LXXII

Le Simplon-Express, qui, d’après l’horaire, devait arriver vers dix-sept heures à Paris, n’atteignit qu’à vingt-trois heures passées la gare de Laroche, où il fut immédiatement garé sur une voie latérale, afin de laisser les grandes lignes aux convois de ravitaillement de l’armée. Presque uniquement composé de vieux wagons de troisième classe, il était bondé de voyageurs, entassés à treize ou quatorze dans des compartiments de dix places. À une heure du matin, après d’interminables manœuvres, le train repartit péniblement vers la capitale. À trois heures, il défilait à l’allure d’un chasseur à pied dans la gare de Melun, pour s’arrêter presque aussitôt sur le pont de la Seine. Une fin de nuit laiteuse blanchissait la courbe du fleuve ; la ville se devinait à quelques rangées de lumières qui clignotaient dans la brume. Peu à peu, derrière les collines, l’aube parut ; et, sur une route en contrebas, le long de l’eau, on put distinguer un régiment en marche, suivi par une longue file de voitures régimentaires.

Enfin, à quatre heures et demie, après d’innombrables stationnements, de faux départs, d’attentes sous des tunnels, le train, sifflant et stoppant à tous les signaux, traversa lentement la banlieue parisienne, et vint s’arrêter sur une voie sans quai, à trois cents mètres de la gare P.-L.-M.

Mme de Fontanin suivit les voyageurs que les employés faisaient descendre sur le ballast, et chassaient à travers les rails vers le hall d’arrivée. Sa lourde valise lui barrait les jarrets, et la faisait chanceler à chaque pas.

Elle avait quitté Vienne en plein branle-bas de guerre, dans un des derniers trains d’étrangers qu’on expédiait sur l’Italie. Elle voyageait depuis trois jours ; elle avait changé sept fois de wagon, et passé trois nuits sans dormir. Mais elle avait obtenu le retrait des plaintes contre son mari, et que le nom de Fontanin ne figurât pas dans les rapports de l’enquête.

Le hall, rempli de pantalons rouges, ressemblait à un bivouac. Elle dut se faufiler parmi les faisceaux, se heurter à des barrières gardées par des plantons, et rebrousser dix fois chemin avant de pouvoir sortir de la gare. La pensée de son fils, qui ne la quittait guère, l’étreignit davantage au milieu de ces soldats. Elle était sans nouvelles de lui. Elle allait trouver des lettres à la maison. Daniel ! Vers quel destin s’avançait-il ? Elle le vit, dans son bel uniforme, avec son casque étincelant, à cheval près d’un poteau-frontière, dressé comme un défenseur devant la patrie menacée… Dieu le protégerait ! Craindre pour lui eût été manquer de foi.

Dehors, aucun taxi, aucun autobus. Rentrer chez elle à pied n’était pas infaisable : la joie de toucher au but l’empêchait de sentir tout le poids de sa fatigue. Mais que faire de son bagage ? À la consigne, plus de cent personnes faisaient queue. Traînant tant bien que mal sa valise, elle traversa la place, et aperçut une brasserie ouverte. Le désordre des tables, l’aspect ensommeillé des garçons, quelques lampes restées allumées bien qu’il commençât à faire grand jour, indiquaient que le café, en dépit des règlements, n’avait pas dû fermer cette nuit. Une jeune femme, à la caisse, apitoyée par le sourire avenant de la voyageuse, consentit à garder la valise en dépôt ; et Mme de Fontanin, délestée, partit vers l’Observatoire. Elle touchait enfin au terme de ses tribulations : dans une demi-heure, elle serait auprès de Jenny, chez elle, devant son plateau de thé. Elle ne sentait presque plus son épuisement.

Ce Paris matinal du 2 août était déjà si animé que, en arrivant à sa maison, elle fut étonnée de trouver la grand-porte close. Sa montre était arrêtée. En passant devant la loge, dont les rideaux étaient encore tirés, elle calcula qu’il ne devait pas être plus de cinq heures et demie. « Jenny dort, et elle a certainement mis la chaîne », pensa-t-elle, en gravissant l’escalier. « Entendra-t-elle seulement le timbre du vestibule ? »

À tout hasard, avant de carillonner, elle essaya d’entrer avec sa clef. Le battant s’ouvrit : la serrure n’était même pas fermée à double tour.

Son premier coup d’œil dans le vestibule se heurta à un chapeau d’homme, un feutre noir… Daniel ? Non… Elle fut prise de peur. Toutes les portes béaient. Elle fit deux pas jusqu’à l’entrée du couloir. Là-bas, au fond, la cuisine était allumée… Rêvait-elle ? Elle ne se sentait pas très lucide. Elle appuya un instant son épaule au mur. Aucun bruit. L’appartement semblait vide. Pourtant, ce chapeau, cette ampoule allumée… L’idée d’un cambriolage lui traversa l’esprit… Machinalement, elle avançait dans le couloir, vers la cuisine, quand tout à coup, devant la chambre de Daniel dont la porte était ouverte, elle s’arrêta, l’œil fixe : sur le divan, parmi les coussins en désordre, deux corps enlacés…

Une seconde, l’idée d’un meurtre se substitua à l’idée du vol. Une seconde à peine : car elle avait aussitôt reconnu les deux visages renversés : Jenny dormait dans les bras de Jacques endormi !

Elle recula brusquement dans l’ombre du couloir. Elle pressait la main contre sa poitrine, comme si les battements de son cœur allaient signaler sa présence. Son unique pensée était de fuir. Fuir, pour ne pas avoir vu ! Fuir pour éviter l’atroce humiliation : la leur, la sienne…

Vite, à pas de loup, elle regagna le vestibule. Là, elle dut faire halte, prête à défaillir. Et peut-être se serait-elle demandé si elle n’avait pas été victime d’une hallucination, quand elle aperçut de nouveau le feutre de Jacques, insolemment posé au milieu de la table. Alors elle se roidit, ouvrit avec précaution la porte du palier, la referma sans bruit, et, accrochée à la rampe, lourdement, marche à marche, elle descendit les étages.

Et maintenant ? Lui faudrait-il, pour qu’on lui ouvrit la grande porte, frapper à la loge, se faire reconnaître, expliquer son retour, et ce départ subit ?… Par chance, la concierge, qu’elle avait sans doute éveillée en arrivant, s’était levée, et s’habillait ; il y avait de la lumière derrière les rideaux, et la porte de l’avenue était ouverte. La pauvre femme put se glisser dehors sans être remarquée.

Où aller ? Où trouver un refuge ?

Elle traversa la chaussée et entra dans les jardins. Ils étaient déserts. Elle gagna le banc le plus proche et s’y laissa tomber.

Autour d’elle, le silence, la fraîcheur. Au loin, un bruit sourd, continu : le roulement des convois et des camions, qui ne cessaient de passer boulevard Saint-Michel.

Mme de Fontanin n’essayait pas de comprendre. Elle ne se demandait même pas ce qui avait pu se passer en son absence, comment les choses en étaient arrivées là. Elle ne parvenait pas à réfléchir. Mais elle continuait à voir. L’image restée devant ses yeux avait le relief indiscutable de la réalité : le divan en désordre, le pied nu de Jenny tendu sous le jour de la fenêtre, les bras de Jacques refermés sur le buste de la jeune fille, et leur pose abandonnée, et, sur leurs lèvres rapprochées dans le sommeil, cette expression de molle, de douloureuse extase… « Qu’ils étaient beaux », songeait-elle, malgré sa honte, malgré son effroi. À son indignation, à son instinctive révolte, se mêlait déjà cet autre sentiment, si fort enraciné en elle : le respect d’autrui ; le respect de la destinée, de la responsabilité d’autrui.

 

Jacques eut-il, à travers son sommeil, l’intuition que quelque chose avait bougé dans l’appartement ? Ses paupières battirent ; il ouvrit les yeux. En une seconde, il reprit conscience de tout. Son regard, avant de se poser sur le visage endormi, glissa sur un pied nu, sur la rondeur d’un sein, sur la courbe d’une épaule. Quelle tristesse, dans le pli de cette bouche ! Quelle impression figée de souffrance, sur ces traits inanimés ! De souffrance, et pourtant de repos… Le masque mortuaire d’une enfant dont l’agonie a été cruelle…

Il retenait son souffle, et ne pouvait détacher les yeux de cette bouche crispée. La pitié, le remords, un sentiment d’effroi, dominaient sa tendresse. Une fatalité s’appesantissait sur eux. Fatalité ? Non : ce qui était arrivé, il l’avait voulu, il était seul à l’avoir voulu. De tout temps, il s’était jeté sur Jenny comme sur une proie. À Maisons-Laffitte, c’était lui qui s’était imposé à elle, qui s’était fait aimer – pour fuir aussitôt, l’abandonner à son désespoir. Et, cet été, voilà que, de nouveau, il avait fondu sur elle – sur elle qui commençait à se reprendre, à oublier… L’irréparable était accompli. Huit jours plus tôt, elle pouvait encore vivre sans lui. Aujourd’hui, non. Elle était sienne ; il l’entraînait dans son sillage. Vers quel redoutable inconnu… ? Sans lui, maintenant, elle ne pouvait plus trouver de saveur à la vie. Et, avec lui, serait-elle heureuse ? Non. Il le savait bien. Antoine n’avait que trop raison ! Il n’était pas de ceux qui apportent aux autres le bonheur.

Antoine… Instinctivement ses yeux cherchèrent la pendule. C’était ce matin qu’il avait promis d’accompagner son frère à la gare. Six heures moins vingt. Dans cinq minutes, il faudrait se lever.

Par la fenêtre ouverte entrait un roulement saccadé et sourd. Il dressa la tête. Des régiments, des convois, des trains d’artillerie, parcouraient la ville. La guerre était là, guettant leur réveil. Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août… La guerre, ce matin, commençait pour tous !

Il restait là, dressé sur un coude, l’oreille tendue, l’œil fixe, le front moite. Par instants, le bruit semblait s’évanouir. Un émouvant silence succédait au martèlement de fer ; un silence que traversait parfois un pépiement d’oiseaux, ou bien, comme un soupir, le discret murmure du vent sur les cimes de l’avenue. Puis la sinistre rumeur renaissait au loin. De nouvelles troupes montaient le boulevard ; leur pas cadencé s’approchait, s’amplifiait, étouffant le silence, couvrant le chant des moineaux, écrasant tout sous son pilonnement.

Au risque d’éveiller Jenny, il la souleva doucement et la prit dans ses bras. Le rapprochement de leurs chairs la fit se contracter brusquement, dans son sommeil. Elle murmura : « Non… non… » Puis ses paupières se soulevèrent, et elle lui sourit : un sourire tendre et craintif, tandis que, au fond des prunelles nouées, la lueur apeurée s’éteignait avec lenteur. Une minute, ils demeurèrent étroitement joints, sans bouger. Dans l’immobilité brûlante de ce contact, leurs corps frémissaient des souvenirs de la nuit. Mais ce n’était pas les mêmes souvenirs… Et lorsque Jacques resserra son étreinte, Jenny, paralysée dans sa tendresse par la crainte de souffrir encore, chercha d’instinct à se dérober. Vaincue enfin par sa faiblesse, par son amour, par l’exaltation du sacrifice autant que par son propre désir, elle céda… Abandon résolu – où s’exprimait juste assez de passion et même de joie pour que Jacques pût s’y méprendre, et ne pas soupçonner ce qu’un tel consentement dissimulait de peur, de renoncement, de volonté.

 

Appuyée au dossier du banc, les mains jointes sur sa jupe, Mme de Fontanin regardait devant elle, sans force pour penser à rien.

Le temps passait. Le jardin, brillant de soleil matinal, avec ses chants d’oiseaux, ses verdures, ses fleurs, ses statues blanches dont les ombres s’allongeaient sur les gazons, l’enveloppait de solitude. Les hommes, les femmes qui, à pas rapides, traversaient en biais l’avenue, passaient loin d’elle, sans un coup d’œil pour cette femme en deuil, échouée sur un banc. Les arbres lui cachaient les fenêtres de son appartement, mais elle apercevait, par-dessus les massifs, la porte de sa maison.

Brusquement, elle baissa la tête et rabattit son voile : Jacques, puis Jenny, venaient d’apparaître sur le seuil… Ils ne pouvaient guère la voir ni la reconnaître à cette distance, à moins qu’ils ne fussent venus vers elle. Lorsqu’elle se décida à relever les yeux, ils s’éloignaient rapidement vers le Luxembourg.

Elle respira. Le sang battait dans ses veines. Elle suivit le couple des yeux, avec égarement, jusqu’à ce qu’il eût disparu. Quelques instants encore, elle demeura assise, sans courage. Puis elle se leva, et, d’un pas presque ferme, – malgré tout, cette interminable attente l’avait un peu délassée – elle se dirigea vers sa maison.

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