LXVIII

La gare du Nord était occupée militairement. Dans la cour, dans le hall, ce n’était que pantalons rouges, faisceaux, ordres brefs, bruits de crosses. Cependant, on laissait circuler les civils ; et Jacques n’eut pas de peine à pénétrer, avec Jenny, jusqu’aux quais.

Une soixantaine de militants étaient venus attendre le train. « Ça y est ! » répétaient-ils, en s’abordant. Ils secouaient la tête avec colère, crispaient les poings, et se dévisageaient un instant avec des regards outrés. Mais, sous cette violence trop aisément contenue perçait déjà de la passivité, de la résignation. Tous semblaient penser : « C’était fatal. »

– « Qu’est-ce qu’il aurait dit, qu’est-ce qu’il aurait fait, le Patron ? » fit le vieux Rabbe, après avoir serré silencieusement la main de Jacques.

– « Il n’y a plus d’espoir que dans cette conférence avec Müller », murmura Jacques. L’accent était têtu : il s’obstinait dans sa confiance, comme on tient un serment.

En avant, au bout du trottoir, la délégation des députés socialistes formait un petit peloton distinct.

Jacques, suivi de Jenny et de Rabbe, s’avançait parmi les groupes, sans se mêler à aucun. Les yeux au loin, il dit, comme s’il rêvait :

– « Cet homme qui, à l’heure la plus tragique, nous arrive d’Allemagne, chargé peut-être des plus lourdes responsabilités… Cet homme qui vient par la Belgique, et qui a quitté Berlin avant-hier, sans rien savoir encore… Qui, coup sur coup, d’étape en étape, a dû apprendre la mobilisation russe – et la mobilisation autrichienne – et le Kriegsgefahrzustand – et, ce matin, l’assassinat de Jaurès… Et auquel on va annoncer, à sa descente du train, que la France mobilise… Et qui, pour finir, apprendra sans doute, ce soir, que la mobilisation générale est également décrétée dans son pays… C’est pathétique… »

Lorsque la locomotive émergea enfin de la buée, poussant devant elle le nuage de sa vapeur, un frémissement courut sur le quai, et tous, du même mouvement, se portèrent en avant. Mais les employés de la gare veillaient. Il y eut un remous, un barrage improvisé : seule, la délégation des parlementaires fut autorisée à s’approcher du convoi.

Jacques les vit entourer un wagon, sur le marchepied duquel se tenaient deux voyageurs. Il reconnut tout de suite Hermann Müller. L’autre, qu’il ne connaissait pas, était un homme encore jeune, bien bâti, dont le masque volontaire dégageait une impression de droiture et de force.

– « Qui donc accompagne Müller ? » demanda-t-il à Rabbe.

– « Henri de Man, un Belge. Un vrai, un pur. Un type qui réfléchit, qui cherche… Tu as dû le voir, mercredi, à Bruxelles ?… Il parle l’allemand comme le français ; il a dû venir pour servir d’interprète. »

Jenny toucha le bras de Jacques :

– « Voyez… On laisse passer, maintenant. »

Ils se hâtèrent pour rejoindre le groupe officiel. Mais la file des voyageurs bloquait la sortie.

Lorsqu’ils purent franchir les guichets, les parlementaires, qui avaient pour mission de conduire directement le délégué allemand à la réunion privée du Palais-Bourbon, avaient disparu.

 

Dans le hall, un attroupement stationnait devant un placard fraîchement posé. Jacques et Jenny s’approchèrent. Le titre de l’affiche portait, en grosses majuscules :

DISPOSITIONS CONCERNANT LES ÉTRANGERS

Une voix, derrière eux, s’éleva, goguenarde :

– « Perdent pas de temps, les copains ! Faut croire qu’ils avaient tout fait imprimer d’avance ! »

Jenny se retourna. L’homme qui parlait était jeune : un ouvrier, en cotte bleue, un mégot aux lèvres ; deux godillots tout neufs, en cuir épais, pendaient, à cheval sur son épaule.

– « Toi non plus », remarqua son voisin, en désignant les chaussures cloutées, « tu ne perds pas de temps ! »

– « Pour botter les fesses à Guillaume ! » jeta l’ouvrier, en s’éloignant. On rit.

Jacques n’avait pas bougé. Ses yeux ne se détachaient plus de l’affiche. Ses doigts crispés serraient le coude de Jenny. De sa main libre, il lui désigna un paragraphe en caractères gras :

 

Les étrangers, sans distinction de nationalité, peuvent quitter le camp retranché de Paris, AVANT LA FIN DU PREMIER JOUR DE LA MOBILISATION. Ils devront, à leur départ, justifier de leur identité au commissariat de la gare.

 

Dans le cerveau de Jacques, les idées galopaient. « Les étrangers… » Le paquet qu’il avait laissé chez Jenny contenait encore les faux papiers d’identité qui lui avaient été remis pour sa mission à Berlin… Le Français Jacques Thibault, même en exhibant ses certificats de réforme, aurait sans doute quelque peine à passer en Suisse ; mais, qui pouvait empêcher l’étudiant genevois Eberlé de rentrer chez lui, dans le délai légal ?… avant la fin du premier jour de la mobilisation… Dimanche… Demain…

« Partir avant demain soir », se dit-il brusquement. « Mais elle ? »

Il avait passé le bras autour des épaules de la jeune fille, et il la poussait hors de la foule.

– « Écoutez », fit-il d’une voix saccadée. « Il faut absolument que je passe chez mon frère. »

Jenny avait consciencieusement lu le paragraphe en caractères gras : Les étrangers, etc. Pourquoi, soudain, Jacques avait-il l’air si troublé ? Pourquoi l’entraînait-il si vite ? Pourquoi voulait-il aller chez Antoine ?

Lui-même n’aurait su le dire. C’était à Antoine qu’avait été sa première pensée, dans la rue Caumartin, tandis que sonnait le tocsin. Et, maintenant, dans le désarroi où le jetait cette affiche, le besoin irraisonné de revoir son frère s’emparait de lui.

Jenny n’osait pas poser de questions. Ce quartier des gares du Nord et de l’Est, où elle venait si rarement, était lié pour elle au souvenir de sa fuite devant Jacques, le soir du départ de Daniel ; et ce souvenir ravivé l’oppressait.

En une heure, l’aspect de la ville avait déjà changé. Autant de piétons dans les rues, sinon davantage ; mais plus de flâneurs. Tous se dépêchaient, ne songeant qu’à leurs affaires. Chacun de ces passants semblait s’être découvert des difficultés à résoudre en hâte, des dispositions à prendre, une gérance à céder, des parents, des amis à voir, une réconciliation urgente à tenter, une rupture à consommer. Les yeux à terre, la bouche close, le visage soucieux, ils couraient, envahissant, pour aller plus vite, la chaussée, où les véhicules étaient devenus rares. Très peu de taxis : les chauffeurs avaient presque tous remisé, pour être libres. Plus d’autobus : les voitures de transport en commun étaient, dès ce soir, réquisitionnées.

Jenny peinait à suivre Jacques, et s’appliquait à ne pas le laisser paraître. Il marchait, les traits tendus, la mâchoire en avant, semblable aux autres : il avait l’ait d’être pourchassé. Sans qu’elle pût deviner ses pensées, elle le sentait la proie d’un débat intérieur.

En effet : la lecture de l’affiche avait subitement cristallisé en lui des velléités jusqu’alors inconscientes et diffuses. La silhouette de Meynestrel s’était dressée devant ses yeux. Il avait revu la chambre de Bruxelles, le Pilote, debout, dans son pyjama bleu, l’œil hagard… l’âtre plein de cendres… Il était sans nouvelles depuis jeudi. Bien des fois, il s’était demandé : « Que fait-il, lui, là-bas ? » Sûrement, il était en pleine action révolutionnaire… Les étrangers pourront quitter Paris… À Genève, auprès du Pilote, il retrouverait un milieu actif, resté pur, indépendant ! Il songeait à Richardley, à Mithœrg, à cette phalange intacte, isolée là-bas au centre de l’Europe en armes. Filer en Suisse ?… La tentation était forte. Cependant, il hésitait. À cause de Jenny ? Oui… Mais Jenny n’était pas la véritable cause de son irrésolution. Éprouverait-il donc un scrupule à déserter ? Aucun ! Au contraire : son premier devoir était de se refuser à défendre, en soldat, tout ce qu’il n’avait cessé de condamner et de combattre… C’était la pensée d’aller se mettre à l’abri, qui lui était intolérable. À l’abri, pendant que les autres !… Non ! Il ne vivrait en paix avec lui-même que si son refus constituait un risque, un danger personnel, équivalents à ceux que ses frères mobilisés allaient être condamnés à courir… Alors ? Renoncer au refuge du pays neutre, rester en France ? Lutter contre la guerre, contre l’armée, dans un pays en état de siège ? où toute propagande pacifiste se heurterait à une impitoyable répression ? où il serait suspect, surveillé, préventivement coffré peut-être ? C’était absurde… Alors ? Filer en Suisse !… Mais pour y faire quoi ?

– « Être, n’est rien », articula-t-il violemment. Et, comme Jenny le regardait, interdite : « Être, penser, croire, ça n’est rien ! Ça n’est rien, tant qu’on ne peut pas traduire son existence, sa pensée, sa conviction, en acte ! »

– « En acte ? »

Elle croyait avoir mal entendu. Comment d’ailleurs eût-elle compris ce qu’il voulait dire ?

– « Voyez-vous », reprit-il, avec la même brusquerie solitaire, « je me dis que cette guerre va sans doute avoir raison pour longtemps de l’idéal internationaliste ! Très longtemps… Des générations, peut-être… Eh bien, s’il y avait un acte à accomplir pour sauver cet idéal de cette faillite momentanée, je le ferais, moi ! Fût-ce un acte désespéré !… Mais quel acte ? » ajouta-t-il, à mi-voix.

Jenny s’arrêta net :

– « Jacques ! Vous pensez à partir ! »

Il la regardait. Elle précisa :

– « Pour Genève ? »

Il fit un geste de demi-aveu.

Deux sentiments opposés – joie et détresse – la déchirèrent : « S’il gagne la Suisse, il est sauvé !… Mais, sans lui, que vais-je devenir ? »

– « Si je me décidais à partir », expliqua-t-il, « oui, ce serait pour Genève. D’abord, parce que c’est là-bas qu’on peut encore tenter quelque chose… Et puis, parce que j’ai des faux papiers qui me permettraient de rentrer facilement en Suisse. Vous avez lu l’affiche… »

Elle l’interrompit, d’un vif élan :

– « Partez ! Partez demain ! »

Il fut stupéfait de la fermeté de sa voix.

– « Demain ? »

Elle eut, malgré elle, une lueur d’espoir, car le ton semblait dire : « Non. Bientôt, peut-être. Mais pas demain. »

Il s’était remis à marcher. Elle s’accrochait à lui, les jambes molles.

– « Je partirais demain », murmura-t-il enfin, « si… si vous partiez avec moi. »

Elle frémit de bonheur. Toute son appréhension s’évanouit miraculeusement. Il allait partir, il était sauvé ! Et il partirait avec elle, ils ne se sépareraient pas !

Jacques crut qu’elle hésitait.

– « N’êtes-vous pas libre », dit-il, « puisque votre mère est retenue à Vienne ?… »

Pour toute réponse, elle se serra davantage contre lui. Les battements de son cœur résonnaient jusque dans ses tempes, l’étourdissaient. Elle lui appartenait corps et âme. Ils ne se quitteraient jamais plus. Elle le protégerait. Elle empêcherait le danger de l’atteindre…

 

Maintenant, ils parlaient de ce départ comme d’une chose depuis longtemps projetée. Jacques avait oublié l’heure exacte du train de nuit pour la Suisse ; mais il trouverait un indicateur chez Antoine. Il fallait aussi s’assurer que Jenny pouvait voyager sans passeport ; pour les femmes, les formalités devaient être moins sévères. L’argent des billets ? En réunissant leurs ressources, ils avaient largement la somme nécessaire. À Genève, Jacques se débrouillerait… Néanmoins, tout dépendait encore de l’issue des pourparlers avec le délégué allemand. Qui sait ? Si l’on se décidait encore, brusquement, à tenter dans les deux pays un mouvement insurrectionnel ?…

Ils arrivèrent aux jardins qui bordent les Tuileries, sans s’être aperçus du chemin. Jenny était en nage, épuisée tout à coup. Timidement, elle lui montra, de loin, un banc, parmi les fleurs. Ils s’assirent. Ils étaient seuls. L’orage qui, depuis midi, pesait sur la ville, semblait retenir au ras du sol le parfum des parterres.

« De Suisse », se disait Jenny, « je pourrai correspondre avec maman… Elle pourra nous rejoindre : pays neutre !… » Elle imaginait déjà sa vie à Genève, entre sa mère retrouvée, et Jacques à l’abri du danger.

Jacques, obsédé, se répétait : « Partir, oui… Mais pour faire quoi ? » Il avait beau mettre tout son espoir en Meynestrel, et se persuader que Genève était le dernier foyer révolutionnaire intact, il se rappelait la Parlote, et ne pouvait vaincre ses doutes sur l’efficacité du travail révolutionnaire qui lui était réservé là-bas.

Il se leva. Il ne pouvait tenir en place.

– « Venez, maintenant. Vous vous reposerez rue de l’Université. »

Elle eut un haut-le-corps.

Il souriait :

– « Mais oui ! Venez. »

– « Moi ? Chez votre frère ? Avec vous ? »

– « Que nous importe maintenant ? Mieux vaut qu’Antoine sache. »

Il paraissait si sûr de lui, si résolu, qu’elle abdiqua toute volonté, et, docilement, le suivit.

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