LXIX

Dans le vestibule, il y avait une cantine d’officier, toute neuve, à laquelle pendait encore l’étiquette du magasin.

– « Monsieur est ici », dit Léon, en ouvrant aux deux jeunes gens la porte du cabinet de consultation.

Jenny, sans hésiter, entra.

La pièce était silencieuse. Jacques aperçut son frère, debout, devant son bureau. Il crut qu’il était seul, et fut désappointé en voyant Studler, puis Roy, émerger des fauteuils où ils étaient enfouis, loin l’un de l’autre : Roy, près de la fenêtre, et Studler, dans l’angle des bibliothèques. Antoine rangeait des papiers ; sous le bureau, la corbeille était pleine, et des feuillets déchirés jonchaient le tapis.

Il s’avança vers Jenny et, paternellement, lui prit la main. Il ne paraissait pas autrement surpris ; c’était un jour où l’on ne s’étonnait de rien. Il se souvint d’ailleurs que Mme de Fontanin, dans le petit mot qu’elle lui avait écrit, après l’enterrement, pour le remercier de ses visites à la clinique, lui avait annoncé son départ. Il pensa vaguement que Jenny, seule à Paris, venait lui demander conseil ; et qu’elle avait dû rencontrer Jacques dans l’escalier.

Les regards des deux frères se croisèrent. Une émotion fraternelle crispa en même temps leurs bouches, dans une sorte de sourire amical, lourd d’arrière-pensées. Malgré tout ce qui les divisait, jamais ils ne s’étaient sentis aussi proches ; jamais, pas même devant le lit de mort de leur père, ils ne s’étaient sentis aussi liés par le secret d’un même sang. Ils se serrèrent la main, sans un mot.

Antoine avait fait asseoir la jeune fille, et commençait à l’interroger sur le voyage de sa mère, lorsque la porte s’ouvrit. Le docteur Thérivier parut, amené par Jousselin.

Il vint droit à Antoine.

– « Ça y est… Et on n’y peut rien… »

Antoine ne répondit pas tout de suite. Son regard était grave, presque calme.

– « Non, on n’y peut rien », dit-il enfin. Puis il sourit, car c’était exactement ce qu’il pensait ; et cette pensée, pour lui, était une force.

(Lorsque le petit Manuel Roy était venu lui annoncer la mobilisation, Antoine se trouvait dans le laboratoire de Jousselin. Il n’avait pas bronché. Il avait pris une cigarette, et il l’avait allumée lentement, d’un geste machinal. Depuis trois jours, il se sentait captif, condamné à la passivité, entraîné par l’événement mondial, solidaire de sa patrie, de sa classe : aussi impuissant qu’un caillou pris dans la masse glissante d’un tombereau qu’on décharge. Son avenir, ses projets, l’organisation si longuement préméditée de sa vie, tout était par terre. Devant lui, l’inconnu. L’inconnu, mais aussi l’action. Cette idée, chargée de potentiel, l’avait aussitôt redressé. Il avait le don de ne pas s’insurger longtemps contre l’accompli, contre l’inévitable. Un obstacle, c’est une nouvelle donnée. Tout obstacle pose un nouveau problème. Pas d’obstacle qui, pour peu qu’on le veuille, ne puisse devenir un tremplin, une occasion de rebondir…)

– « Quand pars-tu ? » demanda Thérivier.

– « Demain matin. Compiègne… Et toi ? »

– « Après-demain, lundi. Châlons… » Il s’adressa à Studler, qui venait vers eux : « Et vous ? »

Thérivier avait une telle habitude de la bonne humeur, que, même aujourd’hui, sa voix restait gaie, et que son visage barbu, grassouillet, aux pommettes roses, gardait une expression hilare. Mais le contraste de cette jovialité avec l’anxiété du regard lui faisait un masque désaccordé, pénible à voir.

– « Moi ? » fit le Calife, en battant des cils. La question du médecin semblait l’avoir tiré d’un rêve. Il se tourna vers Jacques, comme si c’était à lui qu’il devait des explications : « Moi aussi, je pars ! » lança-t-il, sur un ton rogue. « Dans huit jours seulement. Pour Évreux. »

Jacques évita de le regarder. Il ne le condamnait pas. Il savait que la vie du Calife n’avait été qu’une suite de dévouements, de sacrifices : et que, en acceptant, malgré ses convictions, de servir cette guerre « défensive », cet homme loyal se soumettait, une fois de plus, à ce qu’il croyait être le devoir.

Il chercha Jenny des yeux. Elle était debout près de la cheminée, un peu à l’écart des autres. Elle n’avait pas l’air gêné, mais absent. Il la vit se redresser légèrement, chercher un siège des yeux, faire quelques pas, et s’asseoir. « Comme elle est souple », se dit-il. Il crut la tenir encore dans ses bras. Il se souvint de quelle façon violente, contenue, elle avait frémi sous ses premiers baisers. Un trouble délicieux l’envahit, auquel il ne résista pas. Leurs regards se rencontrèrent ; il sourit, et se sentit rougir.

Antoine s’était approché de Jenny, et s’informait de Daniel, lorsque Thérivier les interrompit :

– « Et pour vos services des hôpitaux ? Qu’est-ce qu’on a prévu ? »

– « On demande aux vieux de revenir. Chez nous, Adrien, Daumas, même le père Deléry, ont accepté… Dis donc, toi », fit-il en pointant brusquement son index vers Thérivier, « tu ne nous as jamais rapporté le dossier que Jousselin t’a prêté l’autre jour ! Végétations et glossoptosisme… »

Thérivier, souriant, prit la jeune fille à témoin :

– « Il est incorrigible !… C’est bon, je le renverrai à Studler, ton dossier… Partez tranquille, Monsieur le Major ! »

De la rue, par l’une des croisées qui était grande ouverte, montait depuis un instant une rumeur : des chants, des piétinements de chevaux. Tous s’avancèrent pour voir. Jacques en profita pour s’approcher de son frère, qui restait seul au milieu de la pièce ; mais, à ce moment, Antoine rejoignit les autres, et Jacques le suivit vers la fenêtre.

Un convoi d’artillerie, qui arrivait des Invalides, venait de rencontrer une colonne de manifestants italiens qui gravissait la rue des Saints-Pères, précédée de quatre tambours et d’un drapeau. Les Italiens, arrêtés, chantaient la Marseillaise et acclamaient la troupe. Les tambours battaient. Le bruit devenait assourdissant.

Antoine ferma la croisée, et demeura une minute, pensif, le front au carreau. Jacques était resté à côté de lui. Les autres avaient regagné le centre de la pièce.

– « J’ai reçu ce matin une lettre d’Angleterre », dit Antoine, sans changer de pose.

– « D’Angleterre ? »

– « De Gise. »

– « Ah ? » fit Jacques. Et son regard glissa jusqu’à Jenny.

– « Une lettre datée de mercredi. Elle me demande ce qu’elle devrait faire en cas de guerre. Je vais lui répondre qu’elle reste là-bas, dans son couvent. C’est ce qu’elle a de mieux à faire, tu ne trouves pas ? »

Jacques approuva d’un signe de tête évasif. Il s’assura qu’ils étaient seuls, à l’écart. Il voulait parler de Jenny. Mais comment amorcer cette conversation ?

À ce moment, Antoine, brusquement, se tourna vers lui. Ses traits avaient pris une expression anxieuse. Il demanda, très bas :

– « Tu es toujours dé… dé… décidé à… ? »

– « Oui. »

Le ton était ferme, sans arrogance.

Antoine restait penché, évitant le regard de son frère. Ses doigts, machinalement, tambourinaient sur la vitre le rythme des tambours lointains. Il s’aperçut qu’il avait bégayé – ce qui, chez lui, était rare, et toujours le signe d’une perturbation profonde.

Du vestibule, Léon annonça :

– « Le docteur Philip. »

Antoine se redressa. Une émotion différente éclaira son visage.

La silhouette dégingandée de Philip s’encadra dans la porte. Ses yeux clignotants firent le tour du cabinet, et s’arrêtèrent sur Antoine. Il branlait tristement la tête. Il tira un mouchoir des basques flottantes de sa jaquette, et s’épongea le front.

Antoine s’était avancé :

– « Eh bien, ça y est, Patron… »

Philip lui toucha la main, en silence ; puis, sans aller plus loin, comme un pantin dont on a lâché les ficelles, il s’affala sur le bout de la chaise longue, houssée de toile blanche, qui était devant lui.

– « Vous partez quand ? » demanda-t-il, de sa voix courte et sifflante.

– « Demain matin, Patron. »

Philip, comme s’il suçait une pastille, faisait avec ses lèvres, un bruit mouillé.

– « Je viens de l’hôpital », reprit Antoine, pour dire quelque chose. « Tout est déjà organisé. J’ai passé mon service à Bruhel. »

Ils se turent.

Philip, les yeux au sol, remuait bizarrement la tête.

– « Vous savez, mon petit », dit-il enfin, « … ça peut durer longtemps… – très longtemps. »

– « Beaucoup de techniciens affirment le contraire », hasarda Antoine, sans conviction.

– « Ouais ! » coupa Philip, comme s’il savait de longue date ce qu’il fallait penser des techniciens et de leurs pronostics. « Tous raisonnent sur les bases normales du ravitaillement, du crédit. Mais, si les gouvernements sont assez fous pour jouer leur va-tout et risquer la ruine totale, plutôt que de céder !… Après ce que nous avons vu, depuis huit jours, tout est possible… Non, moi, je crois à une guerre très longue, où toutes les nations s’épuiseront à la fois, sans qu’aucune veuille, ou puisse, s’arrêter sur la pente. »

Après une courte pause, il reprit :

– « Je n’en finirais pas de réfléchir à tout ça… La guerre… Qui aurait cru cette chose possible ?… Il a suffi que la presse brouille obstinément les cartes, pour que, en quelques jours, la notion de l’agresseur se soit progressivement obscurcie pour tous, et que chaque peuple s’imagine qu’il est menacé dans son “honneur”… Une semaine de folles terreurs, d’exagérations, de rodomontades, et voilà tous les peuples d’Europe qui se jettent, comme des énergumènes, les uns sur les autres, avec des cris de haine… Je n’en finis pas de réfléchir… C’est tout à fait le drame d’Œdipe… Œdipe aussi était averti. Mais, au jour fatal, il n’a pas reconnu dans les événements ces choses terribles qui lui étaient annoncées… Nous, de même… Nos prophètes avaient tout prédit ; on guettait le danger, et on le guettait bien du côté d’où il est venu, des Balkans, de l’Autriche, du tsarisme, du pangermanisme… On était prévenu… On veillait… Beaucoup de gens sages ont tout mis en œuvre pour empêcher la catastrophe… Et, pourtant, la voilà : on n’a pas pu l’éviter ! Pourquoi ?… Je tourne et retourne la question… Pourquoi ? Peut-être, simplement, parce que, dans tous ces événements redoutés, attendus, s’est glissé un peu d’imprévu, un rien, juste assez pour modifier légèrement leur aspect, et les rendre subitement méconnaissables… juste assez pour que, malgré la vigilance des hommes, le piège du destin puisse jouer !… Et nous voilà pris… »

À l’autre bout de la pièce, où Jousselin, Thérivier, Jacques et Jenny étaient groupés autour de Manuel Roy, un rire juvénile fusa :

– « Eh bien, quoi ? » disait Roy à Thérivier. « Vous ne voudriez pas que je me lamente ! Ça va nous aérer un peu, nous sortir des labos ! C’est une expérience passionnante que nous allons vivre ! »

– « Vivre ? » murmura Jousselin.

Jenny, qui regardait Roy, détourna subitement les yeux : le visage exalté du jeune homme lui faisait mal.

Philip avait écouté, de loin. Il se retourna vers Antoine :

– « Les jeunes ne peuvent pas s’imaginer ce que c’est… Ça explique bien des choses… Moi, j’ai vu 70… Les jeunes ne savent pas ! »

Il tira de nouveau son mouchoir, s’essuya le visage, les lèvres, la barbiche, et se tamponna longuement le creux des mains.

– « Vous autres, vous partez tous », reprit-il à mi-voix, avec mélancolie. « Et vous pensez sûrement que les vieux ont de la chance de rester. Ce n’est pas vrai. Nous, notre sort est pire encore que le vôtre : parce que, nous, notre vie est bien terminée. »

– « Terminée ? »

– « Oui, mon petit. Bel et bien terminée… Juillet 1914 : quelque chose finit, dont nous étions ; et quelque chose commence, dont nous, les vieux, nous ne serons pas. »

Antoine le contemplait affectueusement, sans rien trouver à lui répondre.

Philip se tut. Puis, comme si une pensée comique lui chatouillait l’esprit, il fit entendre un ricanement nasillard.

– « J’aurai eu trois sombres dates dans mon existence », commença-t-il, sur ce ton appliqué qu’il prenait en public, à ses cours (et qui faisait dire aux étudiants : « Phi-Phi s’écoute parler. ») « La première a révolutionné mon adolescence ; la seconde a bouleversé mon âge mûr ; la troisième empoisonnera sans doute ma vieillesse… »

Antoine le dévisageait, comme pour l’inciter à poursuivre :

– « La première, c’est quand l’enfant provincial et pieux que j’étais, a découvert, une nuit, en lisant à la file les quatre Évangiles, que c’était un tissu de contradictions… La seconde, c’est quand je me suis convaincu qu’un vilain monsieur, qui s’appelait Esterhazy, avait fait une saloperie, qui s’appelait “le bordereau”, et que, au lieu de le condamner, on s’acharnait à torturer à sa place un monsieur qui n’avait rien fait, mais qui était Juif… »

– « Et la troisième », interrompit Antoine, avec un triste sourire, « c’est aujourd’hui… »

– « Non… La troisième, c’est il y a huit jours, quand les journaux ont donné le texte de l’ultimatum, quand j’ai vu se dessiner la partie de billard… Quand j’ai compris que c’étaient les peuples qui allaient faire les frais du carambolage… »

– « Carambolage ? »

Sous les sourcils broussailleux, les yeux de Philip pétillèrent d’une sorte de malice, presque cruelle :

– « Oui : et un sinistre carambolage, Thibault ! Une boule rouge, la Serbie ; – heurtée par une boule blanche, l’Autriche ; – poussée elle-même par une autre boule blanche, l’Allemagne… Mais qui tient la queue de billard ? Qui ? La Russie ? Ou bien l’Angleterre ?… » Il éclata de ce rire rageur qui ressemblait à un hennissement. « Je voudrais bien ne pas mourir sans le savoir. »

Jacques s’approchait du coin où Antoine et Philip étaient assis.

– « Patron », dit Antoine, « je vous ai déjà présenté mon frère, n’est-ce pas ? »

Le vieux praticien dirigea vers Jacques son regard incisif.

Le jeune homme s’inclina. Puis, s’adressant à Antoine :

– « Tu n’aurais pas un indicateur des chemins de fer ? »

– « Si… » Leurs regards se heurtèrent. Antoine faillit demander : « Pourquoi ? » Il dit seulement : « Là-bas… Sous l’annuaire des téléphones. »

– « Et vous, Monsieur, quand partez-vous ? » questionna Philip.

Jacques se raidit, hésita, et regarda Antoine, qui bredouilla précipitamment :

– « Mon frère, lui, c’est au… autre chose… »

Il y eut un court silence.

Philip avait-il compris ? Il considérait le jeune homme avec la plus grande attention. Se souvenait-il de la conversation qu’il avait eue avec Jacques ? Et, lorsque Jacques s’éloigna, il le suivit des yeux.

Dès qu’ils furent de nouveau seuls, Antoine se pencha vers Philip :

– « Lui, il se refuse, par principe, à être soldat… »

Philip resta une demi-minute silencieux.

– « Toute mystique est légitime », concéda-t-il, d’une voix lasse.

– « Non », fit Antoine. « À l’heure que nous traversons, le devoir est très simple, très net. On n’a pas le droit de s’y soustraire. »

Philip ne parut pas avoir entendu.

– « … légitime, et peut-être nécessaire », poursuivit-il, en nasillant. « L’humanité progresserait-elle, sans mystique ? Relisez l’histoire, Thibault… À la base de toutes les grandes modifications sociales, il a toujours fallu quelque aspiration religieuse vers l’absurde. L’intelligence ne mène qu’à l’inaction. C’est la foi qui donne à l’homme l’élan qu’il faut pour agir, et l’entêtement qu’il faut pour persévérer. »

Antoine se taisait. En présence de son maître, il retombait automatiquement en tutelle.

Il aperçut, debout devant la cheminée, Jenny penchée près de Jacques sur l’indicateur, et s’étonna une seconde. Sans doute la jeune fille s’informait-elle des trains qui pouvaient encore ramener sa mère d’Autriche ?

Philip continuait à penser à haute voix :

– « Qui sait, Thibault ? Peut-être que ceux qui pensent comme votre frère sont des précurseurs ? Peut-être que cette guerre fatale, en déséquilibrant à fond notre vieux continent, prépare une floraison de pseudo-vérités nouvelles, que nous ne soupçonnons pas ?… Ce serait presque bon de pouvoir croire ça… Pourquoi non ? Tous les pays d’Europe vont avoir à jeter dans ce brasier la totalité de leurs forces, aussi bien spirituelles que matérielles. C’est un phénomène sans précédent. Les conséquences sont imprévisibles… Qui sait ? Tous les éléments de la civilisation vont peut-être se trouver refondus, dans ce brasier ! Les hommes ont encore tant d’expériences douloureuses à faire, avant le jour de la sagesse !… le jour où, pour organiser leur vie sur la planète, ils se contenteront, humblement, d’utiliser ce que la science leur a appris… »

 

Léon glissa par l’entrebâillement de la porte son profil de jocrisse :

– « On demande Monsieur. »

Antoine fronça le sourcil, mais se leva :

– « Vous permettez, Patron ? »

Léon attendait, dans le vestibule. Impassible, il présentait le plateau à lettres, sur lequel se détachait une enveloppe bleue.

Antoine la saisit et l’enfouit dans sa poche, sans l’ouvrir.

– « On demande s’il y a une réponse », murmura le domestique, les yeux bas.

– « Qui, on » ? »

– « Le chauffeur. »

– « Non ! » dit Antoine. Et il pivota sur les talons, car il venait d’entendre s’ouvrir la porte, derrière lui.

Jenny, suivie de Jacques, parut dans le vestibule.

– « Vous vous en allez ? »

– « Oui ! » fit Jacques, sur le même ton, péremptoire et sec, qu’Antoine venait de prendre pour répondre : « Non ! » au domestique. Il regardait fixement son frère ; et ce regard énigmatique, chargé de reproche, signifiait, en réalité : « Ainsi, nous sommes venus, un jour comme aujourd’hui, pour te voir, seul, et tu n’as pas trouvé une minute à nous donner ! »

Antoine balbutia :

– « Déjà ?… Et vous aussi, Mademoiselle ? »

« Si elle avait un avis, un service à demander », songea-t-il rapidement, « pourquoi file-t-elle sans s’être expliquée ? Et avec lui ? »

Il hasarda :

– « Puis-je vous être utile à quelque chose, avant mon départ ? »

Elle le remercia d’un sourire évasif et d’une brève inclinaison de tête. Il ne savait que penser.

– « Et toi ? » dit-il en s’adressant à Jacques qui se dirigeait délibérément vers l’escalier. « Je ne te reverrai pas ? »

Le ton était soudain si fraternel que Jenny leva les yeux, et que Jacques se retourna. Les traits d’Antoine trahissaient tant d’émotion que la rancune de Jacques s’évanouit :

– « Tu pars demain ? » demanda-t-il.

– « Oui. »

– « À quelle heure ? »

– « Très tôt. Je quitterai l’appartement vers sept heures. »

Jacques regarda Jenny, et dit enfin, d’une voix un peu rauque :

– « Veux-tu que je vienne te prendre ? »

Le visage d’Antoine s’illumina :

– « Oui, fais cela ! Viens… M’accompagnerais-tu jusqu’à la gare ? »

– « Entendu. »

– « Merci, mon vieux. » Il considérait tendrement son cadet. Il répéta : « Merci. »

Ils étaient arrivés tous trois près de la grand-porte.

Jacques l’ouvrit, fit passer la jeune fille et franchit à son tour le seuil, sans avoir croisé le regard de son frère. Sur le palier, il murmura :

– « Alors, à demain. »

Puis il tira le battant.

Mais, au même instant, il se ravisa :

– « Descendez sans moi », dit-il à Jenny, « je vous rejoindrai en bas. » Et, précipitamment, il heurta la porte de son poing.

 

Antoine était encore dans le vestibule. Il revint ouvrir. Jacques entra, seul, et repoussa la porte derrière lui.

– « Je voudrais te dire un mot », fit-il. Ses yeux étaient baissés.

Antoine eut l’intuition que c’était grave.

– « Viens. »

Jacques le suivit, en silence, jusque dans le petit bureau. Là, il s’arrêta, debout contre la porte refermée, et regarda son frère.

– « Il faut que tu saches, Antoine… Nous étions venus, tous les deux, pour te parler… Jenny et moi… »

– « Jenny et toi ? » répéta Antoine, surpris.

– « Oui », fit Jacques, avec netteté. Il souriait bizarrement.

– « Jenny et toi ? », reprit Antoine, au comble de la stupéfaction. « Qu’est-ce que tu veux dire ? »

– « C’est une chose qui date de loin », expliqua Jacques, d’une voix brève, hachée, en rougissant malgré lui. « Et maintenant, voilà. Tout s’est décidé. En huit jours. »

– « Décidé. Quoi, décidé ?… »

Il recula jusqu’à son divan, et s’assit.

– « Voyons », balbutia-t-il, « ça n’est pas sérieux ?… Jenny ?… Toi et Jenny ? »

– « Mais oui ! »

– « Vous vous connaissez à peine… Et puis, en ce moment ? Des fiançailles, à la veille de… ? Alors, quoi ? Tu renoncerais à quitter la France ? »

– « Non. Je pars demain soir. Pour la Suisse. » Après un léger temps, il ajouta : « Avec elle. »

– « Avec elle ? Mais, voyons, Jacques, tu es fou ! Complètement fou ! »

Jacques souriait toujours :

– « Mais non, mon vieux… C’est tout simple : nous nous aimons. »

– « Ah, ne dis pas de stupidités ! » fit Antoine brutalement.

Jacques eut un mauvais rire. L’attitude de son frère le blessait au vif.

– « Ce sont peut-être des sentiments qui t’étonnent… que tu désapprouves… Tant pis… Tant pis pour toi… Je voulais te mettre au courant. C’est fait. Maintenant, au revoir. »

– « Attends ! » s’écria Antoine. « C’est idiot ! Je ne peux pas te laisser partir avec de pareilles sottises en tête ! »

– « Au revoir. »

– « Non ! J’ai à te parler, moi ! »

– « À quoi bon ? Je commence à croire que nous ne pouvons pas nous comprendre… »

Il avait ébauché un mouvement pour sortir, mais il ne s’en allait pas. Il y eut un silence. Antoine fit un effort pour se ressaisir :

– « Écoute, Jacques… Raisonnons… » Jacques sourit ironiquement. « Il y a deux choses à envisager… Ton caractère, d’une part. Et, d’autre part, l’heure que tu as choisie pour… Eh bien, d’abord ton caractère, l’homme que tu es… Laisse-moi te dire la vérité : tu es foncièrement inapte à faire le bonheur d’un autre être… Foncièrement ! Donc, même en d’autres circonstances, jamais tu n’aurais pu rendre Jenny heureuse. Et, en aucun cas, tu n’aurais dû… »

Jacques haussa les épaules.

– « Laisse-moi continuer. En aucun cas ! Mais, en ce moment, moins que jamais !… La guerre… Et avec tes idées !… Qu’est-ce que tu vas faire, qu’est-ce que tu vas devenir ? C’est l’inconnu. Un inconnu terrible !… Libre à toi de courir tes risques. Mais lier un autre être à ta destinée, en un moment pareil ? C’est monstrueux, allons ! Tu as totalement perdu la tête ! Tu as cédé à un enfantillage qui ne supporte pas une minute l’examen ! »

Jacques éclata de rire : un rire assuré, impertinent, presque haineux ; un rire un peu dément, et qui s’arrêta court. Il releva brusquement sa mèche, et croisa les bras, avec colère :

– « Alors, voilà ! Je viens vers toi, je viens te confier notre bonheur, – et tout ce que tu trouves à dire, c’est ça ? » Il haussa encore une fois les épaules, saisit le bouton de la porte, et, se tournant, jeta, par-dessus son épaule : « Je croyais te connaître. Je te connais seulement depuis cinq minutes ! Je sais maintenant ce que tu vaux ! Tu es un cœur sec ! Tu n’as jamais aimé ! Tu n’aimeras jamais ! Un cœur sec, irrémédiablement sec ! » Il toisait son frère de haut – du haut de son intangible amour. Il grimaça un sourire, et articula, du bout des lèvres : « Sais-tu ce que tu es ? avec tous tes diplômes, et tout ton orgueil ? Tu es un pauvre type, Antoine ! Rien de plus, qu’un pauvre, pauvre type ! »

Il eut un petit ricanement étranglé, et disparut en claquant la porte.

 

Antoine resta une minute immobile, la nuque ployée, les regards rivés au tapis.

– « Un cœur sec ! » dit-il, à mi-voix.

Sa respiration était courte. Le tumulte de son sang lui faisait éprouver un trouble physique, un de ces malaises comme en cause l’altitude. Il allongea le bras devant lui, la main horizontale et tendue : elle était agitée d’un tremblement qu’il ne pouvait maîtriser. « Mon pouls doit être à cent vingt… », songea-t-il.

Il se redressa lentement, se mit debout, alla jusqu’à la croisée, et poussa les persiennes.

La cour était silencieuse ; au-delà, entre deux pans de murs, le feuillage souffreteux d’un marronnier faisait une tache jaune. Mais il ne voyait rien, rien que le visage insolent de Jacques, son sourire suffisant, son regard ivre et buté.

– « Tu n’as jamais aimé ! » murmura-t-il, en crispant ses poings sur l’appui de fer. « Si c’est ça, l’amour, imbécile, eh bien, non, je n’ai jamais aimé ! Et je m’en vante ! »

Une fillette parut à l’une des croisées de l’immeuble voisin, et leva les yeux vers lui. Avait-il parlé à haute voix ? Il quitta la fenêtre, et revint au milieu de la pièce.

« L’amour ! À la campagne, au moins, ils n’ont pas peur d’appeler la chose par son nom : ils disent qu’une bête est en folie… Mais, pour nous, ce serait trop simple ; et ce serait humiliant ! Il faut sublimer ! Il faut dire, en roulant des yeux blancs : “Nous nous aimons !… Je l’aime !… L’â-âmour ! ! !” Le cœur, on le sait, c’est votre monopole à vous autres, les amoureux ! Moi, je suis un “cœur sec” ! Entendu !… Et, naturellement : “Tu ne peux pas comprendre !” L’éternel refrain. Le besoin vaniteux d’être incompris ! Ça les grandit, à leurs propres yeux ! Comme les aliénés ! Exactement comme les aliénés : pas un fou qui ne se targue d’être incompris ! »

Il s’aperçut dans la glace, gesticulant, l’œil rageur. Il enfonça ses mains dans ses poches, et chercha un plus noble prétexte à sa colère :

« C’est l’absurdité de ça, qui m’exaspère ! Oui : c’est mon bon sens qui s’irrite, et me cause ces élancements… Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs, que je le constate : on peut souffrir d’une blessure au bon sens comme d’un panaris, comme d’une rage de dents ! »

La pensée de Philip, qui l’attendait dans son cabinet, l’aida à se reprendre. Il secoua les épaules :

« Allons… »

Ses doigts, au fond de sa poche, pétrissaient machinalement un papier. La lettre d’Anne… Il prit l’enveloppe, la déchira en deux et jeta les morceaux dans la corbeille. Ses yeux tombèrent sur le livret militaire, préparé sur le bureau. Et, tout à coup, il eut une défaillance. Demain, la guerre, les risques, – mutilation, mort ? Tu n’as jamais aimé ! Demain, le cycle de la jeunesse se terminait à l’improviste, et peut-être que l’heure d’aimer était à jamais révolue…

Il se pencha brusquement vers la corbeille, ramassa une moitié d’enveloppe, en tira un fragment de billet, qu’il déplia. Ce n’était qu’un cri, violent et doux comme une caresse :

« … Ce soir. Chez nous. Je t’attendrai… Il faut que je te voie. Promets-moi que tu viendras. Mon Tony. Viens. »

Il se laissa tomber dans son fauteuil. Passer une dernière nuit contre elle… Être encore une fois câliné… Pouvoir, encore une fois, s’endormir et oublier tout, dans ses bras… Une nostalgie soudaine, une vague de détresse, violente comme une lame de fond, le submergea. Il mit ses coudes sur la table, et, pendant quelques minutes, sa tête entre les mains, il sanglota comme un enfant.

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