LXXI

Le Palais-Bourbon était discrètement gardé par des municipaux. Néanmoins, derrière les grilles de la cour, stationnaient plusieurs groupes, vers lesquels Jacques, toujours suivi de Jenny, se dirigea.

Dans l’un d’eux, à la lueur des globes électriques, il avait reconnu la haute silhouette de Rabbe.

– « L’entretien n’est pas terminé », lui expliqua le vieux militant. « Ils viennent de sortir. Ils sont partis dîner. La discussion doit reprendre tout à l’heure. Mais pas ici : dans les bureaux de l’Huma. »

– « Eh bien ? Les premières impressions ? »

– « Pas fameuses… Difficile de se renseigner, d’ailleurs. Ils étaient tous congestionnés, à demi morts de soif, – et muets comme des carpes… Le seul dont j’ai pu tirer quelque chose, c’est Siblot… Et il ne nous a pas caché sa déception. N’est-ce pas ? » ajouta-t-il, s’adressant à Jumelin, qui s’approchait.

Jenny, silencieuse, examinait les deux hommes. Jumelin ne lui plaisait qu’à demi. Ce long visage étroit, suant et blême, cette mâchoire glabre, trop saillante, la façon sèche qu’il avait de parler en hachant les phrases, sans desserrer suffisamment les dents, ces épaules carrées, l’éclat dur de ses prunelles trop petites et trop noires, causaient à la jeune fille une impression de malaise. Le vieux Rabbe, au contraire, avec son front bosselé, ses yeux clairs et tristes dont le regard se posait toujours sur Jacques avec une douceur paternelle, lui inspirait confiance et sympathie.

– « Ce Müller n’a, paraît-il, aucun mandat précis », dit Jumelin. « Il n’apporte aucune proposition ferme. »

– « Alors, pourquoi serait-il venu ? »

– « Uniquement dans un but d’information. »

– « D’information ? » s’écria Jacques. « À l’heure où, sans doute, il n’y a même plus le temps d’agir ! »

Jumelin secoua les épaules :

– « Agir… Tu es drôle !… Crois-tu qu’il est encore possible de prendre des décisions, quand la situation change d’heure en heure ? Tu sais que l’Allemagne, elle aussi, a décrété sa mobilisation générale ? Ça s’est fait, à cinq heures, un peu après nous… Et on dit que, ce soir, elle va déclarer officiellement la guerre à la Russie. »

– « Mais », reprit Jacques, impatiemment, « oui ou non, ce Müller est-il venu pour faire l’union des prolétariats allemand et français ? pour organiser enfin la grève, dans les deux pays ? »

– « La grève ? Sûrement pas », répliqua Jumelin. « Il vient, je crois, simplement pour savoir si le Parti français votera ou ne votera pas les crédits militaires que le gouvernement doit demander aux Chambres, dès lundi. Et c’est tout. »

– « Et ce serait déjà quelque chose », dit Rabbe, « si sur ce point précis, les parlementaires socialistes français et allemands adoptaient une politique semblable. »

– « Pas bien sûr », fit Jumelin, énigmatiquement.

Jacques piétinait sur place.

– « Ce qu’on peut dire », reprit Jumelin, d’un air pénétré, « et ce que, paraît-il, les chefs du Parti ne se sont pas fait faute de répéter sur tous les tons à Müller, c’est que la France a tout mis en œuvre pour éviter la guerre… Jusqu’au dernier moment ! jusqu’à consentir un recul de ses troupes de couverture !… Nous, socialistes français, nous avons du moins notre conscience pour nous ! Et nous avons le droit de considérer l’Allemagne comme l’Etat agresseur ! »

Jacques le regardait, abasourdi.

– « Autrement dit », trancha-t-il, « les députés socialistes français s’apprêtent à voter pour les crédits ? »

– « En tout cas, ils ne peuvent pas voter contre. »

– « Comment, ils ne peuvent pas ? »

– « Le plus probable, c’est qu’ils s’abstiendront de prendre part au vote », émit Rabbe.

– « Ah », s’écria Jacques, « si Jaurès était là ! »

– « Peuh… Je crois que, devant la situation actuelle, le Patron lui-même n’aurait pas osé voter contre. »

– « Mais », fit Jacques, hors de lui, « cette distinction entre le pays agresseur et le pays attaqué, Jaurès a montré cent fois combien elle est absurde ! Ça n’est qu’un prétexte à d’inextricables chicanes ! Vous avez tous l’air d’avoir oublié les causes véritables du pétrin où nous sommes : le capitalisme, l’impérialisme des gouvernements ! Quelles que soient les apparences que prennent les premiers actes d’hostilité, c’est contre la guerre – contre toute guerre ! – que le socialisme international doit s’insurger ! Ou bien alors !… »

Rabbe approuva évasivement.

– « En principe, oui… Et Müller a bien dit quelque chose dans ce goût-là, paraît-il… »

– « Et alors ? »

Rabbe eut un grand geste de lassitude :

– « Alors, on en est là. Et on est allé dîner, bras dessus, bras dessous. »

– « Non », répliqua. Jumelin. « Tu oublies de dire que Müller a manifesté le désir de téléphoner à Berlin, pour se concerter avec les chefs de son parti. »

– « Ah », fit Jacques, qui ne demandait qu’à reprendre espoir.

Il pivota rageusement sur ses talons, fit quelques pas au hasard, et revint se planter devant les deux hommes :

– « Savez-vous ce que je pense, moi ? Ce Müller, eh bien, il venait tout bêtement pour tâter le degré réel d’internationalisme et de pacifisme du Parti français. Et, s’il avait trouvé devant lui de vrais réfractaires, décidés à tout, décidés à la grève générale, pour faire échec au nationalisme du gouvernement, je dis que la paix pouvait encore être sauvée ! Oui ! Même aujourd’hui, même après le décret de mobilisation ! La paix pouvait encore être sauvée par l’union formidable du prolétariat français et du prolétariat allemand ! Au lieu de ça, qu’est-ce qu’il a trouvé ? Des discoureurs, des ergoteurs, des modérés, toujours prêts, en paroles, à condamner la guerre et le nationalisme, mais qui pensent déjà à voter les crédits militaires, et à donner carte blanche à l’état-major ! Jusqu’à la dernière minute, ç’aura été la même absurde et criminelle contradiction : le même conflit équivoque entre cet idéal internationaliste auquel on adhère théoriquement, et tous ces intérêts nationaux, dont, pratiquement, personne, même parmi les chefs socialistes, ne consent à faire le sacrifice ! ».

Tandis qu’il parlait, Jenny, excédée de fatigue, ne le quittait pas des yeux. La voix de Jacques l’enveloppait, comme une musique connue et caressante. Elle paraissait attentive, mais elle était trop lasse pour écouter. Elle épiait le visage de Jacques, et, dans ce visage, la bouche ; et son regard, fixé sur ces lèvres sinueuses dont la ligne s’allongeait, se contractait, comme une chose étonnamment vivante, lui donnait la sensation physique d’un contact. Au souvenir de la nuit passée dans ses bras, elle défaillait d’attente. « Partons », se disait-elle. « Qu’attend-il ? Qu’il vienne… Rentrons… Qu’importe tout le reste ? »

Cadieux, qui courait de groupe en groupe, semant des nouvelles, s’approcha d’eux :

– « On vient de faire une démarche auprès du ministre de l’Intérieur, pour que Müller puisse téléphoner à Berlin. Mais sans succès : les communications sont coupées. Trop tard ! Des deux côtés, état de siège… »

– « C’était peut-être la dernière chance », murmura Jacques, en se penchant vers Jenny.

Cadieux avait entendu ; il ricana :

– « Chance de quoi ? »

– « D’une action prolétarienne ! D’une action internationale ! »

Cadieux sourit bizarrement.

– « Internationale ? » fit-il. « Mais, mon cher, soyons réalistes : à partir d’aujourd’hui, ce qui est international, ça n’est plus la lutte pour la paix ; c’est la guerre ! »

N’était-ce qu’une boutade découragée ? Il haussa les épaules, et disparut dans la nuit.

– « Il a raison », grommela Jumelin. « Sinistrement raison. La guerre est là. Ce soir, que nous l’acceptions de bonne grâce ou non, nous sommes, nous socialistes, comme tous les Français, dans la guerre… Notre activité internationale, nous la retrouverons, nous la reprendrons, oui : mais plus tard. Ce soir, l’heure du pacifisme est passée. »

– « C’est toi, Jumelin, qui dis ça ? » fit Jacques.

– « Oui ! Il y a un fait nouveau : la guerre est. Pour moi, de ce fait, tout est changé : et notre rôle de socialistes me paraît très clair : nous ne devons pas entraver l’action du gouvernement ! »

Jacques le considérait avec stupeur :

– « Alors, tu accepterais d’être mobilisé ? »

– « Bien sûr. Mardi prochain, je t’annonce que le citoyen Jumelin sera simple bibi de seconde classe au 239e régiment de réserve, à Rouen ! »

Jacques baissa les yeux et ne répondit rien.

Rabbe lui mit la main sur l’épaule :

– « Ne te fais pas plus mauvaise tête que tu n’es… Si tu ne penses pas comme lui ce soir, tu penseras comme lui demain… C’est évident : la cause de la France, c’est la cause de la démocratie. Nous, socialistes, nous devons être les premiers à défendre la démocratie contre l’agression des impérialismes voisins ! »

– « Alors, toi aussi ? »

– « Moi ? Si je n’étais pas si vieux, j’irais m’engager… J’essayerai d’ailleurs. On peut peut-être encore utiliser ma vieille carcasse… Tu me regardes ? Je n’ai pas changé d’opinion. J’espère fermement vivre assez pour pouvoir reprendre un jour la lutte contre le militarisme. Ça reste ma bête noire !… Mais, pour le moment, pas de sottise : le militarisme n’est plus ce qu’il était hier. Le militarisme, aujourd’hui, c’est le salut de la France ; et c’est même davantage : le salut de la démocratie en péril. Alors, je rentre mes griffes. Et je suis tout prêt à faire comme les copains : à prendre un flingot, et à défendre le pays. On verra après ! »

Il soutenait crânement le regard de Jacques. Un vague sourire, à la fois confus et fier, hésitait sur ses lèvres, et rendait plus poignante la tristesse de ses yeux.

– « Même Rabbe ! » murmura Jacques, en détournant les yeux.

Il étouffait.

Il saisit le bras de Jenny, et s’éloigna avec elle, sans dire adieu.

 

Devant la grille, un groupe animé obstruait la sortie.

Au centre, Pagès, le secrétaire de Gallot, discutait en gesticulant. Parmi les jeunes militants qui l’entouraient, Jacques reconnut des figures de connaissance : Bouvier ; Hérard ; Fougerolle ; Latour, un syndicaliste ; Odelle et Chardent, qui étaient rédacteurs à l’Huma.

Pagès aperçut Jacques, et lui fit signe.

– « Tu sais la nouvelle ? Une dépêche de Pétersbourg : l’Allemagne a déclaré ce soir la guerre à la Russie. »

Bouvier, un orateur de meeting, un homme d’une quarantaine d’années, malingre, au teint gris, se tourna vers Jacques :

– « À quelque chose malheur est bon ! Là-bas, au front, il y aura du travail pour nous autres ! Dès qu’ils nous auront donné des fusils et des cartouches !… »

Jacques ne répondit pas. Il se méfiait de Bouvier, il n’aimait pas son regard fuyant. (Mourlan lui avait dit, un soir, au sortir d’un meeting où Bouvier avait prononcé un discours très violent : « Ce gars-là, moi, je le tiens à l’œil. Un peu trop de ferveur, pour mon goût… Chaque fois qu’il y a des arrestations, il est toujours cueilli dans les premiers ; mais, comme par hasard, il bénéficie toujours d’un non-lieu… »)

– « Le plus rigolo », reprit. Bouvier, avec un rire étouffé, « c’est qu’ils croient nous embarquer dans une guerre nationaliste ! Ils ne se doutent pas que, avant un mois, ce sera la guerre civile ! »

– « Et, avant deux mois, la révolution ! » cria Latour.

Jacques demanda froidement :

– Alors, vous autres aussi, vous vous laissez tous mobiliser ? »

– « Dame ! L’occasion est trop belle ! »

– « Et toi ? » dit Jacques, en s’adressant à Pagès.

– « Parbleu ! »

Ses traits n’avaient pas leur expression habituelle. Il élevait nerveusement la voix. Il avait l’air d’être un peu ivre.

– « Cette guerre », reprit-il, « ce n’est pas notre faute si on n’a pas pu l’empêcher ! Mais, on n’a pas pu. Le fait est là… Au moins, qu’elle soit la fin de cette société moribonde, qui ne s’aperçoit pas qu’elle se suicide elle-même. Il ne tient qu’à nous que le capitalisme ne survive pas au désastre qu’il a voulu ! Cette guerre, qu’elle serve, au moins, à l’évolution sociale ! qu’elle profite à l’humanité ! qu’elle soit la dernière ! qu’elle soit la guerre libératrice ! »

– « Guerre à la guerre ! » gronda une voix.

– « On va se battre », s’écria Odelle. « Mais en soldats de la Révolution, pour le désarmement définitif et l’émancipation des peuples ! »

Hérard, un postier, qui attirait toujours l’attention parce qu’il ressemblait étonnamment à Briand (dont il avait jusqu’à la voix chaude, frémissante de sonorités sourdes), prononça lentement :

– « Oui… Des milliers et des milliers d’innocents vont être sacrifiés ! C’est monstrueux ! Mais la seule chose qui puisse faire accepter cette horreur, c’est de penser que nous allons payer pour l’avenir ! Ceux qui reviendront de ce baptême de sang seront des hommes régénérés… Devant eux, il n’y aura plus rien, que des ruines. Et, sur ces ruines, ils pourront enfin construire la société nouvelle ! »

Jenny, qui était derrière Jacques, vit ses épaules tressaillir. Elle crut qu’il allait intervenir dans le débat. Mais il se retourna vers elle, sans rien dire. Elle fut frappée par l’altération de son visage. Il lui reprit le bras, et s’éloigna du groupe, en la serrant contre lui. Il était heureux qu’elle fût venue : la sensation de sa solitude lui était moins amère. « Non », se disait-il, « non !… Plutôt mourir que d’accepter ce que je désapprouve de toute mon âme ! Plutôt mourir que ce reniement ! »

– « Vous avez entendu ? » dit-il, après une courte pause. « Je ne les reconnais plus. »

À ce moment, Fougerolle qui, durant le colloque à la grille, n’avait pas soufflé mot, les rejoignit :

– « Tu as raison », fit-il, sans préambule, forçant les deux jeunes gens à s’arrêter pour l’entendre. « J’ai même pensé à déserter, moi, pour rester logique avec moi-même. Ainsi, tu vois !… Mais, si je faisais ça, je ne serais jamais sûr de l’avoir fait par conviction, et non par frousse. Parce que, la vérité, c’est que j’ai terriblement peur… Alors, c’est absurde, mais je ferai comme eux : je partirai… »

Il n’attendit pas la réponse de Jacques, et s’éloigna d’un pas ferme.

– « Peut-être qu’il y en a beaucoup d’autres comme lui… », murmura Jacques, rêveur.

Par la rue de Bourgogne, ils longèrent le Palais-Bourbon, pour gagner la Seine.

– « Savez-vous ce qui me frappe ? » reprit-il, après un nouveau silence, « c’est leurs regards, leurs voix, cette sorte d’allégresse involontaire qu’on surprend dans leurs gestes… Au point qu’on se demande : “S’ils apprenaient ce soir que tout s’arrange, qu’on démobilise, est-ce que leur premier mouvement ne serait pas d’être déçus ?…” Et le plus désespérant », ajouta-t-il aussitôt, « c’est toute cette énergie qu’ils mettent au service de la guerre !… Ce courage, ce mépris de la mort ! Toute une force d’âme gaspillée, dont la centième partie aurait suffi à empêcher la guerre, si seulement ils l’avaient mise, à temps, tous ensemble, au service de la paix !… »

 

Sur le pont de la Concorde, ils croisèrent Stefany, qui marchait seul, tête basse, son nez osseux chevauché de ses grandes lunettes. Il accourait, lui aussi, pour savoir le résultat des négociations.

Jacques lui apprit que l’entretien était interrompu, et devait se poursuivre, un peu plus tard, mais à l’Humanité.

– « En ce cas, je rentre au journal », dit Stefany, en rebroussant chemin.

Jacques demeurait sombre. Il fit quelques pas sans parler ; puis, se souvenant de la prophétie de Mourlan, il toucha Stefany au coude :

– « C’est fini, il n’y a plus de socialistes : il n’y a plus que des socialo-patriotards. »

– « Pourquoi dis-tu ça ? »

– « Je vois qu’ils acceptent tous de partir… Ils croient obéir à leur conscience en sacrifiant leur idéal révolutionnaire au mythe nouveau de la Patrie menacée ! Les plus acharnés contre la guerre sont devenus les plus ardents à courir la faire !… Jumelin… Pagès… Tous !… Même le vieux Rabbe, qui est prêt à s’engager, si on veut de lui ! »

– « Rabbe ? » répéta Stefany, sur un ton interrogatif. Cependant il déclara : « Ça ne me surprend pas… Cadieux part aussi. Et Berthet, et Jourdain. Ils avaient tous leur livret militaire en poche, depuis hier… Gallot lui-même, tout myope qu’il est, a demandé à Guesde d’intervenir au ministère pour qu’on le sorte des riz-pain-sel !… »

– « Le Parti est décapité », conclut Jacques sombrement.

– « Le Parti ? Non, peut-être pas. Mais ce qui est décapité, à coup sûr, c’est la résistance contre les forces de guerre. »

Jacques se rapprocha dans un élan fraternel.

– « Tu penses aussi, n’est-ce pas, que, si Jaurès était encore là… ? »

– « Naturellement, il serait avec nous ! Ou plutôt, le Parti entier serait resté avec lui !… C’est Dunois qui a trouvé la formule juste : La conscience socialiste ne serait pas divisée. »

Ils traversèrent en silence la Concorde, déserte de voitures et qui semblait plus vaste, plus éclairée que de coutume. Le visage bilieux de Stefany tressaillait, sillonné de tics.

Soudain, il s’arrêta. La lueur d’un réverbère découpait d’insolites reliefs sur son visage allongé, et faisait, par éclairs, étinceler ses lunettes sur ses orbites emplies d’ombre.

– « Jaurès ? » fit-il. (Pour prononcer ce nom, sa voix chantante de Méridional prit une inflexion si caressante, si désespérée, que Jacques en eut la gorge nouée.) « Sais-tu ce qu’il a dit, devant moi, jeudi dernier, au moment de quitter Bruxelles ? Huysmans repartait pour Amsterdam et lui faisait ses adieux. Le Patron l’a regardé, brutalement, dans les yeux, et lui a dit : “Écoutez-moi bien, Huysmans. Si la guerre éclatait, MAINTENEZ L’INTERNATIONALE ! Si des amis vous supplient de prendre parti dans le conflit, n’en faites rien : MAINTENEZ L’INTERNATIONALE ! Et, si moi, Jaurès, je viens vous demander de prendre fait et cause pour l’un ou l’autre des belligérants, ne m’écoutez pas, Huysmans ! MAINTENEZ, COÛTE QUE COÛTE, L’INTERNATIONALE !” »

Jacques, bouleversé, s’écria :

– « Oui ! Même si nous ne devons plus être que dix ! Même si nous ne devons plus être que deux ! Maintenir, coûte que coûte, l’Internationale ! » Sa voix tremblait ; Jenny, frissonnante d’émotion, vint se serrer contre lui, mais il ne parut pas s’en apercevoir. Il répéta, encore une fois, comme un serment : « Maintenir l’Internationale ! »

« Mais comment ? » se disait-il. Et il lui semblait s’enfoncer seul, dans les ténèbres.

 

Il était plus de minuit quand Jacques et Jenny quittèrent les bureaux de l’Humanité, où, ce soir, beaucoup de militants étaient venus aux nouvelles. Bien qu’il n’eût conservé aucun espoir, Jacques n’avait pas voulu s’en aller sans connaître l’issue des conversations avec le délégué allemand. À plusieurs reprises, tourmenté par le visage défait de la jeune fille, il l’avait suppliée de rentrer se reposer chez elle, en attendant qu’il pût l’y rejoindre ; mais, chaque fois, elle avait répondu par le même refus. Enfin, dans le bureau de Stefany où ils s’étaient réfugiés avec une vingtaine d’autres socialistes, Gallot vint annoncer que la séance prenait fin. Müller et de Man étaient pressés par l’heure : il leur restait à peine le temps de gagner la gare du Nord, s’ils voulaient attraper le dernier convoi civil à destination de la Belgique. Jacques et Jenny les virent passer dans le couloir conduits par Morizet. Cachin, muni de son écharpe de député, se proposait de les accompagner au train pour leur faciliter le départ. Encore n’était-on pas certain que Müller pût franchir la frontière belge.

Gallot, harcelé de questions, secouait rageusement sa tête hirsute. On finit par lui arracher des détails. Tout compte fait, cet ultime contact entre les partis socialistes de France et d’Allemagne n’avait abouti à rien. Après six heures de loyale discussion, il avait fallu se contenter d’émettre timidement le vœu que les socialistes de la Chambre et ceux du Reichstag, sans faire obstacle à ce que les crédits de guerre fussent accordés, s’abstiendraient du moins d’un vote favorable ; et l’on s’était séparé sur cette conclusion dérisoire : « l’instabilité de la situation ne permet pas de prendre des engagements plus précis. »

La faillite était consommée. Le dogme de la solidarité internationale n’avait été qu’un leurre.

Jacques tourna les yeux vers Jenny, comme s’il cherchait auprès d’elle un dernier secours à sa détresse. Elle était assise, un peu à l’écart, sur un tabouret, les mains abandonnées sur les genoux, le dos appuyé à un rayonnage. La lumière du plafonnier fouillait obliquement son profil, amassait de l’ombre sous les paupières, sous les pommettes. L’effort qu’elle faisait pour tenir les yeux ouverts lui dilatait les prunelles. La prendre dans ses bras, bercer, endormir cette faiblesse… Toute la pitié que Jacques, ce soir, avait du monde, décupla soudain sa compassion pour cet être fragile et las, qui seul maintenant devait compter pour lui.

Il vint à elle, l’aida à se lever, et, en silence, l’entraîna dehors.

Enfin ! Elle s’élança devant lui dans l’escalier. Elle ne sentait plus sa fatigue. Et quand ils se trouvèrent sur le trottoir, quand elle sentit la main brûlante de Jacques se glisser autour de sa taille, elle éprouva tout à coup, au milieu de sa joie, au-delà de ce sentiment irrésistible qui la rivait à lui, quelque chose de trouble, d’effrayant, d’absolument neuf, dont la violence fit affluer contre ses tempes une telle montée de sang, qu’elle chancela, et porta la main à son front.

– « Vous n’en pouvez plus », murmura-t-il, consterné. « Que faire ? Aucune chance de pouvoir prendre une voiture, ce soir… »

Serrés l’un contre l’autre, épuisés, fiévreux, ils partirent, devant eux, dans la nuit.

Il y avait encore beaucoup de monde dans les rues. De petits paquets d’agents et de gardes républicains veillaient à tous les carrefours.

Devant Notre-Dame-des-Victoires, ils furent surpris de voir ouverte à deux battants la porte de l’église. Ils approchèrent. La nef se creusait comme une grotte miraculeuse, obscure et pourtant illuminée par d’innombrables herses de cierges qui transformaient l’abside en un buisson ardent. Les travées, malgré l’heure tardive, étaient pleines d’ombres silencieuses, en prière ; autour des confessionnaux, de jeunes hommes, agenouillés, attendaient leur tour. Curieux et, malgré lui, ému par le désarroi que révélait, à pareille heure, cet élan de piété populaire, Jacques serait volontiers entré là, un moment. Mais Jenny, cabrée, le retint : en elle, inconsciemment, trois siècles de protestantisme se dressaient contre la pompe – l’idolâtrie – catholique…

Ils reprirent leur route, sans échanger leurs impressions.

Jenny, de plus en plus lasse, marchait, suspendue au bras de Jacques. À un moment, sans raison, elle saisit la main du jeune homme et y appuya sa joue. Il s’arrêta, bouleversé. Après un coup d’œil autour d’eux, il poussa la jeune fille dans l’encoignure d’une porte et l’étreignit. « Enfin ! » songea-t-elle. Ses lèvres s’amollirent ; elle ne cherchait plus à lui dérober sa bouche ; depuis des heures, elle attendait ce baiser ; elle ferma les yeux, et s’abandonna en frissonnant.

 

Ils traversèrent les Halles, et remontèrent le boulevard Saint-Michel. L’horloge du Palais marquait une heure et quart. Les piétons n’étaient plus aussi nombreux ; mais, dans les grandes artères qui menaient aux portes de la ville, des convois suivaient la chaussée : chariots réquisitionnés, files de chevaux tenus à la bride, autos conduites par des soldats, régiments silencieux qui se déplaçaient vers des destinations secrètes. Cette nuit-là, il n’y avait pas de repos en Europe.

Ils avançaient lentement. Jenny boitait. Elle dut avouer qu’un de ses souliers l’avait blessée. Il voulut qu’elle s’appuyât davantage sur lui ; il la soutenait, la portait presque. Elle en était mortifiée, et attendrie. À mesure qu’ils approchaient de la maison, une sourde angoisse se mêlait à leur impatience. Ils se sentaient l’un et l’autre à la limite de leur résistance physique et morale ; mais, malgré tout, à travers cette fatigue et cette anxiété, brûlait une flamme tenace de joie.

Le premier regard de Jenny, en allumant l’électricité de l’antichambre, fut pour s’assurer, comme chaque fois qu’elle rentrait, que la concierge n’avait pas glissé sous la porte un télégramme de Vienne. Rien. Son cœur se crispa. Il n’y avait plus aucune chance pour qu’elle eût des nouvelles de sa mère avant leur départ.

– « Pourvu que les communications soient restées normales entre la Suisse et l’Autriche », murmurait-elle. C’était maintenant son unique espoir.

– « Dès notre arrivée à Genève, nous irons au consulat », promit Jacques.

Ils s’attardaient dans le vestibule, debout, hantés l’un et l’autre par le souvenir de la nuit précédente, gênés tout à coup de se retrouver seuls, en pleine lumière, avec ces visages las et ces regards fuyants que troublait le même souvenir.

– « Allons », fit Jacques.

Il ne bougeait pas. Il se baissa machinalement pour ramasser un journal, le plia sans hâte, et le remit sur le guéridon.

– « Je meurs de soif », dit-il, avec une désinvolture un peu forcée. « Et vous ? »

– « Moi aussi. »

Dans la cuisine, les restes de leur déjeuner traînaient encore sur la table.

– « Notre dînette », fit Jacques.

Il fit couler l’eau jusqu’à ce qu’elle fût fraîche, et tendit le verre à Jenny, qui s’était assise sur la chaise la plus proche. Elle en but quelques gorgées, et le lui rendit, en détournant les yeux : elle était sûre qu’il mettrait ses lèvres là où elle venait de poser les siennes… Il avala deux verres, coup sur coup, émit une sorte de grognement satisfait, et vint à elle. Il lui saisit le visage entre ses mains, et se pencha… Mais il se contenta de la regarder longuement, de tout près. Puis il dit, avec une grande douceur :

– « Pauvre, pauvre chérie… Il est tard… Vous n’en pouvez plus… Et la nuit prochaine, ce long voyage… Il faut aller faire un grand somme… Dans votre lit », ajouta-t-il.

Elle ploya les épaules, sans répondre. Il l’obligea à se redresser, et la mena, flageolante, jusqu’à l’entrée de sa chambre.

La pièce était obscure, à peine éclairée par la nuit d’été qui entrait par la fenêtre ouverte.

– « Maintenant, il faut dormir, dormir », répéta-t-il, à son oreille.

Elle se raidit. Elle restait sur le seuil, serrée contre lui. Elle murmura, dans un souffle :

– « Là-bas… »

« Là-bas », c’était le divan de la chambre de Daniel… Il respira profondément, et ne répondit pas. Au moment où Jenny avait accepté de l’accompagner en Suisse, il avait pensé : « C’est à Genève qu’elle sera ma femme. » Mais, après les secousses de cette pathétique journée… L’équilibre universel semblait rompu ; l’imprévu régnait, l’exceptionnel était devenu la loi ; aucun engagement ne tenait plus…

Quelques secondes encore, pleinement conscient, il lutta contre lui-même. Il s’écarta d’elle, et la regarda.

Elle levait vers lui ses prunelles limpides. Un même trouble, une même joie grave et pure, les oppressaient tous deux.

– « Oui », dit-il enfin.

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