LXXIV

Dans l’escalierde l’Étendard, avant même d’avoir atteint le palier, en apercevant une boîte à lait sur le paillasson de Mourlan, Jacques s’écria, dépité :

– « Il n’est pas là ! »

En effet, au coup de sonnette, personne ne répondit. À tout hasard, Jacques frappa trois coups espacés.

– « Qui est-ce ? »

– « Thibault. »

La porte s’ouvrit. Mourlan avait le torse nu, la barbe et les cheveux tout mousseux de savon.

– « Excuse ! » fit-il, en apercevant Jenny. « Le gamin aurait dû prévenir qu’il amenait une dame. » Il repoussa la porte, du pied. « Entrez… Asseyez-vous. »

Il y avait près de l’entrée une chaise de paille, que Jenny prit aussitôt.

Les fenêtres étaient closes. L’air sentait le cartonnage, la colle, le salpêtre, la poussière. Des paquets de journaux, ficelés, s’entassaient, partout, sur la table, sur un banc de jardin, dans un baquet disloqué. Par terre, dans un coin, près d’un plat de sciure, traînait un vieux compteur à gaz dont la tuyauterie, sectionnée et aplatie, venait en avant comme un moignon.

Mourlan était retourné dans la cuisine.

– « Je viens de rentrer. J’étais fait comme un voleur », cria-t-il, de loin, en s’ébrouant sous le robinet. Il reparut bientôt, vêtu d’une chemise propre, et achevant de se bouchonner la tête à grands coups de serviette. « J’ai passé la nuit dehors, comme un imbécile… comme un froussard… Tu comprends, la mobilisation, pour moi, ça voulait dire : perquisitions, arrestations… Pour les perquisitions, on pouvait venir : il n’y a plus rien, j’avais pris mes précautions. Pour l’arrestation, ma foi, je préférais attendre un peu… Oh, ça n’est pas tellement que je craignais d’être mis à l’ombre », expliqua-t-il, en enveloppant Jenny d’un coup d’œil goguenard : « J’ai jamais été si tranquille que pendant mes mois de taule… Sans la prison, je crois bien que je n’aurais jamais eu le temps de penser à mes bouquins, ni de les écrire… Mais enfin, je ne tenais pas à être de la première fournée !… Hier, les poulets avaient fureté un peu partout : chez Pulter, chez Guelpa… Même à l’Églantine. Leur police est bien faite. Seulement, ils n’ont rien trouvé. Sauf le manifeste de Pierre Martin, Appel au bon sens, tu sais ? – qu’ils ont chipé, juste au moment où les camarades sortaient le stock de l’imprimerie. Quant à Claisse, Robert Claisse, celui de la Vie ouvrière, – un jeune, qui a été réformé, qui n’a jamais été soldat, – il paraît qu’il a été dénoncé, qu’on l’accuse d’avoir écrit un tract antimilitariste, et qu’il est sous les verrous, pour attendre le premier conseil de réforme, qui l’enverra en première ligne… J’ai appris ça hier soir. Avis aux amateurs !… Bref, moi, je me suis dit que c’était bête de se faire pincer : j’ai pris le large… »

– « Et alors ? »

– « J’ai cru que je trouverais refuge chez les copains. Ouiche ! Chez Siron, ç’aurait pas été meilleur qu’ici. J’ai donc été chez Guyot : personne. Chez Cottier : personne. Chez Lasseigne, chez Molini, chez Vallon, personne. Ils avaient tous décampé, les frères, – comme moi ! Alors, j’ai erré toute la nuit, au petit bonheur, seul. Ce matin, à Vincennes, j’ai acheté les journaux ; et j’ai compris que je n’étais qu’une vieille bête. Et je suis rentré. Voilà. » Il tourna vers Jacques ses yeux broussailleux : « Tu as lu les journaux, gamin ? »

– « Non. »

– « Non ? »

Le regard de Mourlan glissa sur Jenny, et revint vers le jeune homme. Il semblait établir un rapport entre la présence de Jenny et le fait que Jacques, le lendemain de la mobilisation, à dix heures du matin, ne s’était pas encore enquis des nouvelles. Il prit une liasse de journaux dans la poche de sa blouse noire, qui pendait à un clou ; du bout des doigts, comme s’il ramassait une ordure, il en tira un du tas, et laissa choir les autres sur le carrelage.

– « Tiens, mon petit ami, amuse-toi si tu as le cœur à rire. Moi, j’ai beau avoir l’habitude d’encaisser, j’ai reçu ça comme un coup dans l’estomac ! Le Bonnet rouge ! Le journal de Merle et d’Almereyda ! devenu, du jour au lendemain, le porte-parole du gouvernement Poincaré ! On aura tout vu ! Regarde ! »

Tandis que Mourlan décrochait sa blouse, et l’enfilait rageusement, Jacques lut, à mi-voix :

– « … Nous sommes formellement autorisés à déclarer que le gouvernement ne fera pas usage du CARNET B… Le gouvernement fait confiance à la population française, et, en particulier, à la classe ouvrière. Tout le monde sait qu’il a tenté – et qu’il tente encorel’impossible, pour sauvegarder la paix. Les déclarations très nettes des révolutionnaires les plus résolus… »

– « Des révolutionnaires les plus résolus !… Canailles ! » grommela Mourlan.

– « … sont de nature à rassurer pleinement le gouvernement… Tous les Français sauront faire leur devoir… C’est ce qu’a voulu marquer le gouvernement, en renonçant à user du CARNET B. »

– « Hein ? Qu’est-ce que tu en penses, gamin ? J’ai lu ça deux fois, avant de bien comprendre ce que ça voulait dire. Faut pourtant se rendre à l’évidence… Ça veut dire : le prolétariat français accepte si allègrement leur guerre, et l’opposition ouvrière est si peu dangereuse, que le gouvernement renonce aux arrestations préventives… Tu comprends ? C’est comme s’il s’adressait à tous les révolutionnaires, et qu’il leur pinçait gentiment l’oreille : « Allez, mauvaises têtes, on vous pardonne vos rouspétances ! Allez faire votre devoir de soldats ! » Le gouvernement, bon prince, déchire, en rigolant, ses listes noires, et laisse courir les suspects… Parce que, aujourd’hui, les suspects, ça n’est plus rien, tu comprends ? »

Il riait ; et ce rire insolite, sonore, grinçant, qui faisait grimacer son masque de vieux Christ, avait quelque chose d’effrayant.

– « Les suspects, il n’y en a pas ! Il n’y en a plus ! Tu y es ? Et tu imagines quelles assurances formelles il a fallu que les chefs des partis révolutionnaires donnent au ministère, pour que le gouvernement soit aussi sûr de lui ! pour qu’il puisse, sans aucun risque, dès le premier jour de la guerre, se permettre un pareil geste de générosité ! Crois-tu qu’ils nous ont proprement donnés au gouvernement, les salauds !… Hein ! Cette fois, ça y est, c’est bien fini ! L’état-major tient le bon bout ! La parole n’est plus à ceux qui vont faire la guerre : elle est à ceux qui la font faire ! »

Il s’éloigna de quelques pas, les mains croisées dans le dos sous sa blouse flottante.

– « Et pourtant, nom de Dieu ! » fit-il soudain, en pivotant sur ses talons, « je ne peux pas y croire ! Je ne peux pas croire que ce soit vraiment fini ! »

Jacques tressaillit.

– « Moi non plus », murmura-t-il sourdement. « Je ne peux pas croire qu’il n’y ait plus rien à faire ! Même maintenant ! »

– « Même maintenant ! », reprit Mourlan, comme un écho. « Et, à plus forte raison, dans quelques jours, dans quelques semaines, quand tout ce pauvre bétail aura goûté du casse-pipe !… Ah, si Kropotkine était là… Ou un autre, n’importe lequel, qui dirait ce qu’il faut dire, et qui saurait se faire entendre ! Les camarades ont tous accepté cette guerre, parce qu’on leur a menti, parce qu’on a exploité, une fois de plus, leur crédulité… Mais il suffirait peut-être d’un rien, d’une brusque reprise de conscience, pour que tout change, d’un seul coup ! »

Jacques s’était levé, comme cinglé par une lanière de fouet.

– « Quoi ?… D’un rien ? Quel rien ? » Il marchait vers Mourlan : « Qu’est-ce que vous croyez qu’on peut faire, vous ? »

Sa voix avait un timbre si étrange que Jenny tourna la tête vers lui, et resta une seconde sans souffle, les lèvres entrouvertes, saisie de peur.

Mourlan, interloqué, regardait Jacques, qui balbutia :

– « Qu’est-ce que vous pensez ? Dites-le ! »

Mourlan haussa les épaules, avec un léger embarras :

– « Ce que je pense, gamin ? Des sottises, sans doute… Je parle… Je dis ce qui me passe par la tête… C’est tellement absurde, tout ça ! Je ne peux pas m’empêcher d’espérer quand même, d’espérer encore, d’espérer contre tout !… Les peuples – le nôtre, aussi bien que celui d’en face – ont été si manifestement trompés ! Qui sait ? Il suffirait… »

Jacques regardait fixement le vieil homme.

– « Il suffirait ? »

– « Il suffirait… Je ne sais pas, moi… Si, brusquement, entre les deux armées, un éclair de conscience déchirait cette épaisseur de mensonge ! Si tous ces malheureux, dans un sursaut de lucidité, pouvaient s’apercevoir, brusquement, des deux côtés de la ligne de feu, qu’on les a pareillement foutus dedans, tu ne crois pas qu’ils se lèveraient tous, dans un même élan d’indignation, de révolte ? et qu’ils se retourneraient, tous ensemble, contre ceux qui les ont menés là ?… »

Jacques battait des paupières, comme aveuglé soudain par une éblouissante clarté. Puis il baissa les yeux, revint vers Jenny sans paraître la voir, et s’assit.

Il y eut un instant de gêne, un silence. Quelque chose semblait s’être passé, que tous trois avaient vaguement perçu, et qu’ils ne comprenaient pas bien.

– « Et c’est l’unanimité, dans tout le pays ! » reprit Mourlan, après une pause. « En province, tous les conseils municipaux socialistes ont voté des ordres du jour pour célébrer la Patrie menacée, exhorter à la défense nationale, mettre l’Allemagne au ban des nations civilisées ! Tiens ! » fit-il, en ramassant la poignée de journaux qu’il avait jetés par terre. « Voilà le manifeste de la C. G. T. : Aux prolétaires de France. Sais-tu ce qu’elle trouve à dire, la C. G. T. ? Les événements nous ont submergés… Le prolétariat n’a pas assez unanimement compris tout ce qu’il fallait d’effort continu pour préserver l’humanité des horreurs de la guerre… Autrement dit : “Rien à tenter, mes gars ; résignez-vous à vous faire casser la gueule !”… Et voilà le texte que le Syndicat des Cheminots… – les Cheminots, gamin ! Nos Cheminots ! Crois-tu ! – fait afficher aujourd’hui sur tous les murs de Paris : Camarades ! Devant le danger commun s’effacent les vieilles rancunes. Socialistes, syndicalistes, révolutionnaires, vous déjouerez les bas calculs de Guillaume, et vous serez les premiers à répondre à l’appel, lorsque retentira la voix de la République !… Attends, attends… C’est pas fini, tu n’as pas vu le plus beau ! Déguste ça maintenant : Lettre ouverte à M. le ministre de la Guerre… Signé ? Devine ! Signé : Gustave Hervé !… Écoute : Comme la France me semble avoir fait l’impossible pour écarter la catastrophe, je vous prie de m’incorporer, par faveur spéciale, dans le premier régiment d’infanterie qui partira pour la frontière ! Et voilà ! Oui, mon petit ! Voilà comment on retourne sa veste ! Notre Gustave Hervé, directeur de la Guerre sociale ! Notre Gustave Hervé, qui proclamait qu’aucune patrie n’a jamais mérité qu’on verse pour elle une goutte de sang ouvrier !… Après ça, tu vois que le gouvernement peut être bien tranquille, et remettre au tiroir son Carnet B ! il les aura tous eus, l’un après l’autre, nos grands bergers de la révolution ! »

Quelqu’un frappa plusieurs coups à la porte.

– « Qui est-ce ? » demanda Mourlan, avant d’ouvrir.

– « Siron. »

Le nouveau venu était un homme d’une cinquantaine d’années : une face aplatie, coupée d’une moustache grise ; un front dégarni, tout en largeur ; un nez aux narines écrasées ; des yeux très séparés, au regard ironique. Un masque d’énergie calme, avec un rien de morgue.

Jacques le connaissait de vue. Il était le seul qu’on rencontrât souvent avec Mourlan.

Syndicaliste, ancien militant plusieurs fois condamné pour son action révolutionnaire, Siron vivait depuis quelques années à l’écart du mouvement. Il écrivait des brochures, et collaborait à l’Étendard, aux heures de loisir que lui laissait son travail d’ouvrier spécialisé. Comme Mourlan, il faisait partie de ces francs-tireurs à l’intelligence toujours en éveil, à la foi intacte, orgueilleux, passablement désabusés, sévères à la sottise, dévoués à la cause plus qu’aux camarades, respectés par tous, mais critiqués pour leur réserve, et un peu jalousés aussi pour leur valeur personnelle.

– « Assieds-toi », dit Mourlan – bien que la seule chaise libre fût occupée par Jenny. « Tu les as lus, leurs journaux ? »

Siron esquissa un geste de l’épaule qui semblait indiquer en même temps son mépris pour la presse, et qu’il ne venait pas pour commenter les événements.

– « Il y aura, ce soir, réunion au Jean-Bart », dit-il, en regardant le typo. « J’ai dit que je te préviendrais. Faut que tu y viennes. »

– « J’y tiens guère », grogna Mourlan. « On sait d’avance tout ce… »

– « S’agit pas de ça », coupa Siron. « J’irai, moi : j’ai des choses à leur dire. Et j’ai besoin qu’on soit deux. »

– « C’est différent », acquiesça Mourlan. « Quelles choses ? »

L’autre ne répondit pas sur-le-champ. Il regarda Jacques, puis Jenny, alla jusqu’à la fenêtre, l’entrouvrit et revint vers Mourlan :

– « Des choses. Des choses qu’il faut faire, et auxquelles personne n’a l’air de penser. Nous sommes dans un foutu pétrin, c’est entendu ; pas une raison, tout de même, pour se croiser les bras et leur laisser carte blanche ! »

– « Explique. »

– « Eh bien, si les chefs socialistes et syndicalistes jugent bon de se rallier et de collaborer avec le gouvernement, faudrait, au moins, en échange de cette collaboration, qu’ils exigent des garanties pour ceux qu’ils représentent. Ça n’est pas ton idée ? La guerre, en fait, crée une situation révolutionnaire. Qu’on en profite ! Jaurès n’y aurait pas manqué ! Il aurait su arracher à l’État des concessions pour le prolétariat… Ça sera toujours ça de pris ! La guerre va imposer, à tous, des restrictions, des sacrifices. Bien le moins qu’on réclame, pour les travailleurs, une part de contrôle sur les mesures qu’on va prendre ! Il est encore temps de poser des conditions. Le gouvernement, pour l’heure, a besoin de nous. Alors, donnant, donnant… C’est pas ton idée ? »

– « Des conditions ? Exemple ? »

– « Exemple ? Faut les obliger à réquisitionner toutes les usines de guerre, pour empêcher les patrons de faire d’énormes bénéfices sur le dos du peuple qu’on envoie se faire tuer ; et, ces usines, il faut en confier la gestion aux syndicats… »

– « Pas bête », grommela Mourlan.

– « Faudrait aussi faire obstacle à la hausse des prix. Voilà déjà que ça commence partout. Je ne vois qu’un moyen, moi : forcer le gouvernement à faire main basse sur tous les produits de première nécessité ; à constituer des stocks d’État, en écartant les intermédiaires, les spéculateurs ; à organiser la répartition… »

– « Mais c’est une entreprise du tonnerre de Dieu, qu’il faudrait mettre sur pied… »

– « Les cadres, le personnel, sont tout trouvés : suffit d’utiliser les coopératives de consommation qui fonctionnent déjà… Ça n’est pas ton idée ? Tout ça est à voir. Mais, puisqu’on a proclamé l’état de siège dans toute la France, et même en Algérie, qu’on s’en serve au moins pour protéger les petits contre les voraces ! »

Il allait et venait, à travers la pièce qu’emplissait sa voix posée. Il ne s’adressait qu’à Mourlan, jetant de temps à autre un coup d’œil distrait vers les jeunes gens. La sueur perlait sur son beau front lisse.

Jacques se taisait. Bien qu’il eût un visage exceptionnellement attentif, et une flamme dans le regard, il n’écoutait pas. Perdu dans les méandres de sa propre pensée, il était à cent lieues de Siron, de la réquisition des usines, de l’état de siège, des stocks d’État… Si, brusquement, entre les deux armées, un éclair de conscience déchirait cette épaisseur de mensonge !… avait dit Mourlan…

Il profita d’une interruption du vieux typographe, pour faire signe à Jenny, et se lever.

– « Vous partez ? », dit Mourlan. « Tu viendras aussi, ce soir, au Jean-Bart ? »

Jacques parut sortir d’un rêve :

– « Moi ? » fit-il. « Non. Ce soir, c’est le dernier délai pour les étrangers qui se débinent. Nous filons tous les deux en Suisse… J’étais venu vous dire adieu. »

Mourlan regarda Jenny, puis Jacques :

– « Ah ? Tu t’es décidé ?… En Suisse ? Oui… Tu as raison… » Il avait soudain l’air très ému, bien qu’il fût persuadé que cela ne se voyait pas. « Eh bien », reprit-il d’un ton bourru, « allez ! Et tâchez de nous faire du bon travail là-bas ! Bonne chance, mes petits ! »

 

Jacques se sentait dans un état d’effervescence et de confusion intérieure qui lui faisait impérieusement souhaiter un peu de solitude.

– « Maintenant, Jenny, il faut être raisonnable et m’écouter », murmura-t-il, dès qu’ils furent dans la rue. Il avait pris le bras de Jenny, et, penché vers elle, parlait avec une douce autorité : « Tu auras mille choses fatigantes à faire encore avant ce soir. Tu es fatiguée. Il faut rentrer chez toi. Ne dis pas non. Il faut que tu te reposes… Dix heures et quart. Je vais te reconduire… J’irai seul à l’Huma. Et puis, j’ai à me renseigner sur les formalités de ton départ. En deux heures, tout sera fait… Tu veux bien ? »

– « Oui », dit-elle.

C’était vrai qu’elle était dans un état très pitoyable : épuisée, fiévreuse, profondément meurtrie dans sa chair. Elle avait attendu, longtemps, assise dans le petit square, sur ce banc dur qui lui brisait les reins, à l’endroit même où Jacques lui avait dit : « Aucun être n’a jamais été aimé comme vous l’êtes par moi ! » Plongée dans une douloureuse torpeur, elle s’était rappelé tous les détails de cette soirée, si proche, si éloignée déjà, et tous les jours qui avaient suivi – jusqu’au brutal miracle de cette nuit… Et, lorsque, après deux heures d’attente, elle avait enfin vu Jacques surgir au haut des marches, avec son visage tourmenté, combatif, son regard absent, elle avait compris qu’ils n’étaient pas à l’unisson, et elle en avait éprouvé un violent chagrin. Sans rien oser lui dire de sa longue rêverie, elle avait écouté le récit du départ d’Antoine ; elle s’était laissé emmener, à pied, jusque chez Mourlan. Mais elle n’en pouvait plus. L’accompagner ailleurs, elle n’en aurait pas eu le courage… Elle aspirait à rentrer chez elle, à s’allonger parmi les coussins, à reposer son corps endolori.

Les tramways étaient très espacés, mais, par chance, le service fonctionnait encore. De la Bastille, ils purent gagner, sans avoir à marcher, le haut du boulevard Saint-Michel. Jacques la soutint jusqu’à l’avenue de l’Observatoire, et ils se séparèrent devant la porte.

– « Je te laisse… Je reviendrai, entre une heure et deux. » Il sourit : « Nous ferons notre dernière dînette parisienne… »

Mais il n’avait pas franchi vingt mètres, qu’il entendit, derrière lui, une voix oppressée, méconnaissable :

– « Jacques ! »

En deux bonds, il eut rejoint jenny.

– « Maman est là ! »

Elle le regardait avec égarement.

– « C’est la concierge qui m’a arrêtée… Maman est revenue, ce matin… »

Ils se dévisageaient, le cerveau vidé brusquement de toute idée. La première pensée de Jenny fut pour le désordre qu’ils avaient laissé là-haut, le lit de Daniel défait, les objets de toilette de Jacques dans la salle de bains…

Puis, en un clin d’œil, sa décision prit forme. Elle lui saisit le bras :

– « Viens ! »

Son visage était clos, indéchiffrable. Elle répéta, comme si c’était tout simple :

– « Viens. Monte avec moi. »

– « Jenny ! »

– « Viens ! » répéta-t-elle presque durement.

Elle paraissait tellement résolue, et il se sentait l’esprit si nébuleux, la volonté si abolie, qu’il la suivit, sans autre résistance.

Elle grimpa les étages, devant lui, très vite ; elle avait oublié sa fatigue ; elle semblait impatiente maintenant d’en finir.

Mais, sur le palier, elle s’arrêta avant d’introduire la clef. Elle chancelait. Ils entendirent, dans le silence, leurs deux respirations essoufflées. Elle ne prononça pas un mot. Elle se raidit, ouvrit la porte, saisit Jacques au poignet, l’étreignit avec force, et l’entraîna derrière elle dans l’appartement.

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