LXIV

Il s’éveilla avant elle. Pendant plusieurs minutes, tandis qu’il reprenait lentement pied dans la vie réelle, il contempla, avec ravissement, dans le jour matinal, ce tendre visage dont les émotions, la fatigue, altéraient à peine la jeunesse. La bouche, amollie, semblait s’apprêter à sourire. Sur la roseur mate et lisse de la joue, s’allongeait, comme une touche d’aquarelle, l’ombre transparente des cils. Il se retint d’y poser les lèvres. Délicatement, il se glissa jusqu’au bord du divan, et parvint à se lever sans qu’elle eût tressailli.

Debout, il aperçut dans la glace ses vêtements froissés, son teint terreux, ses cheveux en broussaille. La pensée qu’il aurait pu apparaître ainsi à la jeune fille lui fit précipitamment gagner la porte. Pourtant, avant de disparaître, il choisit quelques pois de senteur dans le vase de la cheminée, et les posa, en guise d’adieu, à la place qu’il venait de quitter. Puis il sortit de la chambre sur la pointe des pieds.

 

Il était sept heures passées. Samedi, premier août. Un mois nouveau ; un mois d’été, le mois des vacances. Qu’apporterait-il ? La guerre ? La révolution ?… Ou la paix ?

La journée s’annonçait belle.

Il se souvint qu’il y avait un établissement de bains boulevard du Montparnasse, près de la Closerie des Lilas.

Avant d’y entrer, il acheta les journaux.

Plusieurs d’entre eux, le Matin, le Journal, étaient imprimés sur une seule feuille. Économies de guerre, déjà ? Ils abondaient en renseignements précis, destinés aux mobilisés, « pour le cas où… »

Le numéro de l’Humanité avait paru, comme à l’ordinaire. Largement encadré de noir, il était tout rempli des détails du meurtre. Jacques fut surpris d’y lire une lettre émue de M. Poincaré à la veuve de Jaurès : … À une heure où l’union nationale est plus nécessaire que jamais, je tiens à vous exprimer… Or, Jacques savait que Mme Jaurès était en voyage, et que les amis de Jaurès avaient renoncé à prendre aucune disposition pour les obsèques, avant son retour. La lettre avait donc été communiquée d’urgence à la presse par Poincaré lui-même. Dans quel but ?

Une vibrante proclamation, signée Viviani, au nom du Conseil des ministres, prenait soin de spécifier que Jaurès, en ces jours difficiles, avait soutenu de son autorité l’action patriotique du gouvernement. Le paragraphe final rendait un son de discrète menace : Dans les graves circonstances que la Patrie traverse, le gouvernement compte sur le patriotisme de la classe ouvrière, de toute la population, pour observer le calme, et ne pas ajouter aux émotions publiques par une agitation qui jetterait la capitale dans le désordre. Le gouvernement redoutait-il des émeutes ? Un échotier racontait que M. Malvy, le ministre de l’Intérieur, en apprenant, au Conseil des ministres, la nouvelle de l’assassinat, avait précipitamment quitté l’Élysée, pour rejoindre son ministère, et se tenir en liaison avec la Préfecture de police.

Tous les journaux, d’ailleurs, avec une unanimité qui révélait un mot d’ordre, insistaient sur la nécessité de faire l’union, et profitaient du meurtre pour célébrer à qui mieux mieux l’exemple que le grand républicain, avant de mourir, avait donné à son parti, en approuvant le gouvernement de prendre en vue des plus formidables hypothèses, les précautions nécessaires. À lire ces commentaires, il semblait que la voix qui venait de s’éteindre ne s’était jamais élevée pour autre chose que pour encourager la politique nationaliste de la France.

La manœuvre était subtile et perfide. L’adversaire abattu, le comble de l’habileté était bien de s’emparer du cadavre, d’en faire un symbole de loyalisme gouvernemental, de s’en servir comme d’une arme – et justement contre le socialisme décapité. « Iront-ils jusqu’à lui voter des obsèques nationales ? » se demanda Jacques, écœuré.

De tous ces journaux détrempés par la buée du bain, il fit une boule qu’il jeta loin de lui, et s’enfonça, rageur, dans l’eau tiède.

« Regarder les choses en face », se dit-il.

L’armée des « patriotards » s’accroissait avec une telle rapidité que, maintenant, la lutte semblait impossible. Journalistes, professeurs, écrivains, savants, intellectuels, tous, à qui mieux mieux, abdiquaient leur indépendance critique, pour prêcher la nouvelle croisade, exalter la haine de l’ennemi héréditaire, prôner l’obéissance passive, préparer l’absurde sacrifice. Même dans les feuilles de gauche, l’élite des chefs populaires – qui, hier encore, protestaient, du haut de leur autorité, que ce monstrueux conflit des États d’Europe ne serait qu’une amplification sur le terrain international de la lutte de classes, une conséquence dernière des instincts de profit, de concurrence et de propriété, – semblaient tous, aujourd’hui, prêts à mettre leur influence au service du gouvernement. Certains avaient bien la pudeur de balbutier quelques regrets : « Hélas, notre rêve était trop beau… » Mais tous capitulaient ; tous légitimaient la défense nationale, et encourageaient déjà leur clientèle ouvrière à collaborer, sans scrupule de conscience, à l’œuvre de mort. Leur défaillance collective laissait soudain le champ libre à l’expansion des mensonges patriotiques ; et elle risquait de paralyser définitivement, au cœur mal assuré des masses, ces velléités de révolte, qui étaient jusques alors, pour Jacques, l’unique espoir de sauver la paix.

« Ah », songea-t-il, avec un sentiment de poignante impuissance, « le coup a été magistralement préparé… La guerre n’est possible qu’avec un peuple fanatisé. D’abord, la mobilisation des consciences ; celle des hommes, ensuite, ne sera plus qu’un jeu ! » Un souvenir de meeting lui revint à l’esprit. Était-ce Jaurès ? ou Vandervelde ? ou quel autre leader, écouté par un peuple avide de confiance ? – qui, un soir, à la tribune, avait comparé le geste individuel du révolutionnaire à cette brouettée de gravats que, de père en fils, les hommes de la côte vont verser au bord de la mer : « Les lames déferlent », s’était-il écrié. « Les vagues éparpillent le tas de poussière. Mais chacune de ces brouettées laisse un minuscule résidu de pierres lourdes, que la vague n’entraîne pas ! Et la digue s’élève peu à peu ! Et le temps viendra, fatalement, où les pierres superposées constitueront une jetée solide, contre quoi le flot refoulé sera devenu impuissant : un sol nouveau, sur lequel les générations futures s’avanceront triomphantes !… » Nobles métaphores, qui, ce jour-là, soulevaient le délire des manifestants ! « Mais », songea Jacques, « devant le raz de marée d’aujourd’hui, que restera-t-il de tous ces efforts dérisoires ? »

Il eut aussitôt honte de sa faiblesse : « Ne pas faire comme les autres… Ne pas se laisser désarmer par le désespoir ! Tout ne commence vraiment à être irrémédiable qu’à partir du moment où, à leur tour, les meilleurs renoncent, et s’inclinent devant ce mythe : la fatalité des événements ! Les événements, c’est nous qui les faisons ! Espérer, coûte que coûte ! Et agir ! Lutter jusqu’au bout contre les suggestions alarmantes, contre la contagion perfide de la panique ! Rien n’est encore perdu ! » Il se sentait terriblement seul. Seul, parce que fidèle, et pur. Seul, mais aussi comme protégé par ce pathétique isolement. Quelle que fût sa détresse, il savait qu’il avait raison, qu’il défendait la vérité. Jamais il ne consentirait au reniement !

 

Sans retourner chez Jenny, il courut à l’Humanité.

L’immeuble, ce matin, faisait penser à une maison mortuaire.

Malgré l’heure, dans les escaliers, dans les couloirs, ce n’était déjà qu’allées et venues de militants, dont les visages bouleversés portaient la double trace du chagrin et du découragement. Le nom de l’assassin passait de bouche en bouche : Raoul Villain… Personne ne le connaissait. Était-ce un déséquilibré ? un agent du nationalisme ? Qui avait armé son bras ? Au commissariat, il n’avait su donner aucune explication de son acte. Sur un papier, trouvé dans sa poche, étaient tracées ces lignes mystérieuses : La patrie est en danger, il faut sévir contre les assassins.

Stefany, comme tous les rédacteurs du journal, avait passé la nuit debout. Son teint avait pris la couleur du mastic. Ses petits yeux noirs clignotaient, brûlés par les larmes et l’insomnie.

Une dizaine de socialistes se pressaient dans son bureau. La discussion était vive.

On affirmait que M. de Schœn, l’ambassadeur allemand, avait tenté au Quai d’Orsay une incroyable démarche pour obtenir de la France qu’elle restât neutre et refusât son concours militaire à la Russie. L’Allemagne s’engageait à ne pas entrer en guerre contre la France, si, pour gage de sa neutralité, le gouvernement français consentait à lui laisser occuper les forts de Toul et de Verdun, pendant toute la durée de la campagne allemande contre les Russes.

Certains, comme Burot, comme Rabbe, peu nombreux d’ailleurs, insinuèrent que ce marchandage de la dernière heure offrait, après tout, un moyen de préserver la France du conflit. Mais la plupart se firent, d’une façon assez inattendue, les défenseurs de l’alliance franco-russe. Le jeune Jumelin, sur un ton qui rappelait à Jacques les indignations d’un Manuel Roy, s’insurgea :

– « Ce serait la première fois, dans l’Histoire, que la France refuserait de faire honneur à sa signature ! »

Burot, brusquement, se leva.

– « Pardon ! » fit-il. « Ne déraillons pas, à plaisir !… Regardez de près la suite des faits, les dates comparées des mobilisations ! Je laisse même de côté ce que nous pouvons savoir des préparatifs militaires russes, secrètement commencés depuis longtemps, activement, obstinément poursuivis, malgré tous les efforts de la France. Ne parlons, pour l’instant, que des décrets officiels. Eh bien, l’ukase du tsar a été signé avant-hier jeudi, dans l’après-midi ; – et cela, malgré le terrible avertissement qu’avait donné l’Allemagne, en déclarant d’avance et tout net que la mobilisation russe signifierait la guerre. Avant-hier, jeudi ! Or, François-Joseph, lui, n’a signé son décret qu’hier, vendredi, à la fin de la matinée. Puis, hier également mais quelques heures plus tard, l’Allemagne annonçait le Kriegsgefahrzustand – qui n’est tout de même pas l’équivalent d’une mobilisation générale. Voilà l’exacte chronologie des événements… Et cela n’est un secret pour personne », reprit-il, en sortant un journal de sa poche. « D’après l’aveu même d’un organe gouvernemental comme le Matin, la mobilisation générale russe a précédé la mobilisation générale autrichienne. Le fait est là ! Et il est d’importance ! Il sera capital aux yeux des historiens futurs. Indiscutablement, la Russie doit être tenue pour l’État agresseur !… Eh bien », continua-t-il, après une pause, et en pesant ses mots, « j’ai autant que quiconque le souci de l’honneur français. Mais j’estime que ces constatations de fait autoriseraient aujourd’hui la France à refuser son aide à la Russie, sans trahir le moins du monde les obligations qu’elle a contractées ! Bien plus : j’estime que le refus de se solidariser avec l’État agresseur serait l’ultime occasion, pour notre gouvernement, de prouver, d’une façon éclatante, irréfutable, qu’il n’a jamais voulu la guerre ! »

Il y eut un silence, et comme une brusque levée d’espoirs.

Jumelin lui-même ne trouvait rien à répliquer. Mais il n’aimait pas reconnaître ses torts ; il dévia la question :

– « Les obligations que la France a contractées… Les connaît-on, seulement, ces obligations ? Qui sait au juste quels engagements nouveaux Poincaré, travaillé par Isvolsky, a pris, au nom de la France, depuis deux ans ? »

– « Et qu’a répondu le ministre ? » demanda Jacques. « L’offre de Schœn a naturellement été considérée aux Affaires étrangères comme un “piège” ? C’est l’éternel refrain de la diplomatie française ! »

– « Sinon comme un piège », rectifia Cadieux, qui se piquait d’être renseigné, « du moins comme une provocation déguisée : une sorte d’ultimatum. »

– « Dans quel but ? »

– « Mais, de contraindre la France à se prononcer tout de suite ! Tout le monde sait que le plan de campagne de l’état-major allemand est de remporter, dès le début, sur le front français, une victoire décisive qui lui permettrait de se retourner ensuite vers le front oriental. Il importe donc que l’Allemagne puisse attaquer le plus tôt possible la France. D’où le désir allemand d’obliger la France à entrer en guerre avant que la bataille s’engage sur le front germano-russe ! »

Stefany, depuis un instant, donnait des signes d’impatience. Sa voix vibrante coupa court au débat :

– « Vous raisonnez tous, bon Dieu, comme si la guerre était déclarée, ou allait l’être tout à l’heure ! Et cela, au moment où l’alliance des socialistes français et allemands va se resserrer plus étroitement que jamais ! au moment même où l’arrivée de Müller, qui sera parmi nous ce soir, permet de compter enfin sur une action commune, immédiate, décisive ! »

Tous se turent. Un instant, l’ombre de Jaurès plana dans la pièce. Stefany parlait comme eût parlé le Patron. Dans les circonstances présentes, en effet, l’envoi officiel, à Paris, d’un délégué de la social-démocratie, pour sceller, en dépit des gouvernements, le pacte de paix entre les peuples, n’était-ce pas un fait sans précédent, et dont il était légitime de tout espérer ?

– « Ils sont chics, ces Allemands ! » s’écria Jumelin. Et sa confiance juvénile, succédant sans transition aux vues les plus pessimistes, symbolisait assez bien le désarroi général.

L’entrée de Renaudel fit diversion.

Il était pâle et bouffi. Son regard était absent. Il avait passé la nuit à veiller le corps de son ami.

Il venait assister à la réunion du bureau de la Fédération socialiste de la Seine, qui avait été convoqué d’urgence, ce matin, à l’Humanité, afin d’examiner la situation créée dans le Parti par la disparition du chef. Et il désirait, auparavant, entretenir Stefany del’appel que venait de lancer l’Union des Syndicats. Il affirmait que, à Lyon, à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux, à Nantes, à Rouen, à Lille, partout, de nouvelles manifestations s’organisaient. – « Non, non », répétait-il, en serrant les poings, « il ne faut pas encore désespérer ! »

On les laissa seuls. Et Jacques, après avoir essayé de voir Gallot, qui n’était pas dans son bureau, s’éclipsa : avant de rejoindre Jenny, il voulait prendre le vent des milieux anarchistes, et passer au Libertaire.

 

Mais, place Dancourt, il se heurta aux frères Cauchois, deux ouvriers maçons, habitués du Libertaire, – qui le dissuadèrent d’aller plus loin.

– « On en vient. N’y a personne. Les copains se garent. La police rôde. À quoi bon sefaire repérer ? »

Jacques les accompagna un bout de chemin. Ils allaient devant eux sans but. Ils avaient exceptionnellement déserté leur chantier, « à cause de tout ça ».

– « Qu’est-ce que tu en dis, toi, de leur guerre ? » demanda l’aîné, un grand rouquin, taché de son, assez grossier de traits, mais dont l’œil bleuâtre avait, ce matin, des douceurs inaccoutumées.

– « Il s’en fout, lui, il est Suisse », coupa le cadet. (Bien qu’il ne fût pas son jumeau, il était une vivante réplique de son frère ; mais, à la façon dont une sculpture achevée ressemble à son premier épannelage.)

Jacques jugea inutile d’entrer dans des précisions.

– « Non, je ne m’en fous pas », dit-il sombrement.

Le cadet observa, de bonne grâce :

– « Bien sûr. Mais ça n’est tout de même pas comme si tu étais dans le jus, comme nous. »

L’aîné, qui avait dû boire un peu pour fêter ce congé improvisé, se montrait loquace :

– « Oh, nous, c’est simple. Celui qui n’a que sa carcasse, il y tient !… Je ne dis pas que, à l’occasion, on ne se ferait pas crever la peau pour ses idées. Mais, pour celles des patriotards, salut ! Ceux à qui ça plaît, qu’ils y aillent ! Notre patrie, à nous, c’est là où on peut travailler tranquille. Est-ce pas, Jules ? »

Le cadet, défiant, sifflotait.

– « Alors ? » demanda Jacques. « Si on mobilise, pourtant… – vous autres, quoi ? » (Il pensait à son propre cas. La réponse qu’il avait faite à la question d’Antoine : « Que vas-tu faire ? » était rigoureusement sincère. Il ne savait pas. Il lutterait, désespérément. Mais où ? et avec qui ? et comment ?… Il se refusait d’ailleurs à y réfléchir : c’eût été déjà douter de la paix.)

Le cadet jeta vers son aîné un regard furtif, et, comme s’il redoutait que l’autre ne bavardât, il répondit précipitamment :

– « On n’est mobilisé que le neuvième jour. On a le temps de voir venir. »

Mais l’aîné n’avait pas remarqué l’avertissement de son frère. Il se pencha vers Jacques, et baissa la voix :

– « Tu connais Saillavar ? Non ? Un grêlé… Saillavar, il est de Port-Bou. Alors, tu penses ! La frontière espagnole, il sait ça par cœur, lui, comme nous les rues de Ménilmuche… » Il cligna confidentiellement de l’œil : « En Espagne, même s’il y a la guerre, paraît que ça reste neutre. Là-bas, c’est franc : rien ne t’empêche de gagner ta croûte, comme un homme… Et, pour le travail, on n’en craint pas beaucoup. Est-ce pas, Jules ? »

Le cadet regardait Jacques en dessous. Ses prunelles bleues eurent une lueur de métal. Il grommela :

– « Va jamais raconter ça, toi ! »

– « Sois tranquille », fit Jacques, en leur serrant la main.

Il les regarda s’éloigner, songeur, et secoua négativement la tête :

– « Non, pas ça… Pas moi… Filer en pays neutre, ça peut se défendre. Mais, si c’est pour “travailler tranquille” et “gagner sa croûte”, pendant que les autres… Non !… » Il fit quelques pas et s’arrêta de nouveau : « Alors, quoi ? »

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