LXXV

Mme de Fontanin avaitpassé la matinée chez elle, dans un état de trouble que, même aux pires heures de sa vie conjugale, elle n’avait jamais connu.

La porte de la chambre de Daniel, par bonheur, était close ; et la pauvre femme aurait pu se persuader qu’elle avait été le jouet d’un cauchemar, si le désir de se préparer une tasse de thé ne l’avait conduite dans la cuisine : en apercevant les deux couverts, elle avait instinctivement fermé les yeux, fait demi-tour, et elle était revenue se réfugier dans sa chambre.

Aux minutes d’abattement, succédaient des instants d’une fébrilité somnambulique. Lorsqu’elle eut quitté ses vêtements de voyage, revêtu une vieille robe d’intérieur, rangé la pièce, accompli avec application toutes sortes de gestes inutiles, elle voulut se contraindre à l’immobilité, et s’installa dans sa bergère, près de la fenêtre aux persiennes ensoleillées. Il fallait à tout prix qu’elle retrouvât la possession d’elle-même. Pour l’y aider, sa petite bible, restée dans sa valise, lui manquait. Elle alla chercher, sur une étagère, l’ancienne bible de son père : un gros volume noir, lourd, dont le pasteur de Fontanin avait empli les marges de signes et de références. Elle l’ouvrit au hasard, et s’efforça de lire. Mais son esprit, rétif, fuyant le texte, s’abandonnait malgré elle à un défilé incohérent d’images et d’idées, où la pensée de Daniel se mêlait aux souvenirs des hommes d’affaires de Vienne, des tribulations de son voyage, des gares remplies de troupes ; associations confuses, que finissait toujours par dominer cette vision du lit où Jenny et Jacques dormaient enlacés. Le bruit des convois qui passaient sur les boulevards voisins ébranlait les murs, se répercutait dans sa tête, enveloppait sa rêverie d’un accompagnement sinistre. Pour la première fois de son existence, une impression de peur, de panique, pesait sur elle, sans qu’elle pût réagir : la sensation qu’elle était prise, entraînée dans un tourbillon ; que des désordres terrifiants saccageaient l’Europe, son foyer ; que l’Esprit du Mal triomphait dans le monde.

Elle entendit soudain remuer dans la direction de l’antichambre ; puis, aussitôt, elle perçut des pas dans le couloir. Ses traits se figèrent. Elle n’avait pas la force de se lever ; elle redressa seulement le buste. La porte s’ouvrit, et Jenny, singulièrement pâle sous son voile de deuil, entra, l’œil fixe, la figure ravagée.

La vue de sa mère, si calmement installée à sa place habituelle, dans sa robe à ramages, la bible sur ses genoux, surprit la jeune fille, et la bouleversa : c’était tout son passé, qui, après des années d’absence, lui sautait au visage. Sans réfléchir, sans s’occuper de Jacques qui, derrière elle, hésitait à la suivre, elle courut vers sa mère, l’entoura de ses bras, et, pour se rapprocher davantage, se laissant glisser sur le tapis, elle appuya son front contre la robe.

– « Maman… »

La tendresse, la pitié, délivrèrent instantanément Mme de Fontanin de son angoisse ; son cœur se gonfla d’indulgence ; et, du même coup, le secret qu’elle avait surpris lui apparut sous un jour différent ; non plus comme un scandale : comme une faiblesse. Elle se penchait déjà vers l’enfant retrouvée, elle allait la prendre dans ses bras, recevoir ses aveux, mesurer avec elle le désastre, comprendre, secourir, guider, – mais, brusquement, sa respiration s’arrêta : une ombre avait bougé sur le mur du couloir… Jenny n’était pas seule ! Jacques était là ! Il allait paraître !… Sa main, posée sur la nuque de Jenny, se crispa. Elle ne détachait plus son regard de cette porte ouverte. Quelques secondes passèrent. Le voile de crêpe répandait sa senteur amère et forte… Enfin la silhouette de Jacques se dressa dans l’encadrement. De nouveau, la vision du lit, des deux visages pâmés, vacilla devant les yeux de Mme de Fontanin.

D’une voix étranglée, pleine de reproche et d’effroi, elle balbutia :

– « Mes enfants… Mes pauvres enfants… »

Jacques avait franchi le seuil. Il se tenait debout devant elle ; il la regardait, à la fois timide et sourcilleux. Alors elle prononça, distinctement :

– « Bonjour, Jacques. »

Jenny releva rapidement la tête. Certes, elle ne riait pas : mais le rictus qui déformait ses traits répandait sur son visage comme un reflet de joie diabolique ; et une lueur absolument nouvelle, une lueur effrontée, qui éveillait l’idée d’un instinct mis à nu, faisait scintiller ses prunelles bleues. Elle tendit le bras vers Jacques, lui happa le poignet, l’attira violemment, et, se tournant vers sa mère, elle dit, sur un ton qu’elle voulait affectueux, mais où sonnait le triomphe, et aussi une nuance de défi, presque de menace :

– « Je l’ai retrouvé, maman ! Et pour toujours ! »

Mme de Fontanin, une seconde, les considéra l’un puis l’autre. Elle fit un effort pour sourire, et n’y parvint pas. Un faible soupir s’échappa de ses lèvres.

Jenny la regardait. Dans ce soupir, dans ce visage maternel, tremblant d’alarme, mais de douceur aussi, et où elle aurait déjà pu lire comme un gage d’acceptation, sa sensibilité ombrageuse ne voulut voir qu’une tristesse désapprobatrice. Elle en fut mortifiée, atteinte jusqu’au fond de sa tendresse filiale. Elle s’écarta de sa mère, et se leva d’un geste prompt qui la dressa, debout, contre Jacques. Son attitude cabrée, le feu de son regard, exprimaient un orgueil démesuré, aveugle, insolemment agressif.

Jacques, au contraire, contemplait Mme de Fontanin avec une insistance affectueuse, et, s’il eût parlé, c’eût été pour dire, sans doute : « Je vous comprends… Mais, nous aussi, il faut nous comprendre… »

Mme de Fontanin enveloppa le couple d’un coup d’œil embarrassé ; elle baissa les yeux : de nouveau, l’image du lit s’imposait à elle…

Il y eut un silence.

Puis, par habitude, elle eut un geste de courtoisie vers Jacques :

– « Ne restez pas debout, mes enfants… Asseyez-vous… »

Jacques approcha une chaise pour Jenny, et, sur un signe de Mme de Fontanin, vint s’asseoir à sa gauche.

Ces quelques mots simples semblaient avoir apporté une détente. Dès qu’ils furent installés, en cercle, comme pour une visite, la température parut s’abaisser, se rapprocher de la normale. Jacques, d’un ton presque naturel, put rompre le silence pour demander des détails sur le voyage de retour.

– « Tu n’as donc pas reçu ma dernière lettre ? » demanda Mme de Fontanin à Jenny.

– « Rien. Aucune lettre. Je n’ai rien reçu de toi. Rien. Sauf cette carte. La première. Écrite en gare de Vienne, lundi. » Elle parlait par saccades, les dents serrées.

– « Lundi ? » répéta Mme de Fontanin. L’effort qu’elle tenta pour reconstituer la succession des jours fit battre ses paupières. « Je vous ai pourtant écrit, chaque soir, deux lettres : une pour toi, et une pour Daniel. »

La pensée de son fils lui serra, une fois de plus, le cœur.

– « Aucune ne m’est arrivée », déclara Jenny, d’un ton cassant.

– « Et Daniel, il ne t’a pas donné de ses nouvelles ? »

– « Si. Une fois. »

– « Où est-il ? »

– « Il a quitté Lunéville. Depuis, rien. »

Un silence, que Jacques, gêné, rompit de nouveau :

– « Et… quand êtes-vous partie de Vienne, Madame ? ».

Mme de Fontanin eut quelque peine à se souvenir :

– « Jeudi », finit-elle par dire. « Oui : jeudi matin… Mais nous ne sommes arrivés à Udine que dans la nuit. Et nous ne sommes repartis qu’à midi pour Milan. »

– « Est-ce que, jeudi matin, on annonçait déjà, en Autriche, le bombardement et l’occupation de Belgrade ? »

Mme de Fontanin regarda le jeune homme avec confusion.

– « Je ne sais pas », avoua-t-elle. Pendant son séjour à Vienne, elle n’avait songé qu’à défendre la mémoire de son mari, et ne s’était guère tenue au courant des événements.

« Jenny ne m’a même pas demandé si j’avais réussi à arranger nos affaires », se dit-elle. Et, regardant sa fille, elle se posa soudain cette question poignante : « N’est-elle pas un peu déçue que j’aie pu revenir ? »

Jacques, pour dire quelque chose, continuait à s’informer de l’état d’esprit à Vienne, des manifestations ; et Mme de Fontanin faisait de son mieux pour lui répondre, s’accrochant comme lui à ces sujets impersonnels, qui reculaient d’autant la redoutable explication ; – car, tous trois, à ce moment-là, pensaient encore qu’une « explication » était imminente, inévitable.

Jacques se tournait sans cesse vers Jenny, comme pour l’entraîner dans la conversation. En vain. La jeune fille ne faisait même plus mine d’écouter. La raideur du port de tête, la crispation de son visage amaigri, ses yeux fuyants et durs, une façon qu’elle avait, ce matin, de tenir le menton levé, en serrant les lèvres, tout indiquait non seulement la volonté de rester à l’écart, mais une tension secrète, étrangère, hostile. Piquée sur sa chaise dont le dossier ne lui soutenait pas les reins, le corps douloureux, les nerfs à vif, elle promenait à travers la chambre un regard indifférent, qui, par instants, s’arrêtait sur sa mère comme sur une figurante, posée dans un décor à peine réel : Mme de Fontanin, avec sa bible, dans ce vieux fauteuil de velours vert éternellement tourné de biais pour mieux recevoir le jour de la fenêtre, lui semblait assise là depuis l’origine des temps ; souvenir d’autrefois, symbole (attendrissant peut-être, irritant surtout) d’un passé révolu qui, de minute en minute, se détachait doucement d’elle ; d’un passé qui lui semblait s’enfoncer dans la brume, comme s’éloigne du passager en partance le groupe des parents venus lui dire adieu. Elle voguait déjà vers d’autres rivages ; et, le cœur battant fort, semblable au navire qui appareille, elle sentait frémir en elle les pulsations d’une nouvelle vie. Si Jacques, à cet instant, lui avait saisi le bras, et lui avait dit : « Venez, quittez tout cela pour toujours », elle serait partie, sans même un regard en arrière.

Dans le silence, la petite pendule qui était sur la table de chevet, près d’une photographie de Jérôme et de Daniel, sonna longuement.

Jacques y porta les yeux, et, tenté soudain de fuir, il se pencha vers Jenny :

– « Onze heures… Il va falloir que je parte. »

Ils échangèrent un bref coup d’œil. Jenny approuva, d’un signe de tête, et aussitôt, avant lui, elle se leva.

Mme de Fontanin les observait. L’idée qui lui vint fût particulièrement pénible : sa Jenny, si droite, si franche… Elle ne la reconnaissait plus ! Elle lui trouvait un air fuyant, un air « mauvaise conscience »… Oui : en dépit de leur apparence assurée, elle leur trouvait, en ce moment, – à tous les deux d’ailleurs – un air hypocrite. Ils se regardaient, avec une solennité vaniteuse, un peu ridicule, à la façon de deux augures, de deux initiés. Mme de Fontanin pensa : « de deux complices… » Et c’était bien cela : il y avait, entre eux, l’enivrante complicité de leur amour ; de cet amour qu’ils voulaient absolu, mystérieux, sans précédent, unique, – unique surtout ; et tel que personne, hormis eux, n’en pouvait pénétrer le caractère exceptionnel !

Jacques, enhardi par l’assentiment de Jenny, s’approcha de Mme de Fontanin pour prendre congé.

Elle était toute déconcertée par ce départ trop rapide. Allaient-ils vraiment la laisser seule, sans que rien de plus eût été dit ? N’avait-elle pas mérité plus de confiance ?… Elle essayait de se raisonner, d’accepter encore cela, ce manque d’égard qui la blessait. Peut-être eût-ce été à elle de forcer les confidences ? Maintenant, il était trop tard. Elle n’en avait pas le courage. Et puis, elle se sentait énervée par sa fatigue, par la secousse morale qu’elle avait reçue : à la merci d’un mouvement d’humeur, d’injustice. Sans doute valait-il mieux que cette première rencontre se terminât sans explication… Cependant, elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à Jenny ; mais, pour l’instant, elle lui en voulait moins de sa passion coupable, que de cette attitude insurgée, qui était incompréhensible, injustifiée, inacceptable ! À Jacques, elle ne reprochait rien. Au contraire, il lui avait plu, au cours de cette visite : elle avait senti, sous sa déférence intimidée, une tacite compréhension ; elle devinait en lui une conscience pure, une vie intérieure sans bassesse. Et puis, c’était l’ami de Daniel. Elle était prête, si tel était le dessein de Dieu, à l’aimer comme un fils.

Elle lui en voulait si peu, que, au moment de serrer sa main, elle fut sur le point de l’attirer vers elle, comme elle faisait pour Daniel, et de lui dire : « Non, laissez-moi vous embrasser, mon enfant. » Par malheur, à ce moment, elle leva les yeux vers Jenny. La jeune fille était debout, tournée vers eux, et son regard perçant, chargé d’animosité en puissance, était fixé sur sa mère ; et ce regard semblait dire : « Oui, je te surveille, j’observe ce que tu vas faire, je veux voir si tu vas trouver enfin le geste maternel que j’attends de toi, depuis que j’ai fait entrer Jacques ici ! » Alors, l’irritation qui couvait dans le cœur de Mme de Fontanin fut la plus forte : elle eut un sursaut de fierté. Ce que, d’elle-même, elle s’apprêtait à faire, elle ne le ferait pas sous l’injonction d’une muette menace !

Renonçant à cette accolade qu’elle se préparait déjà à donner, elle se contenta de tendre sa main au jeune homme ; et il fut seul à percevoir le tremblement de cette main, l’émotion, l’acquiescement caché, la tendresse, que la pauvre femme mettait dans cette banale étreinte.

Tout cela n’avait duré qu’une seconde. Mais, tandis que Jacques s’éloignait, accompagné par Jenny, Mme de Fontanin eut l’atroce intuition que, pendant cette seconde, tout le bonheur futur de ses relations avec Jenny s’était joué, s’était compromis, et que, entre sa fille et elle, un lien irréparable s’était rompu. Elle eut peur :

– « Jenny… Tu sors aussi ? »

– « Non », jeta la jeune fille, sans se retourner.

 

Dans le couloir, Jenny saisit le bras de Jacques, et, rapidement, en silence, elle entraîna le jeune homme jusqu’au vestibule.

Là, ils se séparèrent. Et, dans leurs regards qui se croisèrent, se lisait la même perplexité.

– « Tu pars quand même avec moi ? » murmura Jacques.

Elle eut un vif haut-le-corps :

– « Voyons ! » Elle semblait offensée, autant que s’il eût douté d’elle.

– « Comment vas-tu lui dire ?… » demanda-t-il, après une courte pause.

Elle se tenait debout devant lui, un bras levé, la main accrochée au montant de l’armoire de chêne.

– « Oh », fit-elle, avec un mouvement impétueux de la tête, « maintenant tout m’est égal ! »

Il la dévisagea, surpris. Son regard glissa jusqu’à cette main crispée sur le bois sombre, si blanche avec ses petits muscles frémissants ; et il y appuya ses lèvres.

Elle dit brusquement :

– « L’emmènerais-tu ? »

– « Qui ? Ta mère ? » Il hésita un quart de seconde. « Oui, si tu crois… Bien sûr… Pourquoi ? Tu penses qu’elle désirera partir avec nous ? »

– « Je ne sais pas », reprit-elle avec précipitation. « Non, je ne crois pas… Mais, enfin, c’est pour tout prévoir… » Elle se tut et sourit faiblement. « Merci ! » dit-elle. « Où te retrouverai-je ? »

– « Tu ne veux donc pas que je revienne te prendre ici ? »

– « Non. »

– « Mais, ton bagage ? »

– « Il ne sera pas lourd. »

– « Tu pourras le porter, seule, jusqu’au tram ? »

– « Oui. »

– « Et mes papiers ? Le paquet que j’ai déposé dans ta chambre l’autre jour… »

– « Je le mettrai dans mes affaires. »

– « Eh bien, alors, viens me rejoindre à la gare de Lyon… À quelle heure ? »

Elle réfléchit :

– « À deux heures ; deux heures et demie, au plus tard. »

– « Je t’attendrai à la buvette, veux-tu ? Nous pourrons y laisser ta valise jusqu’à l’heure de notre train. »

Elle s’approcha, lui prit le visage entre ses deux paumes. « Mon amour », songea-t-elle. Lentement, elle plongea dans les yeux de Jacques son regard passionné, jusqu’à ce que leurs bouches se fussent jointes.

Cette fois encore, elle se dégagea la première :

– « Va », dit-elle. Dans sa voix, comme sur ses traits, une extrême nervosité se mêlait à la lassitude. « Moi je retourne près de maman. Je vais lui parler, lui dire tout. »

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