LXV

Anne, d’un pas résolu, s’était approchée du téléphone. Elle allait décrocher le récepteur, lorsqu’elle pensa : « Je suis idiote. Onze heures vingt ; il est encore à l’hôpital… Si j’allais le surprendre, à la sortie ? Là, il ne m’échappera pas. »

Elle se souvint qu’elle avait donné congé au chauffeur pour la matinée. Afin de ne pas perdre une minute – afin surtout de n’avoir pas à patienter – elle sortit de chez elle dès qu’elle fut prête, et sauta dans un taxi.

– « Rue de Sèvres ! Je vous arrêterai. »

 

Le concierge de l’hôpital n’avait pas encore vu sortir le docteur Thibault.

Anne jeta un coup d’œil sur les voitures qui stationnaient le long du trottoir. Elle n’y vit pas celle d’Antoine. Mais il pouvait l’avoir garée dans la cour ; et puis, il ne prenait pas toujours son auto le matin.

Elle remonta dans le taxi. Le buste à la portière, elle surveillait les allées et venues du grand portail. Midi moins cinq… Midi… Douze coups tintèrent à l’horloge, auxquels répondit, presque aussitôt, le clocher de l’église voisine. Un flot d’employés, d’infirmières, se répandit sur le trottoir.

Tout à coup, son front devint moite. Elle venait de se rappeler qu’il y avait une autre sortie, dans la rue latérale. Elle descendit en hâte, et partit à pied, après avoir dit au concierge d’arrêter le docteur, s’il sortait.

Le trottoir était étroit, encombré de gens pressés. Sur la chaussée, c’était un défilé de voitures, de camions : le vacarme infernal des rues populeuses. Elle fut prise d’un vertige, et s’arrêta. Ses tempes bourdonnaient. Elle ferma les yeux et se demanda, froidement, s’il n’eût pas mieux valu être morte. Mais elle se redressa aussitôt, repartit comme une somnambule, atteignit la porte, la loge.

Le docteur Thibault ? Mais oui, il avait quitté l’hôpital, depuis un instant déjà…

Elle ne répondit rien, ne remercia pas, sortit de la voûte comme une furie. Que faire ? Téléphoner une fois de plus rue de l’Université ? (Elle l’avait fait, à plusieurs reprises, dans la journée d’hier. Elle l’avait fait, ce matin encore, juste comme Antoine venait de partir. Du moins, c’est ce qu’avait répondu Léon. « Si tôt ? » avait-elle dit. Était-ce vrai ? À sept heures et quart ?…)

Elle rentra dans la loge :

– « Pourrais-je téléphoner ? C’est urgent. »

La ligne était surchargée. Elle dut attendre. Enfin elle obtint la communication :

– « Monsieur n’est pas là… Monsieur a prévenu qu’il ne rentrerait pas déjeuner… »

Léon avait son accent le plus impersonnel. Anne le haïssait maintenant. Elle ne pouvait plus supporter cette voix polie, traînante, qui s’interposait toujours entre Antoine et elle, qui lui interdisait ce contact direct, vivant, presque charnel, qu’elle venait mendier, au bout du fil.

Elle raccrocha, sans dire un mot, et se retrouva sur le trottoir. « Tant pis ! J’irai !… Je verrai bien s’ils me mentent ! »

Il fallait d’abord rejoindre son taxi. Elle courut, se faufilant dans la foule, furieuse de céder à cette passion qui la fouaillait, mais sans force pour lui résister.

– « 4 bis, rue de l’Université ! »

Dès qu’elle aperçut, de loin, la façade neuve, les stores, la porte cochère, une frayeur la paralysa. Elle se représentait Antoine, dérangé pendant son repas, venant à elle du fond de l’antichambre, sa serviette à la main, l’air rogue. Que lui dirait-elle : « Tony, je t’aime » ? Elle eut soudain peur de lui, de ses sourcils crispés, de sa mâchoire, de ce regard agacé et dur qu’elle imaginait trop bien.

Lui écrire, peut-être ?

– « Arrêtez… Au coin, là… Au bureau de poste. » Elle demanda un pneu, et griffonna :

 

« Il faut que je te voie, Tony, rien qu’un instant. N’importe quand, n’importe où. Téléphone-moi. J’attends. Il faut que je te voie, mon Tony. »

 

C’était la phrase qu’elle se répétait sans arrêt : « Il faut que je le voie. » Elle était sûre que, si elle le revoyait, ne fût-ce qu’une minute, elle trouverait les mots pour le retenir, le reprendre.

Elle glissa son pneu dans la boîte, et s’enfuit, honteuse d’elle.

 

Antoine était encore à table, quand le pneu arriva rue de l’Université.

– « Mais, mon petit, je vous crois », disait-il à Roy qui, le feu aux joues, venait de faire le récit des manifestations chauvines auxquelles il avait pris part, la veille au soir. « Je n’ai que trop de raisons de vous croire ! Nous assistons, en ce moment, à une extravagante explosion de patriotisme… Seulement, savez-vous à quoi ils me font penser, tous ces braves garçons qui parcourent les Boulevards pour bien affirmer qu’ils approuvent la guerre ?… »

Léon lui remit le petit bleu. Il reconnut l’écriture. Une ombre obscurcit son regard.

– « … Ils me font penser à une réclame, qu’on voyait sur les murs de Paris, quand j’étais gosse… » Tout en parlant, il déchirait le pointillé, sans regarder ce qu’il faisait. Enfin, il jeta les yeux sur le papier, le déchira aussitôt en petits fragments, et acheva sa phrase : « L’image représentait un troupeau d’oies… Elles acclamaient un cuisinier, armé d’un long couteau pointu… Avec cette légende : Vive le pâté de Strasbourg !… » Il éparpilla dans son assiette les débris du petit bleu, et se tut.

Entre Anne et lui, il n’y avait eu aucune explication. Simplement, depuis son entrevue avec Simon, Antoine se dérobait obstinément à toute visite, à tout rendez-vous, à tout téléphonage. Il n’avait pas prémédité cette attitude évasive, qui lui ressemblait assez peu ; et il en souffrait, car il aimait les situations nettes. Il comptait bien avoir avec Anne un entretien décisif. Il y songeait même, avec précision, plusieurs fois par jour – chaque fois que Léon l’accueillait, les yeux baissés, par la formule fatidique : « On a téléphoné. » Mais les heures se suivaient, harassantes ; et, pendant les rares moments où il échappait à sa vie professionnelle, il s’abîmait, angoissé, dans la lecture des journaux, ou se laissait accaparer, avec une complaisance maladive, par ceux qu’il rencontrait, et qui, comme lui, ne pouvaient plus penser qu’à la guerre, ni parler d’autre chose. Par instants, il s’étonnait de n’éprouver plus qu’une indifférence hostile pour cette femme à laquelle il n’avait rien à reprocher, et qui, malgré tout, huit jours auparavant, occupait encore une si grande place dans son existence…

Il croyait son cas particulier. Il ne se doutait pas qu’il avait obéi à un phénomène très général. Le frisson qui secouait l’Europe ébranlait les vies privées ; de toutes parts, entre les êtres, les liens factices se desserraient, se rompaient d’eux-mêmes ; le vent précurseur qui passait sur le monde faisait tomber des branches les fruits véreux.

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