LXXVIII

Saffrio prit un air soupçonneux :

– « Qui te l’a dit ? »

– « Le concierge de la rue de Carouge », répondit Jacques. « Je débarque du train : je n’ai encore vu personne. »

– « Si, si… Il habite chez moi, depuis qu’on est revenu de Bruxelles », avoua l’Italien. « Il se cache… Je voyais bien : ça lui faisait mal, rentrer chez lui sans Alfreda. J’ai dit : “Viens chez moi, Pilote.” Il est venu. Il est là-haut. Il vit comme dans la prison. Il couche toute la journée sur le lit, avec les journaux. Il se lamente deses reumatizmes… Mais c’est oune pretesto », ajouta-t-il, en clignant de l’œil. « C’est pour pas sortir, pas causer… Il n’a pas voulu voir personne, même Richardley ! Ah, il est changé, tu sais ! La garce, elle lui a cassé les genoux ! Jamais j’aurais cru… » Il eut un geste de désespoir : « C’est un homme fini. »

Jacques ne répondit pas. Les paroles de Saffrio lui arrivaient comme à travers un brouillard : il ne parvenait pas à sortir de l’état somnambulique dans lequel il avait vécu pendant cet interminable voyage de dix-huit heures entre Paris et Genève. De plus, il souffrait d’une inflammation des gencives, qui déjà, ces dernières semaines, l’avait plusieurs fois empêché de dormir, et qui s’était aggravée, cette nuit, dans le courant d’air du wagon.

Saffrio poursuivait :

– « Tu as mangé ? Tu as bu ? Tu ne veux pas rien ? Fais-toi une cigarette : c’est du bon, il vient d’Aosta ! »

– « Je voudrais le voir. »

– « Attends un petit pou… Je monterai, je lui dirai que tu es revenu. Peut-être qu’il voudra oui, peut-être non… Toi aussi, tu es changé ! » reprit-il en fixant sur Jacques son regard caressant. « Si, si ! Tu n’écoutes pas, tu penses la guerre… Tout le monde est changé… Raconte ce que tu as vu là-bas. Ils t’ont laissé venir ?… Ce qui est le plus terrible, tu sais, voilà : c’est la folie de tous, devenus soldats ! Leurs chansons, leur furia !… Les trains de mobilisés, qui brillent des yeux, et qui crient : “À Berlin !” Et les autres : “Nach Paris !” »

– « Moi, ceux que j’ai vus partir ne chantaient pas », dit Jacques, sombrement. Puis, d’une voix fiévreuse, et comme s’il s’éveillait soudain : « Ce qui est terrible, Saffrio, ce n’est pas ça… C’est l’Internationale… Elle n’a rien fait. Elle a trahi… Jaurès mort, tous ont lâché ! Tous, même les meilleurs ! Renaudel, l’ami de Jaurès ! Guesde ! Sembat ! Vaillant ! Oui, Vaillant, un type pourtant ! Le seul qui ait osé dire à la Chambre : plutôt l’insurrection que la guerre ! Tous ! Même les dirigeants de la C. G. T. !… Et ça, c’est plus incompréhensible que tout ! Ils n’étaient pourtant pas contaminés par le parlementarisme, ceux-là ! et les décisions des congrès confédéraux étaient pourtant formelles : “Déclaration de guerre : grève générale immédiate !…” La veille de la mobilisation, le prolétariat hésitait encore. On aurait pu ! Mais ils n’ont même pas essayé ! Le territoire sacré ! La Patrie ! L’union nationale !… La défense du socialisme contre le militarisme prussien ! Voilà ce qu’ils ont trouvé à dire ! Et, à ceux qui demandaient : “Qu’est-ce qu’on va faire ?” ils n’ont su répondre que ça : “Obéissez au fascicule de mobilisation !” »

Saffrio avait les yeux pleins de larmes.

– « Même ici, tout est renversé », fit-il, après un silence. « Les camarades, maintenant, parlent bas… Tu verras ! Tout le monde est changé… On a peur… Le gouvernement fédéral, il est neutre, aujourd’hui ; il nous laisse. Mais demain ? Et alors, s’il faut partir, où aller ?… Tout le monde a peur. La police surveille tout… Au Local, plus personne… Richardley, la nuit, fait des réunions chez lui, ou chez Boissonis… On apporte les journaux. Ceux qui savent, ils traduisent pour les autres. Après, on discute, on s’énerve… Pour rien ! Qu’est-ce qu’on peut ?… Richardley, seul, fait du travail. Il a confiance. Il dit que l’Internazionale, elle ne peut pas mourir, elle ressuscitera, plus forte ! Il dit que l’Italie doit parler, maintenant. Il veut l’union des socialistes suisses avec les socialistes italiens, pour commencer à relever l’honneur… Parce que », reprit-il, en relevant fièrement le front, « en Italie, tu sais, tout le prolétariat est fidèle ! L’Italie, c’est la vraie patrie pour la Révolution ! Tous les chefs de groupes, Malatesta, et Borghi, et Mussolini, tous, ils luttent plus fort que jamais ! Pas seulement pour empêcher le gouvernement de partir, lui aussi, dans la guerre : mais pour amener bientôt la paix, par l’union avec tous les socialistes d’Europe : ceux d’Allemagne, ceux de Russie ! »

« Oui… », se dit Jacques. « Ils n’ont pas pensé qu’il y a des moyens plus rapides d’amener la paix !… »

– « En France aussi, vous trouveriez quelques îlots qui tiennent encore », murmura-t-il, d’un ton détaché, comme si ces questions ne le concernaient plus. « Vous devriez garder le contact avec la Fédération des métaux, par exemple. Il y a là des hommes. Tu as entendu parler de Merrheim ?… Il y a aussi Monatte, et le groupe de la Vie ouvrière. Ceux-là n’ont pas flanché… Et vous en trouveriez d’autres : Martov… Mourlan, avec les types de l’Étendard… »

– « En Allemagne, il y a Liebknecht… Richardley s’occupe déjà avec lui. »

– « À Vienne, aussi… Hosmer… Par Mithœrg, vous devriez pouvoir… »

– « Mithœrg ? » coupa l’Italien. Il s’était levé. Ses lèvres tremblaient. « Mithœrg ? Tu ne sais donc pas ?… il est parti ! »

– « Parti ? »

– « Pour l’Autriche ! »

– « Mithœrg ? »

Saffrio baissa les paupières. Sur son beau masque romain, se lisait une douleur nue, animale.

– « Le jour où Mithœrg est revenu de Bruxelles, il a dit : “Je retourne là-bas.” Nous tous, nous avons dit : “Tu es fou, voyons ! Tu es déjà condamné pour déserteur !” Mais, lui, il disait : “Justement. Un déserteur, ça n’est pas un lâche. Un déserteur, il revient quand il y a la guerre. Je dois aller !” Moi, je lui ai dit : “Pour faire quoi, Mithœrg ? Pas pour devenir soldat ?” Je n’avais pas compris !… Alors, il a dit : “Non, pas pour devenir soldat. Pour être un exemple. Pour qu’ils me fusillent, devant tous !…” Et, voilà. Le soir, il est parti… »

La phrase se perdit dans un sanglot.

– « Mithœrg ? » balbutia Jacques, le regard perdu. Après une pause de quelques instants, il se tourna vers l’Italien : « Maintenant, va lui dire que je suis là, veux-tu ? »

Resté seul, il répéta, à mi-voix : « Mithœrg… » Mithœrg avait fait quelque chose ; Mithœrg avait fait tout ce qu’il pouvait faire… Tout ce qu’il pouvait pour se prouver qu’il restait fidèle à lui-même !… Et il avait choisi un acte exemplaire, auquel il avait sacrifié sa vie…

Quand Saffrio redescendit, il fut stupéfait de surprendre sur le visage de Jacques comme le reflet d’un sourire qui tardait à s’effacer.

– « Tu as bonne chance, Thibault ! Il veut bien… Monte ! »

Jacques s’engagea, derrière l’Italien, dans l’escalier en spirale qui partait de la droguerie. Au dernier étage, Saffrio s’effaça, et, désignant au fond du grenier un réduit cloisonné de planches :

– « Il est là… Va seul, c’est meilleur. »

Meynestrel tourna la tête vers la porte qui s’ouvrait. Il était allongé sur son lit, le visage luisant ; ses cheveux noirs, collés par la sueur, faisaient paraître le crâne plus petit, le front plus bombé. Il tenait un journal au bout du bras pendant. Au-dessus de lui, une tabatière s’ouvrait sur un carré de ciel embrasé. L’air était étouffant. Des journaux dépliés traînaient sur le carrelage, jonché de cigarettes à demi fumées.

Meynestrel n’avait pas répondu au sourire de Jacques, dont l’élan s’était arrêté net, à mi-chemin du lit. Mais, d’un mouvement vif, qui n’était pas celui d’un rhumatisant, – (« c’est oune pretesto », songea Jacques) – il s’était mis debout. Il portait une combinaison d’aviateur en toile bleue déteinte dans laquelle il était nu ; le col ouvert laissait voir un thorax velu et décharné. Il était mal tenu, presque sale : ses cheveux, trop longs, relevaient du bout, formant sur la nuque un retroussis plumeux, pareil au croupion des canards.

– « Pourquoi es-tu revenu ? »

– « Qu’est-ce que je pouvais faire là-bas ? »

Meynestrel s’était adossé à la commode ; les bras croisés, il regardait Jacques, en triturant sa barbe. Un nouveau tic faisait sans cesse cligner l’œil gauche.

Jacques, totalement démonté par cet accueil, poursuivait au hasard :

– « Là-bas, vous n’imaginez pas ce que c’est, Pilote… Toute réunion est interdite : plus de meetings… La censure : pas un journal qui veuille, qui puisse, publier un article d’opposition… À la terrasse d’un café, j’ai vu écharper un type qui n’avait pas assez vite salué le drapeau… Que faire ? Des tracts dans les casernes ? Pour être coffré le premier jour ? Quoi ? Sabotage ? Pas mon genre, vous savez bien… D’ailleurs, faire sauter un dépôt d’obus, un train de munitions, quand il y a des centaines de dépôts, des milliers de trains… Non. Pour le moment, rien à faire là-bas ! Rien ! »

Meynestrel haussa les épaules. Un sourire sans vie effleura ses lèvres.

– « Ici non plus ! »

– « Ça dépend ! » répliqua Jacques, en détournant les yeux.

Meynestrel ne parut pas avoir entendu. Il se retourna vers la commode, trempa sa main dans la cuvette et se mouilla le front. S’avisant alors que Jacques, faute de siège libre, était resté debout, il débarrassa l’escabeau, encombré de paperasses. Le regard voilé qu’il promenait autour de lui était celui d’un obsédé. Il revint vers le lit, s’assit au bord du matelas, les bras ballants, et soupira.

Puis, soudain :

– « Elle me manque, tu sais… »

L’accent, net, quasi indifférent, ne marquait rien qu’une constatation.

– « Ils n’auraient pas dû faire ça », murmura Jacques, après une hésitation.

Cette fois encore, Meynestrel n’eut pas l’air d’entendre. Mais il se releva, poussa du pied un journal, marcha jusqu’à la porte, et, pendant quelques minutes, tirant la jambe comme un insecte blessé, il arpenta la chambre dans sa longueur, avec un mélange de fébrilité et de nonchalance.

« À ce point changé ? » pensa Jacques. Il doutait encore. Il observait d’autant plus librement Meynestrel, que celui-ci paraissait avoir oublié sa présence. Le visage, maigri, avait perdu son expression de force concentrée, de lucidité toujours en éveil. Les yeux restaient mobiles, mais sans éclat ; et le regard s’était étrangement adouci, au point de refléter par moments une sorte de sérénité, de paix. « Non », se dit aussitôt Jacques, « pas de sérénité : de lassitude… De cette paix négative qu’apporte la lassitude. »

– « Ils n’auraient pas dû ? » répéta enfin Meynestrel, sur un ton vaguement interrogatif. Il esquissa un haussement d’épaules, sans interrompre ses allées et venues. Puis, brusquement, il s’arrêta devant Jacques : « S’il y a une notion que je n’ai plus, aujourd’hui, après tout ça, – c’est bien celle de la responsabilité ! »

« Tout ça… » Jacques eut l’impression que Meynestrel ne songeait pas seulement à ce qui lui était arrivé, pas seulement à Alfreda, à Paterson, mais à l’Europe, à ses dirigeants, à ses diplomates, aux officiels du parti ; et peut-être à lui-même, à son poste déserté.

Le Pilote fit encore une fois le trajet d’un mur à l’autre, revint s’étendre sur son lit, et murmura :

– « Au fond, qui est responsable ? responsable de ses actes, de soi-même ? Connais-tu quelqu’un de responsable ? Moi, je n’en ai jamais rencontré. »

Un long silence suivit ; un silence opaque, oppressant, qui faisait corps avec la chaleur, avec la lumière implacable.

Meynestrel gisait, immobile, les yeux clos. Couché, il semblait très grand. Sa main, aux ongles jaunis par le tabac, aux doigts à demi fermés comme s’ils se crispaient sur une balle invisible, reposait, renversée, au bord du matelas. La manche découvrait le poignet. Jacques regardait fixement cette main, qui ressemblait à une serre, ce poignet, qui jamais ne lui était apparu aussi frêle, aussi féminin. « La garce lui a cassé les genoux… » Non. Saffrio n’avait pas exagéré !… Mais constater n’expliquait rien. Une fois de plus, Jacques se heurtait au mystère du Pilote. Renoncer, au moment où tout permettait d’espérer que son heure allait enfin venir ? Un homme de cette trempe…

« De cette trempe ? » se demanda Jacques.

Tout à coup, sans avoir bougé, Meynestrel articula :

– « Mithœrg, lui, est allé au-devant de sa mort. »

Jacques tressaillit.

« Chacun la sienne », songea-t-il.

Quelques secondes passèrent. Il murmura :

– « Ça ne doit pas être tellement difficile, quand on peut faire de sa mort un acte… Un acte conscient. Un acte dernier. Un acte utile. »

La main de Meynestrel eut un léger frémissement ; sa face osseuse, aux paupières baissées, semblait pétrifiée.

Jacques redressa le buste. D’un geste impatient, il releva la mèche qui lui barrait le front :

– « Moi », dit-il, « voilà ce que je veux. »

Sa voix avait pris soudain une telle vibration, que Meynestrel ouvrit les yeux et tourna la tête. Le regard de Jacques était fixé sur la lucarne ; ses traits mâles, éclairés à plein, reflétaient une résolution intense.

– « À l’arrière, pas de lutte possible ! Pour le moment, du moins. Contre les gouvernements, contre l’état de siège et la censure, contre la presse, contre le délire patriotique, rien, rien à faire !… Mais à l’avant, c’est autre chose ! Sur l’homme qu’on mène au feu, oui, on peut agir ! C’est lui qu’il faut atteindre ! » Meynestrel esquissa un mouvement que Jacques prit pour un geste de doute, et qui n’était qu’un tic nerveux. « Laissez-moi dire !… Oh, je sais. Aujourd’hui, la fleur au fusil, la Marseillaise, la Wacht am Rhein… Oui. Mais demain ?… Demain, cet homme-là, qui est parti en chantant, il ne sera plus qu’un pauvre type face à face avec la réalité ! Face à face avec la guerre ! Un type à jeun, les pieds en sang, exténué, terrifié par les premiers bombardements, les premiers assauts, les premiers blessés, les premiers morts… C’est à celui-là qu’on peut parler ! C’est à lui qu’il faut crier : “Imbécile ! On t’a exploité, une fois de plus ! On a exploité ton patriotisme, ta générosité, ton courage ! Tout le monde t’a trompé ! Même ceux qui avaient ta confiance, même ceux que tu avais choisis pour te défendre ! Mais, maintenant, tu dois enfin comprendre ce qu’on te voulait ! Révolte-toi ! Refuse de leur donner ta peau ! Refuse de tuer ! Tends la main à tes frères d’en face, à ceux qu’on a trompés, qu’on a exploités, comme toi ! Jetez vos flingots ! Révoltez-vous !” » L’émotion l’étranglait. Il souffla, dix secondes, et reprit : « Le tout, c’est de pouvoir l’atteindre, celui-là !… Vous allez me dire : “Comment ?” »

Meneystrel s’était soulevé sur un coude. Il considérait Jacques avec une attention qu’un peu d’ironie, flottant dans le regard, ne parvenait pas à dissimuler. Et il avait en effet l’air de dire : « Oui, comment ? »

– « En avion ! » cria Jacques, sans attendre la question. Et, d’une voix ralentie, plus basse : « C’est en avion qu’on peut l’atteindre !… Il faut aller au-dessus des lignes. Il faut survoler les troupes françaises et les troupes allemandes… Il faut répandre sur elles des milliers et des milliers de manifestes… – de manifestes, en deux langues !… Le commandement français, le commandement allemand, ils peuvent empêcher des tracts d’entrer dans les cantonnements. Ils ne peuvent rien – rien ! – contre une nuée de papiers pelure qui tombent du ciel sur des kilomètres de front, et qui s’éparpillent sur les villages, sur les bivouacs, sur toutes les agglomérations de soldats !… Cette nuée, elle pénétrera partout ! Ces papiers, ils seront lus, en France, en Allemagne !… Ils seront compris !… Ils circuleront de main en main, jusqu’aux formations de réserve, jusqu’aux populations civiles !… Ils rappelleront à chaque ouvrier, à chaque paysan, français et allemand, ce qu’il est, ce qu’il se doit à lui-même ! et ce qu’est le mobilisé d’en face ! et que c’est un crime absurde, monstrueux, de vouloir qu’ils s’entr’égorgent ! »

Meynestrel ouvrit la bouche pour parler. Mais il se tut, et s’allongea de nouveau, les yeux au plafond.

– « Ah, Pilote, imaginez l’effet de ces manifestes ! Quel appel à la révolte !… L’effet ? Il peut être foudroyant ! Que seulement, sur un seul point des lignes, les troupes ennemies fraternisent, et la contagion gagnera aussitôt comme une traînée de poudre ! Refus d’obéissance… Démoralisation des chefs… Le jour même de mon vol, le commandement français, le commandement allemand, seront paralysés… Toute action sera devenue impossible sur le secteur que j’aurai survolé !… Et quel exemple ! Quelle force de propagande ! Cet avion magique… Ce messager de paix… La victoire que l’Internationale n’a pas su gagner avant les mobilisations, on peut encore la gagner aujourd’hui ! Nous avons raté l’union des prolétaires, nous avons raté la grève générale : mais nous pouvons réussir la fraternisation des combattants ! »

Les lèvres du Pilote grimacèrent un rapide sourire. Jacques fit un pas vers lui. Il souriait, lui aussi, avec l’assurance d’une inébranlable certitude. Sans se départir de son calme, sans élever la voix, il reprit :

– « Rien, dans tout ça, qui ne soit parfaitement réalisable. Mais j’ai besoin qu’on m’aide. J’ai besoin de vous, Pilote. Vous seul, par vos anciennes relations, pouvez me procurer un appareil. Et vous pouvez aussi, en quelques jours, me faire apprendre le pilotage : suffisamment pour voler, pendant quelques heures, dans une direction donnée. Les champs de bataille sont à portée de vol. Du nord de la Suisse, ce n’est rien d’atteindre les troupes françaises et allemandes massées en Alsace… Non, non : j’ai tout pesé. Les difficultés et les risques… Les difficultés, si vous le voulez, si vous m’aidez, elles peuvent être vaincues. Quant au risque – car il n’y en a qu’un – ça me regarde ! » Il rougit brusquement, et se tut.

Meynestrel s’assura d’un coup d’œil que Jacques avait achevé ce qu’il voulait dire. Puis il se dressa lentement et s’assit au bord du lit. Il évitait de regarder Jacques. Il resta quelques secondes incliné, les pieds ballants, frottant doucement ses genoux avec ses paumes. Puis, sans changer de pose, il dit :

– « Alors, toi, déserteur français, tu crois pouvoir faire ton apprentissage, comme ça, en Suisse, sans que ça paraisse suspect ? Et tu crois que, en quelques jours, tu sauras décoller tout seul, et lire ta carte, et repérer le terrain, et tenir le vol, tout seul, pendant des heures ? » Sa voix était unie, à peine narquoise, et son masque impénétrable. Il souleva une de ses mains, jusqu’à la hauteur de son menton, et, pendant un instant, avec une attention distraite, examina, l’un après l’autre, ses ongles sales : « Maintenant », fit-il, presque sèchement, « veux-tu ? Laisse-moi… »

Jacques, déconcerté, restait planté au milieu de la mansarde. Avant d’obéir, il cherchait à croiser le regard du Pilote, se demandant s’il avait bien compris, s’il fallait vraiment partir, et sans un mot d’approbation, sans un conseil, sans un sourire encourageant.

– « Au revoir », prononça distinctement Meynestrel, sans relever les yeux.

– « Au revoir », murmura Jacques en se dirigeant vers la porte.

Au moment de franchir le seuil, il eut un mouvement de révolte, et fit brusquement volte-face. Les yeux du Pilote étaient fixés sur lui ; ils avaient retrouvé leur feu ; le regard était fixe, comme étonné, mais toujours indéchiffrable.

– « Reviens me voir demain », dit alors Meynestrel, très vite. (La voix, aussi, avait retrouvé son timbre ancien, sa fermeté, son élocution rapide.) « Demain, à la fin de la matinée. À onze heures… Et cache-toi. Tu entends ? Ne te montre pas. À personne ! Que tout le monde ici ignore que tu es revenu. » Brusquement, le visage s’éclaira du plus déconcertant, du plus tendre sourire : « À demain, mon petit. »

 

« Oui », se dit-il, dès que la porte se fut refermée sur Jacques. « Pourquoi pas, après tout ?… »

Ce n’était pas qu’il crût à l’efficacité de ce projet extravagant. La fraternisation des armées ennemies ! Plus tard, peut-être : après des mois de souffrances, de massacres !… Mais tout ce qui pouvait démoraliser, semer des germes de révolte, était bon…

« Et je comprends très bien, ce petit : il a envie d’avoir sa part d’héroïsme, pour finir… »

Il se leva, vint pousser le loquet, et fit quelques pas à travers la pièce.

« L’occasion… », se dit-il, en regagnant son lit. « Une chance qui s’offre, peut-être… Une solution !… »

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