au fond du véhicule. Deux hommes, aussitôt, y montèrent. Un sergent de ville grimpa près du cocher. Puis l’on perçut nettement le bruit de la portière. Alors, tandis que le cheval démarrait, et que la voiture, encadrée par un peloton d’agents cyclistes, s’engageait, en tintant, vers la Bourse, une soudaine, une sourde et houleuse rumeur, couvrit la sonnerie grêle du timbre, et, s’élevant de partout à la fois, délivra enfin des centaines de poitrines oppressées : « Vive Jaurès !… Vive Jaurès !… Vive Jaurès !… »

– « Tâchons maintenant d’aller jusqu’à l’Huma », souffla Jacques.

Mais, autour d’eux, la foule semblait avoir pris racine. Les yeux restaient obstinément tournés vers le mystère de cette façade obscure, gardée par la police.

– « Jaurès, mort… », balbutia Jacques. Il répéta, après une pause : « Jaurès, mort… Je ne parviens pas à y croire… Surtout, je ne parviens pas à imaginer, à mesurer, les conséquences… »

Peu à peu, les rangs tassés se desserraient ; il devenait possible de se déplacer.

– « Venez. »

Comment atteindre la rue du Croissant ? Inutile de songer à fendre le barrage qui gardait le carrefour ; non plus que de rejoindre les grands boulevards par la rue Montmartre.

– « Tournons l’obstacle », dit Jacques, « la rue Feydeau et le passage Vivienne ! »

Ils sortaient à peine du passage et débouchaient dans la cohue du boulevard Montmartre, lorsqu’une irrésistible poussée de foule les bouscula, les entraîna.

Ils tombaient en pleine manifestation : une colonne de jeunes patriotes, brandissant des drapeaux et gueulant la Marseillaise, dévalait du boulevard Poissonnière, en une coulée qui occupait toute la largeur de la voie, et refoulait tout devant elle.

« À bas l’Allemagne !… Mort au Kaiser !… À Berlin !… »

Jenny, soulevée, sentit qu’elle perdait l’équilibre. Elle eut l’impression qu’elle allait être arrachée à Jacques, piétinée. Elle poussa un cri de panique. Mais il avait passé le bras autour de sa taille, et il la serrait vigoureusement contre lui. Il parvint à la porter, à la pousser jusque dans l’embrasure d’une porte cochère, qui était close. Aveuglée par la poussière que remuait ce piétinement de troupeau, assourdie par la stridence des cris, des chants, terrifiée par ces visages hurlants qui frôlaient le sien avec des regards de fous, elle aperçut, presque à portée de sa main, une poignée de cuivre. Rassemblant ce qui lui restait d’énergie, elle fit un brusque effort, tendit le bras et s’agrippa à cette poignée, qui lui parut être le salut. Il était temps : elle se sentait défaillir. Elle ferma les yeux, mais ses doigts crispés sur la barre de cuivre ne lâchèrent pas prise. Elle entendait, contre son oreille, la voix essoufflée de Jacques qui répétait : « Cramponnez-vous… N’ayez pas peur… Je vous tiens… »

Quelques minutes s’écoulèrent. Il lui parut enfin que le tumulte s’éloignait. Elle rouvrit les yeux, et vit Jacques lui sourire. Le flot humain continuait à couler le long d’eux, mais moins vite, en vagues espacées, sans cris : des curieux, plutôt que des manifestants. Elle tremblait encore de tous ses membres, et ne pouvait pas reprendre haleine.

– « Courage », murmura Jacques. « Vous voyez, c’est fini… »

Elle passa la main sur son front, assujettit son chapeau et s’aperçut que son voile était déchiré. « Que dire à maman ? » songea-t-elle, étourdie.

– « Essayons de sortir de là », dit Jacques. « Vous sentez-vous la force d’avancer ? »

Le mieux était de suivre le courant, et de s’échapper par une voie latérale. Il avait renoncé à l’Humanité. Non sans une courte et involontaire irritation ; mais, ce soir, il avait charge d’âme : un être fragile, infiniment précieux, lui était confié. Il devinait que Jenny était à la limite de sa résistance nerveuse, et il n’avait plus d’autre souci que de la ramener avenue de l’Observatoire. Elle se laissait soutenir et guider. Elle ne crânait plus ; elle ne répétait plus : « Ne vous occupez pas de moi… » Elle s’appuyait, au contraire, de tout son poids sur le bras de Jacques, avec un abandon qui trahissait malgré elle le degré de son épuisement.

À petits pas, ils gagnèrent la place de la Bourse, sans rencontrer un taxi. Trottoirs et chaussée étaient envahis par les piétons. Tout Paris semblait dehors. Dans les salles de cinéma, la nouvelle du crime avait été projetée sur l’écran au milieu de la représentation, et, partout, la séance avait été levée, dans l’angoisse. Les gens qui les dépassaient parlaient haut, et des mêmes choses. Jacques saisissait au passage des bribes de conversation : « La gare du Nord et la gare de l’Est sont occupées par la troupe, depuis ce soir… » – « Qu’est-ce qu’on attend ? Pourquoi la mobilisation n’était-elle pas encore… » – « Au point où nous en sommes, voyons ! il faudrait un miracle, pour… » – « Moi, j’ai télégraphié à Charlotte qu’elle revienne demain, avec les enfants… » – « Je lui ai dit : Madame ! si vous aviez un fils de vingt-deux ans, peut-être que vous ne parleriez pas comme ça ! ! ! »

Les crieurs de journaux se faufilaient entre les groupes :

– « Assassinat de Jaurès ! »

Place de la Bourse, aucune voiture n’était en station.

Jacques fit asseoir Jenny sur l’entablement des grilles. Il restait près d’elle, debout, tête baissée. Il murmura, de nouveau :

– « Jaurès, mort… »

Il pensait : « Qui recevra demain le délégué allemand ? Et qui, maintenant, nous défendra ? Jaurès est le seul qui n’aurait jamais désespéré… Le seul que le gouvernement ne serait jamais parvenu à faire taire… Le seul, peut-être, qui pouvait encore empêcher la mobilisation… »

Des gens pressés entraient dans le bureau de poste, dont les fenêtres illuminées éclairaient le trottoir. C’était là qu’il était venu expédier la dépêche à Daniel, le soir du suicide Fontanin, le soir où il avait revu Jenny… Pas même quinze jours !…

Sur la façade du kiosque à journaux, les éditions spéciales arboraient des manchettes menaçantes : Toute l’Europe en armes… La situation s’aggrave d’heure en heure… Les ministres sont en délibération à l’Élysée pour prendre les décisions que comportent les mesures provocantes de l’Allemagne…

Un ivrogne qui passait devant eux en zigzaguant, lança, d’une voix avinée : « À bas la guerre ! » Et Jacques remarqua que, ce soir, c’était la première fois qu’il entendait ce cri. C’eût été puéril d’en tirer une conclusion. Néanmoins, le fait était frappant : ni devant la dépouille de Jaurès ni sur les boulevards, devant les patriotes qui clamaient : « À bas Berlin ! » aucune voix n’avait poussé le cri de révolte, qui l’avant-veille encore, retentissait spontanément dans toutes les manifestations de la rue.

Un taxi libre passa, de l’autre côté de la place. Des gens le hélaient. Jacques courut, sauta sur le marchepied, amena l’auto devant Jenny.

Ils s’y jetèrent, l’un contre l’autre, sans un mot. Ils étaient dans le même état d’anxiété et de détresse, choqués comme s’ils venaient d’échapper à un accident. Mais cette voiture les isolait enfin de l’univers hostile. Jacques avait pris Jenny dans ses bras ; il l’étreignit avec force : en dépit de sa lassitude, il éprouvait une sorte d’exaltation paradoxale, un goût de vivre plus violent que jamais.

– « Jacques », souffla Jenny à son oreille, « où allez-vous passer la nuit ? » Et, vite, comme si elle récitait une phrase préparée : « Venez à la maison. Là, vous ne risquez rien. Vous vous reposerez sur le divan de Daniel. »

Il ne répondit pas tout de suite. Il pétrissait entre ses doigts la main de la jeune fille, une main qui n’était pas seulement, comme de coutume, sans résistance et douce, mais brûlante, nerveuse, vivante, et qui semblait rendre les caresses.

– « Je veux bien », dit-il, simplement.

 

Ce fut seulement au bas de l’escalier, quelques instants plus tard, – au moment où, marchant derrière Jenny, il s’aperçut qu’il étouffait machinalement son pas pour longer la baie vitrée de la loge – qu’il eut conscience de la situation, et mesura du même coup la preuve de confiance et d’amour que Jenny lui donnait : elle était seule à Paris, et elle lui offrait, à l’insu de Mme de Fontanin, à l’insu de Daniel, de passer la nuit chez elle… La gêne qu’il en ressentit, Jenny devait l’éprouver, pensait-il, jusqu’à l’angoisse. Il se trompait : elle agissait, après réflexion, conformément à ce qu’elle jugeait être bien, et ne s’inquiétait de rien autre. Depuis la rencontre des policiers, elle tremblait pour Jacques. L’espoir qu’il consentirait à se réfugier avenue de l’Observatoire, l’obsédait. Et ce projet – qui, huit jours plus tôt, ne lui aurait pas même paru convenable – avait si bien pris racine dans son esprit, qu’elle n’en distinguait plus la témérité ; elle était seulement reconnaissante à Jacques d’avoir accepté si vite.

À peine arrivée dans l’appartement, elle retira avec décision son chapeau, sa jaquette, et s’affaira à des besognes. Elle ne semblait plus sentir sa fatigue. Elle voulait faire du thé, ranger la chambre de son frère, mettre des draps pour transformer en lit le divan.

Jacques protestait. Il dut finalement l’immobiliser de force, en lui saisissant les poignets :

– « Vous allez me faire le plaisir de laisser tout ça », dit-il, en souriant. « Il est bientôt deux heures du matin. À six heures, je serai parti. Je vais m’étendre là, tout habillé. Il est d’ailleurs bien peu probable que je puisse dormir. »

– « Au moins », supplia-t-elle, « laissez que je vous donne une couverture… »

Il l’aidait à disposer les coussins, à brancher une lampe de chevet sur la prise électrique.

– « Et maintenant, il faut penser à vous, oublier que je suis là, dormir, dormir… C’est promis ? »

Elle inclina tendrement la tête.

– « Demain matin », reprit-il, « je décamperai sans faire de bruit, pour ne pas vous réveiller. Je veux que vous vous leviez très tard, reposée… Qui sait ce que demain nous réserve ?… Je reviendrai après le déjeuner, pour vous apporter les nouvelles. »

Elle fit un nouveau signe de soumission.

– « Bonsoir », dit-il.

Debout, dans cette chambre où il avait tant de clairs souvenirs, il la prit chastement entre ses bras. Leurs poitrines se touchaient. Comme il l’attirait davantage contre lui, elle perdit un peu l’équilibre ; leurs genoux se heurtèrent. Ils furent saisis du même trouble, mais lui seul en eut conscience.

– « Serrez-moi », murmura-t-elle. « Serrez-moi bien… »

Elle avait jeté les bras autour du cou de Jacques, et elle l’embrassait avec une passion soudaine, une sorte d’ivresse. Dans son audace innocente, elle se montrait plus imprudente que lui. Ce fut elle qui le fit reculer d’un pas, jusqu’au lit. Ils y tombèrent, sans desserrer leur enlacement.

– « Serrez-moi fort », répétait-elle. « Plus fort… Encore plus fort… » Et, pour qu’il ne vît pas son émoi, elle tendit le bras vers la table et éteignit la lampe.

Il cherchait à se dominer, mais il savait maintenant que Jenny ne regagnerait pas sa chambre, qu’ils ne se sépareraient plus cette nuit… « Nous aussi… », se dit-il, dans un éclair. « Nous, comme tous les autres… » Une ombre de dépit, une sorte de désespoir et de peur se mêlait à son désir. Haletant, gagné par un vertige que déjà il ne maîtrisait plus, il l’étreignait, en silence, dans l’obscurité complice.

Un spasme subit le surprit, lui coupa le souffle, l’immobilisa… Puis son corps se détendit ; la respiration lui revint. Avec un sentiment de délivrance, avec un peu de honte aussi, avec une âcre impression de tristesse, de solitude, il reprit possession de lui-même.

Inconsciente et toute fondue de tendresse, Jenny continuait à se blottir dans ses bras. Elle pensait à peine. Elle souhaitait seulement que cet instant merveilleux n’eût pas de fin. Elle appuyait sa joue contre le drap du veston ; elle écoutait, comme un prodige, les battements de ce cœur si rapproché du sien. Par la croisée ouverte, une clarté laiteuse – était-ce la lune ? était-ce déjà l’aube ? – noyait la chambre d’une vapeur irréelle, où les murs, les meubles, toutes les choses dures et opaques, semblaient tout à coup devenues diaphanes. Dormir… Après les heures dramatiques qu’ils venaient de vivre ensemble, dormir dans les bras l’un de l’autre avait la douceur d’une récompense.

Ce fut lui qui, le premier, glissa dans le sommeil. Elle l’entendit, dans un dernier baiser, balbutier quelques mots indistincts ; puis, avec une émotion indicible, elle le sentit s’endormir contre elle, tandis qu’elle résistait une minute encore à sa lassitude, afin de prolonger le plus longtemps possible la conscience de son bonheur ; et lorsque, étroitement serrée contre lui, elle sombra, à son tour, elle eut la sensation délicieuse que c’était à lui, plus encore qu’au sommeil, qu’elle s’abandonnait.

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