LXXIX

Jacques appuie sa tête contre la cloison de bois. Le tintamarre du train pénètre son corps, se propage en lui, l’exalte. Il est seul dans ce compartiment de troisième classe. Une température de fournaise, malgré les fenêtres ouvertes. Trempé de sueur, il s’est jeté sur la banquette, du côté de l’ombre… Ce n’est plus le bruit du train qu’il entend, c’est le ronflement d’un moteur… L’avion en plein ciel… Des centaines, des milliers de papiers blancs s’éparpillent dans l’espace…

Le courant d’air qui caresse son front est chaud, mais les battements des stores donnent une illusion de fraîcheur. En face de lui, son sac oscille à tous les cahots : un sac de toile jaune, décoloré, gonflé comme une besace de pèlerin : vieux compagnon, fidèle jusqu’au dernier voyage… Jacques y a entassé, précipitamment, quelques paperasses, un peu de linge ; sans choix, avec une totale indifférence. Tout juste s’il a eu le temps d’attraper l’express. Il s’est conformé aux instructions de Meynestrel : il a quitté Genève, en une heure, sans laisser d’adresse, sans avoir vu personne. Depuis le matin, il n’a rien mangé ; même pas eu le temps de prendre des cigarettes à la gare. Peu importe. Il est parti. Et, cette fois, c’est bien le départ : un départ solitaire, anonyme, – sans retour. N’étaient cette chaleur, ces mouches qui l’énervent, ce bruit d’enclume qui lui martèle le crâne, il se sentirait calme. Calme et fort. L’angoisse, le désespoir des jours qu’il vient de vivre, sont dépassés.

Une seconde, il ferme les yeux. Mais il les rouvre aussitôt. Il n’a besoin d’aucun recueillement pour vivre son rêve…

Il rase des crêtes de collines, s’abaisse vers des vallées bleues, survole des prés, des forêts, des villes. Il est assis dans la carlingue, derrière Meynestrel. À ses pieds s’entassent les manifestes. Meynestrel fait un signe. L’avion s’est rapproché de la terre. Un grouillement de capotes bleues, de pantalons rouges, de tuniques feldgrau… Jacques se baisse, saisit une brassée de tracts, la jette. Le moteur ronfle. L’avion file dans le soleil. Jacques se baisse, se relève, sème sous lui, sans arrêt, la nuée de papillons blancs. Meynestrel le regarde par-dessus l’épaule. Il rit !

Meynestrel… Meynestrel, c’est le point solide autour duquel tourne l’idée de sa mission.

Jacques vient de le quitter. Si différent, ce matin, du Meynestrel d’hier ! Le chef d’autrefois ! Un torse droit, des gestes précis et vifs. Habillé, chaussé : il venait de sortir. Et, dès l’accueil, ce sourire triomphant ! « Ça va ! Nous avons de la chance. Tout sera plus facile que je ne pensais. Nous pouvons décoller dans trois jours. » Nous ? Jacques, qui hésitait encore à comprendre, avait balbutié des mots vagues : « … certaines vies précieuses… qui sont l’âme d’un groupe… qu’il serait criminel de risquer… » Mais le Pilote avait, d’un coup d’œil, coupé court ; et le haussement d’épaules qui accompagnait ce regard dur, qui l’humanisait, semblait dire : « Je ne suis plus bon à rien ni à personne… » Puis il s’était redressé, et, très vite : « Pas de phrases, mon petit… Il faut immédiatement que tu files à Bâle. Pour de multiples raisons. En partant de la frontière, notre avion sera tout de suite sur l’Alsace… Chacun sa tâche : moi, je prépare l’oiseau ; toi, les tracts. Établir le texte, d’abord. Difficile ; mais tu as dû y réfléchir. Ensuite l’imprimer. Pour ça, Plattner. Tu ne le connais pas ? Voilà un mot pour lui. Il est libraire, dans la Greifengasse. Il a une imprimerie, des gens sûrs. Là-bas, tous parlent aussi bien allemand que français ; ils te traduiront ton manifeste ; ils te tireront un million d’exemplaires, dans les deux langues, en quelques nuits de travail… Que tout soit prêt, à tout hasard, dès samedi. Trois jours pleins. Pas impossible… N’écris pas. Ni à moi ni à personne : la poste est surveillée. S’il y a quelque chose, je te ferai prévenir par quelqu’un que je sais. L’adresse est là, dans cette enveloppe. Avec d’autres instructions précises. Et quelques cartes… Non, laisse ! Tu regarderas ça en route… Donc, rendez-vous, près de la frontière, au point que je choisirai, au jour et à l’heure que je te fixerai… D’accord ? » Alors seulement les traits s’étaient adoucis, et la voix avait légèrement fléchi : « Bon. Tu as un train pour Bâle à 12 h 30. » Il s’était avancé, et il avait posé ses deux mains sur les épaules de Jacques : « Je te remercie… Un rude service que tu me rends là… » Son regard s’était voilé. Jacques, l’espace d’une seconde, avait cru que Meynestrel allait le serrer dans ses bras. Mais, au contraire, le Pilote avait retiré ses mains d’un mouvement brusque : « J’aurais fini, fatalement, par un geste idiot. Celui-là, du moins, peut servir. » Et il avait, en boitillant, poussé Jacques vers la porte : « Tu vas manquer ton train. À bientôt ! »

Jacques se lève, et s’approche de la fenêtre, pour quêter un peu d’air. Il regarde dehors ; mais le paysage familier du lac et des Alpes, sous le soleil d’août, resplendit pour la dernière fois devant ses yeux, sans qu’il le voie.

Jenny… Avant-hier encore, sur la banquette de cet autre train qui l’amenait de Paris, dès que le souvenir de Jenny l’envahissait, une intolérable souffrance lui coupait le souffle. Tenir, encore une fois, entre ses mains la petite tête aux prunelles bleues, enfoncer ses doigts dans cette chevelure, voir, de tout près, chavirer ce regard, s’entrouvrir ces lèvres ! Une fois, une fois seulement, sentir encore contre lui ce jeune corps, si souple, si chaud !… Il se levait alors, d’un bond, gagnait le couloir, étreignait de ses poings la barre de la fenêtre, et, les yeux clos, il restait là, tordu, palpitant, offrant son visage à la morsure du vent, de la fumée, des escarbilles… Maintenant, il peut penser à elle, sans souffrir autant. Elle repose dans son souvenir : une morte passionnément aimée. L’irréparable porte en soi son apaisement. Depuis que le but est si proche, tout – son existence d’hier, Paris, les secousses de la dernière semaine, – tout a pris soudain un tel recul ! Il songe à son amour comme à son enfance, comme à un passé révolu que rien ne peut ressusciter. Ce qui lui reste d’avenir, n’est plus qu’un demain fulgurant…

Il laisse retomber le store qu’il avait machinalement soulevé. Il enfonce les mains, dans ses poches, et les retire aussitôt, moites. Cette chaleur l’exaspère ; cette poussière, ce bruit, ces mouches ! Il se rassied, arrache son col, et tapi dans l’angle de la banquette, un bras pendant hors de la fenêtre, il s’efforce de réfléchir.

L’important reste à faire : écrire ce manifeste, dont tout dépend. Il faut que ce soit un éclair dans la nuit, qui atteigne au cœur ces hommes prêts à s’entre-tuer, qui les pénètre d’évidence, et les redresse tous, dans un même élan !

Déjà, des mots, sans lien, s’entrechoquent dans sa tête. Des phrases, même, s’ébauchent, avec des sonorités de meetings :

« Armées ennemies… Pourquoi, ennemies ? Français, Allemands… Hasard de naissance… Des hommes, les mêmes ! Majorité d’ouvriers, de paysans. Des travailleurs ! Travailleurs ! Pourquoi ennemis ? Nationalités différentes ? Mais intérêts identiques ! Tout les lie ! Tout fait d’eux des alliés naturels !… »

Il tire desa poche un carnet, un bout de crayon : « Si je notais déjà, à tout hasard, ce qui me vient ? »

 

Français, Allemands. Tous frères ! Vous êtes pareils ! Et pareillement victimes ! Victimes de mensonges imposés ! Aucun de vous n’a quitté, de son gré, sa femme, ses enfants, sa maison, son usine, son magasin, son champ, pour servir de cible à d’autres travailleurs pareils à lui ! Même horreur de la mort. Même répugnance à tuer. Même conviction que toute existence est sacrée. Même conscience que la guerre est absurde. Même désir de s’évader de ce cauchemar, de retrouver, au plus tôt, femme, enfants, travail, liberté, paix ! Et, pourtant, vous voilà aujourd’hui face à face, avec des balles dans vos fusils, stupidement prêts à vous entre-tuer au premier signal, sans vous connaître, sans aucun motif de haine, sans même savoir pourquoi on vous force à devenir des meurtriers !

 

Le train ralentit et stoppe.

– « Lausanne ! »

Mille souvenirs… Sa chambre de sapin blond, à la pension Cammerzinn… Sophia…

Pour n’être pas reconnu, il résiste à la tentation de descendre. Il écarte un peu le rideau. La gare, les quais, le kiosque à journaux… C’est sur le 3e quai, là-bas, qu’il a fait les cent pas, un soir d’hiver, avec Antoine, avant de revenir à Paris pour la mort de son père… Il lui semble que ce voyage avec son frère date de dix ans !

Des gens vont et viennent, dans le couloir, portant des valises, traînant des enfants. Deux gendarmes passent, inspectent le convoi. Un couple âgé entre dans le compartiment et s’installe. L’homme, un vieil ouvrier aux mains durcies par le travail, qui a mis pour voyager ses habits du dimanche, enlève sa veste, sa cravate, s’éponge le front et allume un cigare. La femme a pris la veste, la plie soigneusement et la garde sur ses genoux. Jacques, enfoncé dans son coin, a repris son carnet. Fébrilement, il griffonne :

 

En moins de deux semaines, folie collective, démoniaque. L’Europe entière ! La presse, les fausses nouvelles. Tous les peuples, grisés par les mêmes mensonges ! Ce qui, hier encore, semblait impossible, odieux, est devenu inévitable, nécessaire, légitime !… Partout, les mêmes foules, artificiellement fanatisées, chauffées à blanc, prêtes à se ruer les unes contre les autres, sans savoir pourquoi ! Mourir et tuer, devenus synonymes d’héroïsme, de suprême noblesse !… Pourquoi tout ça ? Pour qui ? Les responsables, où sont-ils ?

 

Les responsables… il prend dans son portefeuille un feuillet plié. C’est une phrase que Vanheede a extraite pour lui d’un livre sur Guillaume II, une phrase d’un discours prononcé par le Kaiser : Je suis persuadé que la plupart des conflits entre nations sont le résultat des manœuvres et des ambitions de quelques ministres, qui usent de ces moyens criminels, à seule fin de conserver leur pouvoir et d’accroître leur popularité.

« Il faudrait retrouver le texte allemand », se dit-il. « Pour pouvoir leur dire : “Voyez ! Votre Kaiser lui-même !…” Retrouver le texte. Où ? Comment ?… Vanheede ? Impossible d’écrire, Meynestrel a défendu… Retrouver le texte !… À la bibliothèque de Bâle ? Mais, le titre du livre ? Et le temps de chercher… Non… Pourtant !… Retrouver le texte !… » Le sang lui monte à la tête, l’étourdit. « Les responsables… Les responsables… » Il s’agite, change de pose. Ces gens l’exaspèrent. La vieille le suit des yeux, avec étonnement. Elle est assise en face de lui sur la banquette trop haute ; elle porte des bottines noires et des bas blancs ; les cahots balancent ses petites jambes… « Les responsables… Retrouver le texte… » Si la vieille continue à le regarder, il… Elle prend dans son cabas une tranche de pain et des mirabelles ; elle mâche avec lenteur, et crache les noyaux dans le creux de sa main, où brille une alliance. Sur son front, une mouche qu’elle ne paraît pas sentir, va et vient, comme sur un mort… Intolérable !

Il se lève.

Comment retrouver ce texte… À Bâle ? Non, non, peine perdue… Trop tard… Il sait qu’il ne le retrouvera pas !

Avide de fraîcheur, il gagne le couloir et s’agrippe des deux mains à la fenêtre. Des nuées sombres coiffent maintenant la chaîne des Alpes. « Il va y avoir de l’orage. Voilà pourquoi il fait si lourd… »

Le lac, vu de haut, a la densité du mercure, son éclat mort. Les vignes sulfatées, qui dévalent jusqu’au rivage, sont d’un bleu de poison.

« Les responsables… Quand on recherche un incendiaire, on se demande d’abord à qui l’incendie profitera… » Il s’éponge la figure, reprend son crayon, et, debout, adossé au chambranle, s’efforçant d’être indifférent à tout, à la vieille, à cette touffeur d’orage, aux mouches, au bruit, aux secousses, au paysage, à tout l’univers hostile, il note, fiévreusement :

 

Une puissance occulte, l’État, a disposé de vous comme le fermier de son bétail !… L’État ! Qu’est-ce que l’État ? L’État français, l’État allemand, sont-ils les représentants authentiques, autorisés, du peuple ? les défenseurs des intérêts de la majorité ? Non ! L’État, en France comme en Allemagne, c’est le représentant d’une minorité, c’est le chargé d’affaires d’une association de spéculateurs dont l’argent seul a fait le pouvoir, et qui sont aujourd’hui maîtres des banques, des grandes sociétés, des transports, des journaux, des entreprises d’armement, de tout ! Maîtres absolus d’un système social vassalisé, qui sert les avantages de quelques-uns aux dépens du plus grand nombre ! Ce système, nous l’avons vu à l’œuvre, ces dernières semaines ! Nous avons vu ses rouages compliqués briser une à une toutes les résistances pacifiques ! Et c’est lui, aujourd’hui, qui vous jette, baïonnette au canon, sur la frontière, pour la défense d’intérêts qui sont étrangers, qui sont même funestes, à la presque totalité d’entre vous !… Ceux qui vont se faire tuer, ont le droit de se demander à qui profitera leur sacrifice ! Le droit, avant de donner leur peau, de savoir à qui, à quoi, ils la donnent !…

Eh bien, les premiers responsables, ce sont ces minorités d’exploiteurs publics, les grands financiers, les grands industriels qui, de pays à pays, se font une concurrence acharnée, et qui n’hésitent pas, aujourd’hui, à immoler le troupeau pour consolider leurs privilèges, pour accroître encore leur prospérité ! Une prospérité qui, loin d’enrichir les masses et d’améliorer leur sort, ne servira qu’à assujettir davantage ceux d’entre vous qui échapperont au massacre !…

Mais ces exploiteurs ne sont pas les seuls responsables. En chaque pays, ils se sont assuré, dans le personnel des gouvernements, des soutiens, des auxiliaires… Parmi les responsables, il y a, au second rang, cette poignée d’hommes d’État mégalomanes, dénoncés par le Kaiser lui-même…

« Retrouver le texte », se dit-il. « Retrouver le texte… »

cette poignée de charlatans, de ministres, d’ambassadeurs, de généraux ambitieux, qui, dans l’ombre des diplomaties et des états-majors, par leurs intrigues, leurs manœuvres politiques, ont froidement joué avec votre vie, sans vous consulter, sans même vous avertir, vous, peuple français, peuple allemand, qui étiez les enjeux de leurs combines… Car, c’est ainsi : dans cette Europe démocratisée du XX e siècle, aucun peuple n’a su se réserver la direction de sa politique extérieure ; et aucun de ces parlements que vous avez élus, qui devraient vous représenter, aucun n’a jamais connaissance de ces engagements secrets, qui, du jour au lendemain, peuvent vous précipiter tous dans la tuerie !

Et, derrière ces grands responsables, il y a enfin, en France comme en Allemagne, tous ceux qui, plus ou moins sciemment, ont rendu la guerre possible, soit en favorisant les agiotages de la haute banque, soit en encourageant de leur approbation partisane les ambitions des hommes d’État. Ce sont les partis conservateurs, les organisations patronales, la presse nationaliste ! Ce sont aussi les Églises, dont les clergés constituent, en fait, presque partout, une sorte de gendarmerie spirituelle au service des classes possédantes ; les Églises qui, trahissant leurs devoirs surnaturels, sont partout devenues les alliées et les otages des puissances d’argent !

 

Il s’arrête et tente en vain de se relire. La crispation de ses doigts sur ce bout de crayon, sa fièvre, la position incommode, les cahots, lui font une écriture presque indéchiffrable.

« Faire un tri là-dedans », se dit-il. « Mauvais… Plein de redites… Trop long… Pour convaincre, il faut faire dense et court… Mais, pour qu’ils puissent réfléchir, se reprendre, il leur faut bien aussi les données fondamentales !… Difficile ! »

Il n’en peut plus d’être debout. Se rasseoir. Être seul… Il parcourt le couloir, en quête d’un compartiment vide. Tous sont occupés et bruyants. Force lui est de revenir à sa place.

Le soleil, qui commence à baisser, emplit le wagon d’un or rouge, aveuglant. L’homme ronfle, abruti de chaleur, versé sur un coude, son cigare éteint aux lèvres. La vieille, tenant toujours la veste sur ses genoux joints, s’évente avec un journal ; l’air fait voleter ses frisons gris. Elle évite le regard de Jacques ; mais, à tous moments, il surprend, fixé sur lui, un regard furtif, borné et sévère.

Alors il croise les bras, ferme les yeux, compte jusqu’à cent pour s’obliger au calme. Et brusquement submergé de fatigue, il s’endort.

 

Il s’éveille en sursaut, stupéfait d’avoir dormi. Quelle heure ? Le train ralentit. Où est-on ? Ses compagnons de voyage sont debout : l’homme a remis sa veste, rallumé son mégot ; la femme cadenasse son cabas… Le cerveau engourdi, Jacques cherche à reconnaître la gare. Berne ? Déjà ?

– « Grüetzi  », dit l’homme, en passant devant lui.

Il y a du monde sur le quai. Le train est pris d’assaut. Le compartiment est envahi par une famille loquace, qui parle allemand : la mère, la grand-mère, deux fillettes, une bonne. Les filets plient sous un amoncellement de paniers à provisions, de jouets d’enfants. Les femmes ont des visages fatigués, craintifs. Les fillettes, énervées par la chaleur, se querellent pour occuper les coins libres. Sans doute, des gens que la guerre a surpris en vacances, et qui regagnent leur pays ; le père a dû rejoindre son régiment, dès les premiers jours.

Le train repart.

Jacques s’évade dans le couloir, qui est bondé de voyageurs debout ; des hommes, pour la plupart.

Sur la gauche, trois jeunes gens, des Suisses, causent à voix haute, en français :

– « Viviani garde la présidence du Conseil, mais sans portefeuille… » – « Qu’est-ce que c’est que ce Doumergue, qui prend les Affaires étrangères ? »

À droite, deux voyageurs, un jeune étudiant, sa serviette sous le bras, et un homme âgé, à lorgnon, un professeur peut-être, parcourent les journaux.

– « Vous avez vu ? » dit l’étudiant, goguenard, en passant à son compagnon le Journal de Genève. « Le pape en a de bonnes ! Il vient de lancer un Appel aux catholiques du monde ! »

– « Eh bien ? » fait l’autre. « Que tu le veuilles ou non, il existe encore des millions de catholiques sur terre. L’anathème du pape ? Mais, s’il était formel, retentissant… Et, s’il était lancé avant que ça commence !… »

– « Lisez », reprend l’étudiant. « Vous croyez peut-être qu’il condamne solennellement la guerre ? qu’il donne tort aux Pouvoirs ? qu’il confond, sans distinction tous les États belligérants, dans une même excommunication à grand fracas ? Doucement ! Et la prudence apostolique ? Non, non… Tout ce qu’il trouve à dire, à ces millions de catholiques qui, demain, vont être armés pour tuer, et qui, sans doute, attendent anxieusement ses ordres pour se mettre en règle avec leur conscience – ce n’est pas : « Tu ne tueras point ! Refuse ! » – ce qui aurait peut-être, en effet, rendu la guerre impossible… Non ! Il dit, gentiment : « Allez-y, mes enfants !… Allez-y, mais n’oubliez pas d’élever vos âmes vers le Christ ! »

Jacques écoute, distrait. Il se souvient tout à coup d’un prêtre mobilisé qu’il a vu quelque part. Où donc ? À la gare du Nord, en conduisant Antoine… Un jeune prêtre sportif, à l’œil brillant (du genre « abbé de patronage », « entraîneur de jeunes »), qui portait deux musettes en travers de sa soutane retroussée sur des brodequins d’alpiniste tout neufs, et un petit calot de sergent, coquettement campé sur l’oreille… La gare du Nord, Antoine… Antoine, Daniel, Jenny… Tous ceux que son souvenir évoque involontairement, et tous ces hommes, ces femmes qui l’entourent, font partie du monde dont il n’est plus : ce monde des vivants, pour lesquels l’avenir existe, et qui continuent sans lui leur traversée…

Vers la gauche, les trois jeunes Suisses commentent avec indignation l’ultimatum adressé par l’Allemagne à la Belgique.

Jacques fait un pas vers eux, et prête l’oreille.

– « C’était affiché : un corps d’armée allemand a franchi la frontière belge, cette nuit, et marche sur Liège. »

Un homme, encore jeune, sort d’un compartiment voisin pour se mêler au groupe. Il est Belge. Il regagne en hâte Namur, pour s’engager.

– « Moi, je suis socialiste », déclare-t-il aussitôt. « Mais, justement pour ça, je ne peux pas accepter que la Force écrase le Droit ! »

Il parle d’abondance. Il hausse le ton. Il flétrit la Barbarie teutonne ; il exalte la Civilisation occidentale.

D’autres voyageurs s’approchent. Tous, également, se montrent révoltés par le cynisme du gouvernement allemand.

– « La Chambre belge a fait réunion ce matin », dit un homme d’une cinquantaine d’années, qui parle le français avec un fort accent tudesque. « Vous croyez que les socialistes voteront les crédits de défense nationale ? ».

– « Comme un seul homme, Monsieur ! » s’écrie le Belge, terrassant son interlocuteur d’un regard flambant de défi.

Jacques n’a soufflé mot. Il sait que le Belge dit vrai. Mais il se rappelle, rageusement, l’attitude des socialistes belges, à Bruxelles, leurs professions de pacifisme intégral… Vandervelde… Jeudi dernier : il n’y a pas six jours !…

– « À Paris aussi », dit l’un des Suisses, « c’est aujourd’hui que la Chambre se réunit pour les crédits de guerre. »

– « À Paris, ce sera pareil ! » affirme le Belge, avec feu. « Dans tous les pays alliés, les socialistes voteront les crédits, ça ne fait pas question ! Nous avons pour nous la Justice !… Cette guerre, elle nous est imposée. Dans cette lutte contre le militarisme prussien, tout vrai socialiste se doit d’être au premier rang ! » Il ne cesse, en parlant, de toiser l’homme au parler germanique, qui se tait.

Au secours de la Patrie menacée ! Sus à l’impérialisme allemand ! C’est le refrain de tous. Dans les derniers journaux français de gauche que Jacques a lus hier, c’était partout le même mot d’ordre : partout, les socialistes renonçaient à l’opposition. On annonçait hier encore, par-ci, par-là, en banlieue, quelques réunions de sections, mais c’était pour « délibérer sur les moyens de venir en aide aux familles des mobilisés » ! La guerre était devenue un fait ; un fait accepté sans protestation. Le numéro de la Guerre sociale était particulièrement significatif. Gustave Hervé, en première page, avait le front d’écrire : Jaurès, vous êtes heureux de ne pas assister à l’écroulement de notre beau rêve… Mais je vous plains d’être parti sans avoir vu comment notre race nerveuse, enthousiaste, et idéaliste a accepté d’aller accomplir le douloureux devoir ! Vous auriez été fier de nos ouvriers socialistes !… Et, plus significatif encore était le Manifeste aux cheminots lancé par ce Syndicat des Chemins de fer, qui, naguère encore, affirmait si violemment son antinationalisme : Devant le danger commun s’effacent les vieilles rancunes ! Socialistes, Syndicalistes et Révolutionnaires, vous déjouerez les bas calculs de Guillaume, et vous serez les premiers à répondre à l’appel, quand retentira la voix de la République ! « Quelle dérision… », se disait Jacques. « Le voilà réalisé, dans chaque pays, cet accord des partis populaires, qui semblait impossible ! Et réalisé justement par la guerre ! Alors que, s’il avait été réalisé contre elle… Quelle dérision ! Les partisans de l’Internationale, partout unanimes aujourd’hui à accepter nationalement le conflit ! Alors que, pour l’empêcher, il aurait suffi, quinze jours plus tôt, qu’ils soient unanimes à décider la grève préventive ! » Le seul, le dernier écho d’indépendance, c’est dans un journal anglais, le Daily News, que Jacques l’avait trouvé : un article, qui avait le ton d’un manifeste, écrit avant l’ultimatum à la Belgique. On y dénonçait la naissance des premiers courants bellicistes à travers l’opinion britannique ; et l’on y proclamait fermement la nécessité, pour l’Angleterre, de se défendre de la contagion, de conserver sa liberté, sa neutralité d’arbitre, de n’intervenir en aucun cas, même si l’une des armées ennemies se risquait à violer la frontière belge. Oui… Mais, aujourd’hui, l’Angleterre officielle annonçait qu’elle aussi entrait généreusement dans la danse macabre !

La voix vibrante du socialiste belge s’élève dans le couloir :

– « Jaurès lui-même serait le premier à donner l’exemple ! Jaurès, Monsieur ? Mais il courrait s’engager ! »

« Jaurès… », se dit Jacques. « Aurait-il empêché les défections ? Aurait-il tenu jusqu’au bout ? » Il se revoit soudain, avec Jenny, devant le café de la rue Montmartre… la foule silencieuse amassée dans la nuit… l’ambulance… « C’est aujourd’hui qu’ils l’enterrent », songe-t-il. « Sous des fleurs, des discours, des drapeaux tricolores, des musiques militaires ! Ils ont accaparé le grand cadavre, pour le brandir au nom de la Patrie… Ah, si vraiment le cercueil de Jaurès traverse ce Paris qu’on mobilise, sans déclencher l’émeute, c’est que tout est fini, c’est que l’Internationale ouvrière est bien morte, et qu’on l’enterre avec lui… »

Oui, pour l’instant, tout est fini, là-bas, dans les villes magnétisées ; à l’arrière, oui, tous les ressorts, pour l’instant, sont rompus. Mais, sur la ligne de feu, les malheureux qui ont pris contact avec la guerre, ceux-là, il en est sûr, n’attendent qu’un appel pour rompre l’infernal envoûtement… Une étincelle, et la révolte libératrice éclatera enfin !…

Des phrases décousues s’ébauchent de nouveau dans sa tête : Vous êtes jeunes, vivants… On vous envoie à la mort… On vous arrache de force votre vie ! Et pour en faire quoi ? Du capital frais, dans les coffres des grands banquiers !… Il touche son carnet au fond de sa poche. Mais comment prendre des notes dans ce va-et-vient, dans ce bruit ? D’ailleurs, avant vingt minutes, il sera à Bâle. Il faudra partir à la recherche de Plattner, s’enquérir d’un logement, d’un abri où travailler…

Tout à coup, son parti est pris. Il a bien fait de dormir. Il se sent lucide, énergique. Plattner peut attendre. Ce serait stupide de laisser retomber cette fièvre qui le tient. Au lieu de courir la ville, il se réfugiera dans un coin de la salle d’attente ; et, ces phrases qui bouillonnent et se pressent dans son cerveau, il les jettera, toutes chaudes, sur le papier… Dans la salle d’attente, ou bien au buffet, – car il meurt de faim.

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