LXXIII

– « Repose-toi », avait dit Jacques à Jenny. « Moi, je vais conduire Antoine au train. J’irai ensuite faire mes adieux à Mourlan ; je passerai à la C. G. T., à l’Huma. Et puis, à la fin de la matinée, je reviendrai ici te prendre. »

Mais Jenny ne l’entendait pas ainsi. Elle était bien décidée à ne pas rester seule, ce matin, dans l’appartement.

– « Et ton bagage à faire ? Et ces rangements dont tu parlais hier ? Tu ne seras jamais prête à partir ce soir », dit-il, pour la taquiner.

Elle souriait, d’un sourire tout à fait nouveau, timide et voluptueux, qui embuait son regard.

– « J’ai mon idée… Je vais aller revoir notre petit square de la rue La Fayette. Vous… tu m’y trouveras, si tu veux, en sortant de la gare du Nord. Ou plus tard. »

Ils convinrent qu’elle l’accompagnerait, à pied, à travers le Luxembourg, jusqu’à la rue de l’Université ; puis qu’elle irait patiemment l’attendre devant l’église Saint-Vincent-de-Paul. Et elle courut s’habiller.

 

Antoine avait quitté Anne à trois heures du matin.

Il n’avait pas pu résister, la veille, au besoin nostalgique de la revoir : suprême et amère joie, qu’il s’était accordée, sans illusions, comme une faveur de condamné. Mais l’atroce désespoir d’Anne au moment de son départ et le regret qu’il éprouvait d’avoir cédé à la tentation, l’avaient laissé frissonnant et abattu. Rentré chez lui, il avait passé le reste de la nuit debout, à ranger des tiroirs, à brûler des papiers, à mettre sous enveloppe les petites sommes d’argent qu’il destinait à diverses personnes, à M. Chasle, aux bonnes, à Mlle de Waize, et même aux deux orphelins de la rue de Verneuil, le petit clerc débrouillard, Robert Bonnard, et son frère. (Il avait continué à s’occuper d’eux, de loin en loin, et ne voulait pas les laisser sans ressources dans ces premières semaines de désorganisation générale.) Puis il avait écrit une assez longue lettre à Gise pour lui recommander de ne pas quitter l’Angleterre ; et une autre à Jacques, adressée à Genève, – car il s’était persuadé que son frère, après la scène de la veille, ne viendrait pas lui dire adieu. En quelques mots fraternels, il s’excusait de l’avoir blessé, et le suppliait de lui donner des nouvelles.

Après quoi, il avait gagné son cabinet de toilette pour endosser son uniforme de réserviste. Et, aussitôt équipé, il s’était senti très calme ; comme si le pas décisif se fût trouvé franchi.

En mettant ses jambières, il passa mentalement en revue tout ce qu’il avait projeté de faire avant son départ. Rien n’était oublié. Cette certitude acheva de l’apaiser. Il réfléchit soudain que bien des choses allaient lui faire défaut pour accomplir efficacement sa besogne de médecin militaire. Sans hésiter, il vida rapidement la cantine qu’il avait cependant préparée avec beaucoup d’application, et remplaça la majeure partie du linge, des objets personnels, des livres même qu’il avait eu la faiblesse d’emporter, par tout ce qu’il put trouver, dans ses placards, de bandes, de compresses, de pinces, de seringues, d’anesthésiques et de désinfectants.

Les deux bonnes étaient levées depuis longtemps et rôdaient dans les couloirs. (Léon avait déjà quitté Paris ; avant de rejoindre son régiment, il avait voulu aller au pays revoir ses « vieux ».)

Adrienne vint annoncer que le déjeuner était servi dans la salle à-manger. Elle avait les yeux rouges. Elle supplia Antoine de glisser dans son bagage un poulet rôti qu’elle apportait, tout empaqueté.

Antoine se levait de table, lorsqu’on sonna.

Il pâlit légèrement ; son visage s’éclaira d’un tendre sourire. Jacques ?…

En effet, c’était lui. Il s’arrêta sur le seuil. Antoine s’avança, gauchement. L’émotion leur nouait la gorge. Ils se serrèrent la main, en silence, comme si rien ne s’était passé la veille.

– « Je craignais d’être en retard », balbutia enfin Jacques. « Tout est prêt ? Tu allais partir ? »

– « Oui… Sept heures… Il va être temps. »

Il s’efforçait d’affermir sa voix. D’un mouvement désinvolte, il saisit son képi, et s’en coiffa. Sa tête avait-elle grossi depuis la dernière période militaire ? Ou bien portait-il les cheveux plus longs que naguère ? Le képi restait ridiculement juché sur le haut du crâne. Il se vit dans le miroir du vestibule ; ses sourcils se froncèrent. Tandis qu’il bouclait maladroitement son ceinturon, son regard errait autour de lui ; il semblait prendre congé de son logis, de sa vie civile, de lui-même ; mais ses yeux revenaient sans cesse vers l’image désobligeante que lui renvoyait la glace.

À ce moment, les deux bonnes, debout, côte à côte et les bras ballants, éclatèrent en sanglots. Agacé, il leur sourit cependant, et vint leur serrer la main :

– « Allons, allons… »

Son ton martial ne sonnait pas très juste. Il s’en aperçut et, pour brusquer le départ, il se tourna vers Jacques :

– « Aide-moi à descendre ça, veux-tu ? »

Ils saisirent chacun une poignée de la cantine et gagnèrent le palier. En passant la porte, l’angle de la cantine heurta le battant, et fit une longue estafilade sur le vernis neuf. Antoine considéra le dégât, fit machinalement une grimace, aussitôt corrigée par un geste d’indifférence ; et ce fut peut-être à cette seconde-là qu’il sentit le plus intensément la coupure entre son passé et l’avenir.

Ils descendirent les deux étages sans échanger un mot. Antoine marchait lourdement dans ses brodequins cloutés ; son dolman boutonné, son col raide, l’étouffaient. En bas, essoufflé, il murmura :

– « C’est bête. Je n’ai pas pensé qu’il y avait l’ascenseur. »

Il avait prévu qu’il ne trouverait pas de taxi, et, – bien que le chauffeur, Victor, fût mobilisé, dès ce matin, pour la réquisition des poids lourds, à Puteaux, – il avait décidé de prendre sa voiture, et d’emmener un vieux mécano du garage voisin, capable de ramener l’auto.

Sous la porte cochère, dans l’ombre de la voûte, la concierge, en camisole blanche, surveillait le départ. Elle larmoya :

– « Monsieur Antoine ! »

Il lui cria allègrement :

– « À bientôt ! »

Puis il fit monter le mécano dans le fond, installa Jacques à côté de lui, et prit le volant.

Il commençait déjà à y avoir beaucoup de monde dans les rues. Par suite de la désorganisation des services de voirie, les boîtes à ordures, non vidées, encombraient le devant des portes.

Aux quais, l’auto dut s’arrêter longtemps pour laisser le passage à une file de camions et d’automobiles déséquipés, conduits par des soldats. Sur le pont Royal, nouvel arrêt : au milieu de la chaussée, des piétons, le nez en l’air, agitaient joyeusement leurs chapeaux. Jacques se pencha : dans le ciel léger, six aéroplanes, volant bas, en triangle, se dirigeaient vers le nord-est. On voyait distinctement les cocardes tricolores sur les plans inférieurs.

Rue de Rivoli, entre deux haies de curieux, un régiment d’infanterie coloniale, en tenue de campagne, défilait au pas cadencé, sans musique, dans un silence saisissant. Au passage des chefs de bataillon montés, la foule se découvrait.

Avenue de l’Opéra, les balcons étaient pavoisés de drapeaux. L’auto longea une section de voitures de la Croix-Rouge ; puis un détachement de soldats, en bourgerons de corvée, avec des pelles et des pioches.

Place de l’Opéra, il fallut stopper de nouveau. Un train d’artillerie, suivi d’une dizaine de voitures blindées, montait vers la Bastille. Sur le toit de l’Opéra, des équipes d’ouvriers installaient des projecteurs destinés à surveiller la venue nocturne des « taubes » sur Paris.

Tout le long des boulevards, malgré le service d’ordre, des curieux se massaient devant les magasins allemands ou autrichiens qui avaient été pillés, dans la nuit. Autour de la Cristallerie de Bohême, le sol était jonché de tessons et de verre pulvérisé. La Brasserie Viennoise semblait avoir subi un siège : par la devanture éventrée, l’on apercevait les glaces brisées, les tables et les banquettes démolies.

Jacques, muet, enregistrait ces premiers témoignages du fanatisme patriotique. Il observait passionnément la rue, le visage des gens. Il aurait volontiers rompu le silence ; mais il n’avait rien à dire à son frère. D’ailleurs, la présence du mécano, au fond de la voiture, pouvait être une excuse… Il songeait, avec une précipitation fiévreuse, à cent choses diverses : à Jenny, à la nuit dernière, à leur prochain départ pour Genève… Et ensuite ? C’était toujours là que sa pensée venait buter… Meynestrel, la Parlote… Non, sous aucun prétexte, il n’accepterait de reprendre cette vie d’attente, de conspiration illusoire, de vaines palabres… Alors, quoi ? Militer, agir, risquer, – le pourrait-il, là-bas ?…

Soudain, il tressaillit. Antoine, qui conduisait à petite allure, – il fallait corner sans cesse, les piétons étant aussi nombreux sur la chaussée que sur les trottoirs, – Antoine, profitant d’un court arrêt, avait quitté d’une main le volant, et, sans rien dire, sans même tourner la tête, il avait doucement posé cette main sur le genou de Jacques. Mais, avant que celui-ci eût pu répondre à ce geste affectueux, Antoine avait déjà repris le volant, et la voiture était repartie.

 

La rue de Maubeuge était noire de mobilisés, accompagnés par leurs femmes, par leurs parents ; ils montaient, en rangs pressés, vers la gare.

– « Comme ils se dépêchent », murmura Jacques, stupéfait.

– « Et il y a de grandes chances », gouailla Antoine, avec un rire forcé, « pour que tous ces pauvres bougres attendent une demi-journée, ou plus, parqués sur un quai de gare, avant de pouvoir monter dans un train ! »

« Ils veulent arriver à l’heure », songeait Jacques. « Impatients de commencer la guerre par un acte de discipline ! Faut-il qu’ils aient peu conscience qu’ils sont le nombre ! qu’ils seraient les maîtres, s’ils voulaient !… »

Une palissade de bois, improvisée pendant la nuit, entourait la gare d’une clôture infranchissable, protégée par la troupe. L’encombrement était tel qu’il ne pouvait être question d’approcher en auto. Antoine stoppa. Jacques l’aida à traverser la chaussée avec sa cantine. L’étroite entrée était gardée par une section de fantassins, baïonnette au canon. Les mobilisés seuls avaient accès dans l’enceinte.

Un adjudant examinait les livrets. Il leva les yeux sur le galon d’Antoine, salua, et désigna aussitôt un soldat pour porter le bagage du « major ».

Antoine se retourna vers son frère. Chacun d’eux lut dans le regard de l’autre la même interrogation : « Te reverrai-je ? » Des larmes, en même temps, leur montèrent aux paupières. Tout leur passé, toute cette histoire familiale, insignifiante et unique, qu’ils possédaient en commun et qu’ils étaient seuls au monde à posséder, leur revint, par brusques images, à l’esprit. Du même geste, ils écartèrent les bras et s’étreignirent gauchement. Le feutre de Jacques heurta la visière d’Antoine. Il y avait des années, des années, qu’ils ne s’étaient embrassés : depuis cette petite enfance qu’ils venaient tous deux de revivre, dans un éclair.

Mais l’homme de corvée s’était emparé de la cantine, et l’emportait déjà sur son épaule. Précipitamment Antoine se dégagea. Il n’avait plus qu’une pensée : suivre l’homme, ne pas perdre de vue son bagage, la seule chose, en ce monde nouveau, qui fût encore à lui. Il ne regardait plus son frère. À tâtons, il tendit la main, saisit celle de Jacques, la serra farouchement ; puis, titubant un peu, il s’enfonça à son tour dans la cohue.

Aveuglé par ses larmes, bousculé par les arrivants, Jacques s’écarta de quelques pas et s’adossa à la palissade.

Un à un, sans arrêt, des mobilisés entraient dans l’enclos. Ils se ressemblaient. Ils étaient tous jeunes. Ils avaient tous mis de vieux vêtements sacrifiés, de grosses chaussures, une casquette. Ils portaient en bandoulière les mêmes sacoches gonflées, les mêmes musettes neuves d’où émergeaient un pain, un goulot de bouteille. Et la plupart avaient sur le visage la même expression concentrée et passive, une sorte de désespoir et de peur, matés. Jacques les voyait traverser la chaussée en biais, leur livret à la main, déjà seuls. À mi-chemin, certains se retournaient vers le trottoir qu’ils venaient de quitter : un geste de la main, parfois un bref sourire crâneur, à celui ou à celle dont ils sentaient le regard éperdu fixé sur eux ; puis, la mâchoire serrée, ils fonçaient à leur tour dans la souricière.

– « Restez pas là ! Circulez ! »

Le soldat d’active qui montait la faction, arme à l’épaule, le long de la palissade, était un gars râblé qui redressait les reins sous sa tenue de campagne ; sa patte courte s’écrasait sur la crosse ; il avait un soupçon de moustache, des yeux puérils qui se dérobaient, des traits durcis par l’importance de sa consigne.

Jacques obéit et s’engagea sur la chaussée.

Devant lui passa une limousine cossue, dont le pare-brise portait une bande de calicot : Transport gratuit à la disposition des mobilisés. Le chauffeur était en livrée. Dedans, s’entassait une demi-douzaine de jeunes hommes à musettes, qui gueulaient, à tue-tête, comme des recrues : « C’est l’Alsace et la Lorraine, – C’est l’Al-sace qu’il nous faut ! »

Sur le trottoir où Jacques aborda, un couple allait se séparer. L’homme et la femme se regardaient une dernière fois. Autour de la mère, l’enfant, un petit gars de quatre ans, s’amusait : agrippé à la jupe, il sautillait sur un pied, en chantonnant. L’homme se pencha, empoigna le bambin, l’éleva et l’embrassa ; si rudement, que le gamin se débattit, furieux. L’homme reposa l’enfant à terre. La femme ne bougeait pas, ne disait rien : debout, en tablier de ménage, les cheveux défaits, les joues souillées d’avoir pleuré, elle dévisageait son homme avec des yeux fous. Alors, comme s’il eût craint qu’elle se jetât sur lui et qu’il ne pût plus s’arracher d’elle, au lieu de la prendre dans ses bras, il recula, sans la quitter des yeux ; puis, se retournant soudain, il s’élança vers la gare. Et elle, au lieu de le rappeler, au lieu de le suivre du regard, elle fit un brusque demi-tour, et se sauva. Le gosse, qu’elle traînait derrière elle, butait, manquait de tomber ; elle finit par le soulever du bout du bras et le hisser sur son épaule, sans s’arrêter, pour fuir plus vite, pour arriver plus tôt, sans doute, dans son logis vide, où, seule, et la porte close, elle pourrait sangloter tout son saoul.

Jacques, le cœur chaviré, se détourna. Et il se mit à errer de droite et de gauche, sans but, s’éloignant puis se rapprochant de la place. Malgré lui, il revenait toujours à ce lieu pathétique, où tant d’êtres suppliciés venaient, ce matin, comme à un rendez-vous fatal, rompre leurs amarres humaines. Dans ces yeux de douleur et de courage, il quêtait un regard qui répondît au sien ; un regard, un seul, où il pût lire, sous la détresse, un reflet de cette sourde fureur qui le faisait serrer les poings dans ses poches, et trembler de colère impuissante ! Mais non ! Partout, sur tous ces visages diversement contractés, le même découragement, la même souffrance stérile ! Parfois, une lueur d’héroïsme aveugle ; mais, partout, la même soumission au sacrifice, la même trahison inconsciente ou timide, la même abdication ! Et il lui semblait que, en ce moment, tout ce qui restait de liberté dans le monde n’avait plus de refuge qu’en lui.

Cette pensée le gonfla soudain de puissance et d’orgueil. Sa foi restait intacte ; elle le soulevait au-dessus du troupeau. Fût-il le plus méconnu, le plus abandonné, il se sentait plus fort, à lui tout seul, dans sa rébellion, que tout ce peuple contaminé par le mensonge, et résigné à subir ! Il était dans le juste et le vrai. Il avait pour lui la raison, les forces obscures de l’avenir. La défaite momentanée de l’idéal pacifiste ne pouvait en altérer la grandeur, ni en compromettre le triomphe. Aucune force au monde ne pouvait empêcher l’erreur d’aujourd’hui d’être une erreur, une erreur monstrueuse, fût-elle acceptée, avec noblesse, avec stoïcisme, par des millions de victimes ! « Aucune force au monde ne peut empêcher une idée juste d’être juste ! » se répétait-il, ivre de désespoir et de confiance. « Un jour viendra, en dépit des bâillons, en dépit des reculs, où éclatera la vérité ! »

Mais, cette vérité, comment la servir dans la tourmente ? Il se voulait libre, il allait fuir : mais qu’allait-il faire de sa liberté ?

Sa tiédeur révolutionnaire au cours de ces dernières journées lui apparut comme une défaillance. Il fut tenté d’en rejeter la responsabilité sur son amour. Il songea brusquement à Jenny, et s’étonna de l’avoir, depuis une heure, si facilement, si totalement, oubliée. Il lui en voulut presque d’exister, de l’attendre, de l’arracher à son enivrante solitude. « Si elle mourait subitement… », songea-t-il. Et, pendant une seconde, livré aux égarements de son imagination, il savoura un mélange amer de chagrin et d’indépendance reconquise…

Cependant, il se hâtait vers le square Saint-Vincent-de-Paul. Et il souriait déjà d’impatience amoureuse, n’attachant même pas assez d’importance à son fol reniement d’une seconde, pour en éprouver du remords.

 

L’auto d’Antoine n’avait pas quitté depuis dix minutes la rue de l’Université, qu’un ancien fiacre à galerie, terne et poussiéreux comme une chaise à porteurs de musée, s’arrêtait devant la porte cochère.

La jeune fille qui en descendit jeta un regard hésitant sur les palissades, sur la façade repeinte ; puis elle paya le vieux cocher, prit les deux valises qui étaient sur le siège, et s’engagea rapidement sous la voûte.

La concierge, en camisole, parut à la porte de la loge.

– « Ah, mon Dieu ! Mademoiselle Gise ! »

Elle ouvrait des yeux si effarés que Gise comprit qu’un malheur l’attendait.

– « Mais, ma pauvre demoiselle, il n’y a plus personne ! M. Antoine vient juste de partir ! »

– « Partir ? »

– « Rejoindre son régiment ! »

Gise ne répondit rien. Son regard caressant, son regard d’animal fidèle, s’obscurcit. Elle laissa choir ses valises à ses pieds. Sur sa petite figure de métisse, dont le teint était devenu cendreux, la stupeur semblait s’inscrire tout naturellement, trouver des plis tout prêts. (De cette plage anglaise où elle prenait ses vacances avec les pensionnaires de son couvent, elle avait très superficiellement suivi ce qui se passait en Europe. La veille seulement, lorsque les journaux avaient annoncé l’imminence de la mobilisation française, elle avait pris peur, et, n’écoutant aucun avis, sans même revenir à Londres, elle avait gagné Douvres et sauté dans le premier bateau.)

– « Ces messieurs sont tous mobilisés, comme de juste », expliquait la concierge. « Léon nous a quittés hier soir. Victor aussi. Je n’ai plus là-haut qu’Adrienne et Clotilde. »

Le visage de Gise s’éclaira. Adrienne et Clotilde !… Loué soit Dieu ! Tout n’était pas perdu. Ces deux bonnes, qui l’avaient élevée, c’était sa famille, en somme : ce qui lui restait de famille… Elle se redressa avec courage, et, précédée de la concierge qui s’était emparée des valises, elle se dirigea vers l’ascenseur.

– « On a donc tout changé ? » murmura-t-elle.

Cet escalier blanc, cette rampe… Des images, des souvenirs, se succédaient dans son cerveau embrumé par l’insomnie ; et elle se sentait plus dépaysée dans ce décor transformé où elle cherchait en vain des points de repère, qu’elle ne l’eût été dans un immeuble tout à fait inconnu.

 

Une demi-heure plus tard, en peignoir de cretonne à fleurs, les pieds dans des pantoufles, elle était installée, avec les deux bonnes, dans la vaste salle à manger d’Antoine, devant le chocolat fumant et les rôties beurrées de son enfance. Accoudée à la table, elle remuait sa cuillère dans sa tasse, et cédait puérilement au bien-être de la minute présente. Son esprit n’avait jamais été particulièrement vif ; et son existence en Angleterre, dans cette annexe conventuelle où toute activité se trouvait limitée par la règle, n’avait pas développé en elle le goût des initiatives.

Quand elle s’abandonnait ainsi, les épaules rondes, les seins lourds, les traits détendus, elle perdait subitement tout le charme de sa jeunesse. Ce n’était plus « Nigrette », la sauvageonne, mais une quelconque esclave de couleur, au corps appesanti, aux lèvres épaisses, au large regard inexpressif, courbée sous l’acceptation fataliste des races serves.

L’arrivée de Gise offrait au désarroi des deux sœurs une diversion providentielle. Assises de chaque côté de la jeune fille, elles bavardaient à qui mieux mieux, pleurant et souriant tour à tour. Elles lui donnaient d’abondantes nouvelles de sa tante, Mlle de Waize, à laquelle, par acquit de conscience, elles continuaient à porter des bananes et des berlingots, tous les mois, le dimanche, à l’Asile de l’Âge mûr. Clotilde ne cachait pas que la vieille demoiselle « battait la breloque » ; qu’elle ne s’intéressait plus à rien, si ce n’était aux menus incidents de l’hospice ; qu’elle accueillait parfois les deux visiteuses sans aménité, comme des étrangères importunes dont les intentions étaient suspectes ; et qu’elle les congédiait généralement bien avant l’heure de la clôture du parloir, pour ne pas manquer sa partie de bésigue.

Gise écoutait, les paupières gonflées de larmes. Elle soupira :

– « J’irai la voir avant de repartir. »

– « Repartir ? »

Les deux bonnes se récrièrent. Elles étaient bien résolues à dissuader Gise de retourner en Angleterre ; M. Antoine leur avait laissé de l’argent pour plusieurs mois. Adrienne imaginait déjà et décrivait avec complaisance ce que serait leur vie à trois. Elle étourdit la jeune fille de ses projets. Elle avait découpé dans un journal du matin un Appel aux femmes de France qui veulent contribuer à la défense de la Patrie. Les occasions de se dévouer, d’être utiles, ne manquaient pas ! Garderies pour les enfants des mobilisés, agences de distribution de lait pour les nourrissons, préparation d’objets de pansement, manutentions pour la confection des uniformes, etc. Chacun se devait à la défense nationale ! L’embarras, c’était de choisir.

Gise souriait, tentée. Rien ne la pressait de repartir. En France, elle pouvait, en effet, se rendre utile…

Ni la concierge ni les deux bonnes n’avaient songé à prononcer le nom de Jacques. Gise croyait Jacques en Suisse, et n’avait pas eu l’idée de poser des questions. Elle apprit seulement le surlendemain, au hasard d’un bavardage de Clotilde, qu’il se trouvait à Paris le jour de son arrivée. Mais, si elle avait été avertie plus tôt, l’eût-elle retrouvé ? Personne n’avait son adresse. Et, même, eût-elle cherché à le revoir ?

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