LXVII

Un soleil brumeux, mais mordant, pesait sur les crânes, et rendait l’air du centre de Paris irrespirable. La population, de plus en plus inquiète, et qu’agaçait, comme les mouches, cette température d’orage, ne quittait plus la rue. À la porte des établissements de crédit, des commissariats, des administrations municipales, stationnaient des groupes agités, que les sergents de ville s’efforçaient de disperser sans incident. Les aboiements des crieurs de journaux, dominant le sourd bruissement de la foule, achevaient d’ébranler les nerfs.

Place des Pyramides, le pied du monument de Jeanne d’Arc était fleuri comme un catafalque. Sous les arcades de la rue de Rivoli, des files de piétons se pressaient dans les deux sens. La plupart des magasins avaient clos leur devanture. Sur la chaussée, les voitures étaient aussi nombreuses qu’aux jours les plus actifs de l’hiver. En revanche, le jardin des Tuileries eût été désert, sans les pelotons de gardes républicains qu’on y avait massés en réserve ; dans l’ombre des arbres, où luisaient les croupes mouvantes des chevaux, les casques allumaient de brefs éclairs.

La nouvelle de la manifestation devait être erronée : la place de la Concorde n’offrait aucun aspect insolite. La circulation n’y était même pas interrompue. À peine si un faible barrage d’agents défendait, à tout hasard, l’accès de la statue de Strasbourg, dont le socle, lui aussi, disparaissait sous des couronnes enrubannées aux couleurs nationales.

Déçue, la petite cohorte, qui venait de l’Humanité, se disloqua.

Jacques et Jenny s’engagèrent dans la cohue de la rue Royale.

– « Quatre heures et demie », dit Jacques. « Allons recevoir Müller. Vous n’êtes pas fatiguée ? Nous pourrions remonter à pied jusqu’à la gare du Nord. »

Ils prirent les boulevards, puis la rue Caumartin pour gagner la rue Saint-Lazare. Tout à coup, comme ils arrivaient devant Saint-Louis-d’Antin, un vacarme assourdissant remplit l’espace : la grosse cloche de l’église tintait, par grands coups d’une seule note, distincts, bourdonnants, solennels.

Les gens, figés sur place, se dévisagèrent un instant, avec stupeur. Puis ils se mirent à courir dans toutes les directions.

– « Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? » balbutia Jenny, que Jacques avait saisie par le bras.

– « Ça y est », murmura quelqu’un, auprès d’eux.

Au loin, d’autres cloches s’ébranlaient. En une minute, le ciel de Paris était devenu pareil à une coupole de bronze, heurtée de toutes parts du même rythme tenace, sinistre comme un glas.

Jenny ne comprenait pas. Elle répétait :

– « Qu’est-ce qu’il y a ? Où court-on ? »

Sans un mot, il l’entraîna sur la chaussée que des centaines de personnes, insouciantes des voitures, traversaient en tous sens.

Un attroupement, qui grossissait à vue d’œil, s’était formé, devant un bureau de poste.

Sur le vitrage, un papier blanc venait d’être collé, de l’intérieur. Mais Jacques et Jenny se trouvaient à trop grande distance pour pouvoir lire. On entendait murmurer « Ça y est… Ça y est… » Ceux des premiers rangs demeuraient une minute, hébétés, le front levé vers l’affiche, qu’ils avaient l’air d’épeler, à grand effort d’attention. Puis ils se retournaient, l’œil morne, le visage suant et défait ; les uns, sans rien dire, sans regarder personne, se frayaient un passage et s’enfuyaient, le menton sur la poitrine ; d’autres, au contraire, les yeux embués, hochaient la tête, et s’en allaient comme à regret, quêtant des regards fraternels, et balbutiant des paroles étouffées qui ne trouvaient pas d’accueil.

Enfin, les deux jeunes gens purent approcher à leur tour. Sur la petite feuille rectangulaire, fixée au carreau par quatre pains à cacheter rosâtres, une écriture impersonnelle, appliquée, une écriture de femme, avait tracé ces trois lignes, sagement soulignées à la règle :

MOBILISATION GÉNÉRALE

LE PREMIER JOUR DE LA MOBILISATION

EST LE DIMANCHE 2 AOUT.

Jenny serrait contre son buste la main que Jacques avait glissée sous son bras. Lui, il restait immobile. Comme les autres, il pensait : « Ça y est. » Dans son cerveau, les pensées se succédaient, très vite. Il s’étonnait, malgré tout, de souffrir si peu. N’eût été ce tocsin qui, de seconde en seconde, lui martelait le cerveau, peut-être même eût-il ressenti une sorte de détente nerveuse : cette espèce de soulagement organique que lui apporterait tout à l’heure, sans doute, à la fin de cette journée orageuse, la première goutte de pluie… Apaisement factice, qui ne dura qu’un instant. Comme un blessé qui, d’abord, n’a pas senti le coup, mais dont la plaie s’ouvre soudain et saigne, une douleur aiguë le pénétra ; et Jenny perçut un soupir rauque, entre les dents contractées.

– « Jacques… »

Il ne voulait pas parler. Il se laissa emmener par elle, hors du rassemblement. Des chaises, des tables de bistrot encombraient le trottoir. Ils s’assirent, en silence. Par-dessus les têtes pressées et dont le flot se renouvelait sans cesse, ils apercevaient, sur le vitrage, l’affiche blanche, dont ils ne pouvaient détourner les yeux.

Ainsi, pendant des semaines, il avait vécu, sans douter un seul jour du triomphe de la justice, de la vérité humaine, de l’amour ; non pas comme un illuminé qui souhaite un miracle, mais comme un physicien qui attend la conclusion d’une expérience infaillible – et tout s’écroulait… Honte ! Une rage froide, méprisante, lui serrait la gorge. Jamais il ne s’était senti aussi mortifié. Pas tant révolté ni découragé, que confondu et humilié : humilié par l’atrophie de la volonté populaire, par l’incurable médiocrité de l’homme, par l’impuissance de la raison !… « Et moi ? » se dit-il. « Que faire maintenant ? » Dans un éclair de conscience, il plongeait en lui-même, au plus dense de sa solitude. Il y cherchait une réponse, un mot d’ordre, une direction. En vain. Et il ne pouvait se défendre d’une sorte de panique devant sa propre incertitude.

Jenny respectait son silence. Elle regardait autour d’elle, avec une curiosité mêlée d’effroi. Elle réalisait assez mal ce qu’était la mobilisation, ce qu’était la guerre. Elle avait aussitôt pensé à sa mère, à Daniel ; à Jacques surtout. Mais, faute d’imagination, les dangers que couraient tous ces êtres chers ne lui apparaissaient pas nettement.

Comme un écho aux anxiétés de Jacques, elle dit, à mi-voix :

– « Qu’est-ce que vous allez faire ? »

La voix était calme et ferme. Il prit le temps de penser : « Comme elle est bien, dans tout ça… »

Mais il n’avait pas le courage de répondre. Il détourna les yeux, en s’épongeant le front.

– « Allons tout de même à la gare », fit-il, en se levant.

 

Tout l’après-midi, tassée dans sa bergère, près du téléphone, Anne avait espéré en vain un message d’Antoine. Vingt fois, elle avait failli décrocher le récepteur. Elle était à bout de nerfs ; mais résolue à attendre, à ne pas appeler la première. Un journal déplié traînait à ses pieds. Elle l’avait parcouru avec exaspération. Que lui importaient ces histoires, et l’Autriche, et la Russie, et l’Allemagne ?… Repliée sur elle-même comme une maniaque, elle ne cessait d’imaginer la scène qu’elle aurait avec Antoine, chez eux, dans leur chambre de l’avenue de Wagram, ajoutant sans cesse de nouveaux détails, de nouvelles répliques, des reproches de plus en plus blessants et qui soulageraient un instant sa rancune. Puis elle oubliait tout à coup sa colère, elle lui demandait pardon, l’entourait de ses bras, l’entraînait vers le lit…

Elle entendit soudain, au rez-de-chaussée, des portes claquer, des pas courir. Machinalement, elle leva les yeux vers la pendule : cinq heures moins vingt. La porte s’ouvrit en coup de vent, et la femme de chambre parut :

– « Madame ! Joseph a vu l’ordre de mobilisation ! On vient de l’afficher à la poste ! C’est la guerre ! » :

– « Alors ? » fit Anne, glaciale.

Elle se répétait, mentalement : « La guerre… », sans bien comprendre. Sa première pensée fut de dépit : « Simon va revenir. » Puis elle songea : « Qu’il aille donc se battre, l’imbécile. » Mais, aussitôt, une idée poignante la transperça : « Mon Dieu, s’il y a la guerre, Tony va partir… Ils vont me le tuer !… ». Elle se leva d’un bond :

– « Mon chapeau, mes gants… Vite… Commandez la voiture. »

Elle s’aperçut dans la glace de la cheminée, vieillie, les narines pincées. « Non… Je suis trop laide aujourd’hui », se dit-elle, avec désespoir.

Quand la femme de chambre revint, Anne s’était rassise dans sa bergère, le buste penché en avant, les mains jointes et serrées entre ses deux genoux… Sans se redresser, elle dit, d’une voix douce :

– « Non, Justine… Merci… Décommandez Jo… Préparez-moi un bain, voulez-vous ? Un bain très chaud… Et faites-moi mon lit. Je voudrais essayer de dormir un peu… »

Quelques instants plus tard, elle était dans sa chambre, couchée dans la pénombre. Les rideaux étaient tirés. L’appareil était à sa portée : elle n’aurait qu’à étendre le bras, s’il appelait… C’était encore là, entre ces draps frais, qu’elle souffrirait le moins. Naturellement, le mieux ne se ferait pas sentir tout de suite. Il fallait patienter une demi-heure, et puis les palpitations cesseraient, le tumulte du sang s’apaiserait, le cerveau s’engourdirait un peu. Mais cela demandait un effort vraiment surhumain, d’attendre ainsi, allongée, les paupières closes, sans un mouvement, sans un battement de cils… Tony… La guerre… Tony… Ah, seulement le voir… Le reprendre…

Elle se releva d’un bond, et, chancelante, pieds nus, pressant son visage entre ses mains, elle courut jusqu’au petit salon. Sans même prendre la peine d’approcher une chaise, elle s’agenouilla sur le tapis, devant le bureau, saisit une feuille de papier, un crayon, et griffonna :

 

« Je souffre trop, Tony. Ça ne peut plus durer. Je ne peux plus, je ne peux plus. Tu vas partir, peut-être ? Quand ? Je ne sais plus rien de toi. Que t’ai-je fait ? Pourquoi ? Il faut que je te voie, Tony. Ce soir. Chez nous. Je t’attendrai. Il est cinq heures. J’y vais. Je t’attendrai, là-bas, toute la soirée, toute la nuit. Viens quand tu pourras. Mais viens. Il faut que je te voie. Promets-moi que tu viendras. Mon Tony. Viens. »

 

Elle sonna :

– « Dites à Jo qu’il porte ça, tout de suite… Qu’il monte à l’appartement. »

L’idée lui vint que Simon avait peut-être pris le train du matin, qu’il pourrait arriver d’une minute à l’autre… Alors, elle s’habilla en hâte et s’enfuit.

Pour dompter ses nerfs, elle s’obligea à marcher, et, malgré son impatience, gagna l’avenue de Wagram à pied.

Cette fois, sans qu’elle pût dire pourquoi, elle était sûre, sûre, qu’Antoine viendrait.

Elle pénétra « chez eux » par la porte privée de l’impasse. Et, au moment où elle tournait la clef dans la serrure, elle sentit qu’il était là. Sa certitude fut telle, qu’elle sourit superstitieusement. Elle referma sans bruit le battant, et s’élança sur la pointe des pieds à travers les pièces dont les portes étaient ouvertes, appelant, à mi-voix : « Tony… Tony… » La chambre était vide. Il l’avait entendue, il se cachait. Elle courut à la salle de bains. Elle courut jusqu’à la cuisine. Épuisée, elle revint dans la chambre, et s’assit sur le lit.

Antoine n’était pas là, mais il allait venir…

Lentement, elle commença à se dévêtir. Elle ôta d’abord ses souliers, puis retira ses bas, comme on pèle un fruit, d’un geste long et brusque qui dénudait d’un coup sa chair. Elle crut entendre marcher et tourna la tête. Non, ce n’était pas encore lui… Ses yeux errèrent à travers la chambre, et se fixèrent sur leur lit. Elle aimait s’éveiller la première, surprendre son amant endormi, examiner, tout à loisir, le front sans rides, et la bouche assoupie, la bouche sans volonté, – si différente, avec ses lèvres détendues, entrouvertes, enfantines ! C’est à ces moments-là seulement qu’elle le sentait en sa possession. « Mon Tony… » Il allait venir. Elle en avait la certitude. Il viendrait ce soir.

Elle ne se trompait pas.

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