LXVI

Dès avant midi, Jacques était de retour avenue de l’Observatoire.

Jenny ne l’attendait pas si tôt. Elle avoua, confuse, qu’elle avait dormi jusqu’à neuf heures. Elle était plongée dans la lecture des journaux, en quête des moindres nouvelles d’Autriche. Sa voix tremblait, dès qu’elle évoquait le sort de sa mère, retenue à Vienne. Elle se leva, et fit deux ou trois pas à travers la chambre, son visage dans les mains.

Il ne savait que dire pour la tranquilliser sans lui mentir. Le poids des événements s’aggravait pour lui de cette détresse fragile si proche ; et, à toutes les raisons qu’il avait déjà de lutter pour la paix menacée, s’ajouta, pendant quelques minutes, le souhait puéril de pouvoir délivrer la jeune fille de son angoisse.

– « Asseyez-vous », dit-il. « Ne restez pas comme ça, debout, avec cette pauvre figure… Cela m’est insoutenable, ma chérie… Rien n’est encore perdu !… »

Elle ne demandait qu’à le croire. Il souriait, à tout hasard, pour la rassurer. Il parla avec fougue de la mission Müller, des espoirs tenaces de Stefany. Il se prenait lui-même à son jeu. Il alla jusqu’à dire, dans un élan presque sincère :

– « Peut-être même est-ce un bien que le danger soit devenu aussi manifeste, aussi universel ! puisque tout dépend de ce grand sursaut d’opinion, qu’il faut provoquer ! »

– « Oui », fit-elle, les prunelles fixes.

Elle se releva nerveusement pour aller manœuvrer le store ; ses gestes étaient si fébriles que la corde lui resta dans les doigts.

Il alla vers elle, lui entoura les épaules de son bras, la serra contre lui :

– « Allons, restez tranquille, regardez-moi… Ça me paraît si bon d’être là ! Je viens souffler un peu, reprendre force. J’ai besoin de vous… J’ai besoin que vous ayez confiance ! »

Aussitôt, elle changea de visage, et sourit courageusement.

– « À la bonne heure ! Maintenant, mettez votre chapeau, je vous emmène déjeuner. »

– « Voulez-vous que nous déjeunions ici ? » proposa-t-elle, avec un enjouement qui le surprit, tant il paraissait peu feint. « Ce serait si gentil ! J’ai des œufs, quelques pêches, du thé… »

Il accepta.

Tout heureuse, elle courut allumer le fourneau à gaz. Jacques la suivit jusqu’à la cuisine. Distrait un instant de son idée fixe, il la regarda étendre un napperon sur la table, disposer avec symétrie le couvert, aligner des coquilles de beurre dans le ravier, s’affairer, avec ce sérieux que les femmes d’ordre mettent à accomplir les rites domestiques les plus inutiles. Comme elle était souple et naturelle dans ses moindres attitudes ! L’amour avait vaincu sa raideur, libéré en elle cette grâce féminine que, jusqu’alors, une contrainte secrète semblait retenir prisonnière.

– « Notre première dînette », remarqua-t-elle, sur un ton presque grave, lorsqu’elle déposa sur la table le plat d’œufs.

Ils s’installèrent l’un en face de l’autre, comme de vieux camarades. Elle était gaie ; lui, s’efforçait à l’être, mais son front demeurait soucieux. Elle l’examinait à la dérobée. Il s’en aperçut, et sourit :

– « On est bien, là ! »

– « Oui », fit-elle, avec conviction. « Nous avons tellement besoin d’être ensemble, maintenant ! »

Il baissa les yeux. Il songeait soudain à l’avenir, et il était saisi d’effroi.

Le repas se poursuivit sans qu’ils parvinssent à rompre pour de bon le silence. Par moments, Jacques enveloppait la jeune fille d’un long et tendre regard ; et, ne trouvant aucune parole pour exprimer ce qu’il ressentait, il allongeait le bras et mettait sa main, quelques secondes, sur celle de Jenny.

Elle souffrait de le voir si taciturne. Depuis ces derniers jours, une transformation s’opérait en elle : pour la première fois, en dépit de sa nature, en dépit d’une longue habitude de repliement, elle eût souhaité pouvoir parler d’elle. Les heures qu’elle vivait seule n’étaient qu’un interminable monologue adressé à Jacques, où elle s’analysait minutieusement devant lui, où elle lui découvrait sans indulgence ses défauts de caractère, ses possibilités, ses limites. Car elle était obsédée par la crainte qu’il se fît des illusions sur elle, et qu’il ne fût affreusement déçu, le jour où il la connaîtrait mieux.

Lorsqu’ils eurent vidé le compotier de fruits, elle voulut qu’il pliât sa serviette, et elle lui donna le rond de Daniel. Puis elle lui prit le bras, ainsi qu’elle faisait avec son frère, et le ramena vers sa chambre.

En passant devant le salon, dont la porte était entrouverte, il aperçut le piano, qu’illuminait en ce moment un rai de soleil… Il s’arrêta, et, cédant à un brusque caprice :

– « Jenny, jouez-moi… vous savez… cette chose… Cette chose que vous jouiez… autrefois. »

– « Quoi donc ? »

Elle savait bien ce qu’il voulait dire. Mais elle avait frémi devant ce rappel douloureux de leur été, à Maisons-Laffitte.

– « Oh, Jacques… Pas aujourd’hui… »

– « Si ! »

Elle poussa la porte, gagna le piano, et, docilement, attaqua cette Troisième Étude de Chopin – qui lui rappelait un des soirs les plus troubles, les plus désespérés, de sa vie.

Il se tenait debout, les bras croisés, dans l’ombre, derrière elle afin qu’elle ne le vît pas. Il fermait nerveusement les yeux, pour refouler ses larmes ; et, le cœur brisé de douceur, il écoutait trembler dans le silence ce chant de félicité nostalgique. Aux dernières notes, elle se leva, toute droite, recula, et vint s’appuyer contre lui.

– « Pardon », murmura-t-il, à son oreille, d’une voix basse et déchirante qu’elle ne lui connaissait pas.

– « Pourquoi ? » dit-elle, effrayée.

– « Nous aurions pu être si heureux, et depuis si longtemps !… »

Elle frissonna, et, vivement, lui mit sa main sur la bouche.

La croisée était ouverte. Elle l’entraîna, doucement, jusqu’au balcon. Sous eux, les cimes de l’avenue formaient un tapis vert, compact, d’où jaillissaient, par intervalles, semblables au pépiement d’une volée de moineaux, des cris d’enfants invisibles. Au loin, les frondaisons du Luxembourg offraient déjà cette patine bronzée qui précède de peu les rouilles de l’automne.

Jacques regardait machinalement le panorama lumineux qui s’étendait devant eux. « Müller doit avoir quitté Bruxelles », songea-t-il. Il ne pouvait penser à rien d’autre.

Auprès de lui, Jenny, rêveusement, murmura :

– « Je connais chaque arbre… Et dessous ces arbres, je connais chaque banc, chaque socle de statue… Toute mon enfance est dans ce jardin… » Elle ajouta, après une pause : « J’aime me souvenir… Vous aussi ? »

– « Non », fit-il, sans ménagement.

Elle tourna vivement la tête, lui jeta un regard attristé, et remarqua, sur un ton désapprobateur :

– « Daniel non plus. »

Il sentit qu’il devait s’expliquer ; il fit un effort :

– « Pour moi, le passé est passé. Chaque jour vécu tombe dans un trou noir. J’ai toujours eu les yeux vers l’avenir. »

Ces paroles la blessaient plus qu’elle n’osait le dire, elle pour qui le présent comptait peu, et l’avenir pas du tout ; elle, dont la vie intérieure se nourrissait presque exclusivement de réminiscences.

– « Ce n’est pas possible. Vous dites ça pour vous singulariser ! »

– « Me singulariser ? »

– « Non », reprit-elle, en rougissant, « ce n’est pas “singulariser” que je voulais dire… » Elle demeura songeuse quelques secondes. « Est-ce que vous n’éprouvez pas, quelquefois, le besoin de… déconcerter les gens ? Pas pour le plaisir de déconcerter, bien sûr… Mais, pour mieux leur échapper, peut-être… Non ? »

– « Comment ça ? Leur échapper ? » Il réfléchissait ; il avoua : « Oui, peut-être… C’est vrai qu’il m’est intolérable de sentir que les gens ont sur moi une opinion arrêtée. C’est comme s’ils essayaient de me limiter, de mettre l’embargo sur ma pensée. Et alors, oui, peut-être m’arrive-t-il de les dérouter exprès : simplement pour me délivrer de cette emprise… »

Il remarqua que Jenny venait de l’obliger à faire sur lui-même un retour qu’il n’eût sans doute pas fait tout seul, et il lui en sut gré. Il se reprocha de l’avoir blessée en affichant un sot mépris pour les sentimentalités du souvenir. Il resserra l’étreinte du bras qu’il avait glissé autour d’elle :

– « Je vous ai peinée tout à l’heure. C’est idiot… On est tellement énervé par tout ça… » Il sourit : « Et puis, disons aussi, pour diminuer ma faute, que Jenny est une petite fille… exagérément sensible ! »

– « Oui, c’est vrai », dit-elle aussitôt. « Exagérément sensible ! » Elle médita une minute : « Je suis sensible ; et, pourtant, je ne suis pas bonne. »

Il sourit.

– « Non, non… Je me connais bien ! Toutes les fois que j’agis d’une façon qui peut faire croire que je suis bonne, c’est, en réalité, après réflexion, par volonté, pour accomplir un devoir… Je suis tout à fait dénuée de cette bonté naturelle, spontanée, inconsciente, qui est la vraie… La bonté de maman, par exemple… » Elle faillit ajouter : « La vôtre. » Mais elle ne le fit pas.

Il lui jeta un regard surpris. Quelque chose, en elle, semblait s’être muré, soudain. Elle ne lui paraissait jamais plus mystérieuse que lorsqu’elle s’analysait à haute voix. À ces moments-là, ses traits se figeaient, l’œil devenait dur ; et Jacques avait l’impression de perdre le contact, d’avoir devant lui un être pétrifié, résistant, incommunicable ; une énigme, dont le secret humiliait son orgueil de mâle.

Il murmura, sérieux :

– « Jenny, vous êtes comme une île… Une île riante, une île ensoleillée… – mais inaccessible !… »

Elle tressaillit :

– « Pourquoi dites-vous ça ? Vous êtes injuste ! »

Un souffle ténébreux, qui la glaça, passa entre eux. Ils restèrent quelques instants silencieux, l’un près de l’autre, penchés sur l’appui du balcon, livrés à leurs pensées étanches, à leurs inquiétudes.

Deux coups, espacés, lointains, sonnèrent à l’horloge du Sénat. Il consulta sa montre, et se redressa :

– « Deux heures ! » Et, cédant à son obsession, il ajouta : « Müller est en route. »

Ils rentrèrent dans l’appartement. Il ne lui avait pas proposé de l’accompagner, et elle ne le lui avait pas demandé. Toutefois – tant la chose allait de soi – il ne fut pas étonné de l’entendre dire, en courant vers sa chambre :

– « Une minute, seulement… Je suis prête. »

 

À l’Humanité, où Jacques s’était décidé à introduire Jenny, son premier soin fut de s’enquérir auprès de Rabbe, qu’ils croisèrent à mi-étage, des dispositions prises pour l’arrivée du délégué allemand. Le train de Belgique qui amenait Müller arrivait à Paris un peu après cinq heures. Le groupe des députés socialistes était convoqué pour six heures, dans une des salles du Palais-Bourbon, afin de l’y recevoir. Vu l’importance de cette conférence, on prévoyait qu’elle se prolongerait tard dans la nuit.

– « Nous irons tous l’attendre à la gare du Nord », ajouta le vieux militant.

– « Nous irons aussi », dit Jacques, en se penchant vers Jenny.

Gare du Nord ! Elle évoqua, en une seconde, tous les détails de sa première rencontre avec Jacques, la poursuite dans les couloirs du métro, le banc du square Saint-Vincent-de-Paul… Elle leva les yeux sur lui, persuadée naïvement qu’il y songeait aussi. Mais il était tourné vers Rabbe. Il lui demandait quelles décisions avaient été votées, le matin, à la réunion de la Fédération socialiste.

– « Aucune », bougonna le vieux. « Les membres du bureau se sont séparés sans avoir rien décidé. Le Parti n’a plus de chef ! »

Les divers bureaux du journal étaient sous pression. Chez Gallot, Pagès, Cadieux et quelques autres discutaient.

Le bruit s’était répandu que, depuis la déclaration du Kriegsgefahr, l’état-major français assiégeait le gouvernement pour obtenir, sans autre délai, le décret de mobilisation. Ce n’était plus, disait-on, qu’une question d’heures. Pagès prétendait même tenir d’un scribe militaire, employé au secrétariat du général Joffre, que le décret avait été signé par Poincaré à midi. Mais Cadieux, qui revenait du Quai d’Orsay, affirmait que la nouvelle était fausse.

– « Je le saurais », déclara-t-il, avec assurance.

Il disait qu’aux Affaires étrangères, le gros sujet de préoccupation, aujourd’hui, était l’attitude du gouvernement anglais. Certains politiciens comme Caillaux auraient songé à obtenir des chefs socialistes français une démarche auprès de Keir-Hardie, afin que le Parti socialiste anglais renonçât à prôner la neutralité de l’Angleterre. D’autre part, Poincaré aurait pris l’initiative d’écrire à George V une lettre personnelle, pressant l’Angleterre de se déclarer pour la France, – l’intervention anglaise étant la dernière chance de sauver la paix.

– « De quand, cette lettre ? » demanda Jacques.

– « D’hier. »

– « C’est ça ! Quand Poincaré a su que la Russie proclamait officiellement sa mobilisation, et que la guerre n’était plus évitable ! »

Personne ne releva le propos.

Une dépêche du matin, sans doute officielle, annonçait que les états-majors français et anglais se tenaient en constante liaison, et qu’« un plan d’action était concerté ». S’agissait-il d’une action militaire ? On savait, de source officieuse, que l’Angleterre avait donné l’ordre à sa flotte de surveiller les Détroits ; que l’accès des ports de guerre avait été interdit aux navires de commerce ; que l’artillerie anglaise occupait déjà les forteresses qui commandaient ces ports ; et que tous les phares de la côte avaient reçu l’ordre de ne pas s’allumer ce soir.

Marc Levoir entra.

Il se faisait l’écho d’un nouvel entretien que Viviani aurait eu avec M. de Schœn. Le président du Conseil aurait dit : « L’Allemagne mobilise. Nous le savons. » Et comme l’ambassadeur se taisait, Viviani aurait ajouté : « L’attitude de l’Allemagne nous dicte la nôtre… Toutefois, pour manifester jusqu’au bout, et aux yeux de tous, notre volonté tenace de sauvegarder la paix, le général Joffre a donné l’ordre à toutes nos troupes de se replier à une distance d’au moins dix kilomètres de la frontière. Dans ces conditions, si un incident se produit, c’est que vous l’aurez voulu ! »

Pagès, qui avait des accointances au ministère de la Guerre, mit aussitôt les choses au point. D’après lui, l’initiative française était sans aucune portée réelle ; elle ne pouvait nuire en rien au plan de campagne prévu par l’état-major français, et ne constituait qu’un apparent sacrifice à la paix. Dans l’entourage du ministre Messimy, on ne cachait pas, disait-il, que ce recul momentané n’était rien de plus qu’une habileté diplomatique, un moyen de frapper ostensiblement l’opinion européenne, spécialement l’opinion anglaise.

– « Je veux bien croire », dit Jacques, « que leur but soit aussi de se concilier l’adhésion de l’Angleterre… Mais, pour moi, leur but principal c’est de nous atteindre, nous ! Nous, les pacifistes ! Une façon de nous surprendre, de gagner nos sympathies, de se faire absoudre par nous ! Un prétexte honorable qu’ils nous offrent de nous rallier, sans scrupule, à une autorité militaire dont le premier acte est si peu agressif. Je vois déjà ce que nous lirons demain dans les feuilles d’opposition ! »

Gallot, qui, malgré le bruit de la conversation, continuait à classer des paperasses, leva brusquement son profil de hérisson derrière le rempart de ses dossiers :

– « Et la preuve, c’est la hâte, l’insistance, avec lesquelles le gouvernement a officieusement annoncé cette mesure aux chefs du Parti, avant même de l’avoir prise ! »

Son ton rageur, qui s’accordait si bien avec son physique, avec ses membres grêles et son aspect de rond-de-cuir frileux, lui donnait souvent l’air d’avoir tort, même quand il avait raison. Mais, aujourd’hui, Jacques remarqua que la colère ne parvenait pas à chasser de ses yeux une expression d’insondable tristesse, qui le rendait émouvant, en dépit de sa laideur.

Un groupe de jeunes militants fit irruption dans le bureau. Le bruit venait de se répandre qu’un cortège de la Ligue des Patriotes se dirigeait vers la Concorde pour manifester devant la statue de Strasbourg.

– « On y va ? » proposa Pagès.

Tous étaient déjà debout. (En réalité, ils semblaient moins impatients de provoquer une bagarre vengeresse, que de saisir cette occasion de faire enfin « quelque chose ».)

Jenny devina que Jacques, malgré l’envie qu’il avait de les suivre, hésitait à cause d’elle.

– « Allons-y », dit-elle résolument.

Share on Twitter Share on Facebook