LXXX

Asile inespéré ! La Restauration Dritterklasse est si vaste que les clients, pourtant nombreux, n’occupent que le centre du hall : le fond est entièrement désert.

Jacques a choisi, contre le mur, une grande table parmi d’autres grandes tables libres.

Il a retiré son veston, ouvert son col. Il a dévoré une savoureuse portion de veau, généreusement lardée, fricassée dans la poêle et garnie de carottes. Il a bu toute une carafe d’eau glacée.

Au plafond, les ventilateurs ronronnent. La servante a posé devant lui de quoi écrire, près d’une tasse de café qui embaume.

Un garçon circule devant le comptoir, avec un plateau : Cigaren ! cigaretten ! Ah, oui, cigaretten !… Après douze heures de privation, la première bouffée est un enchantement ! Un bien-être capiteux, un surcroît de vie, courent dans ses veines, font trembler ses mains. Penché sur la table, le front plissé, les yeux clignotants à travers la fumée, il n’attend pas, il ne cherche pas à ordonner les idées qui se pressent. Le tri se fera plus tard, à tête reposée…

Avec une impatience vorace, sa plume, déjà, galope sur le papier :

 

Français ou Allemands, vous êtes des dupes !

Cette guerre, on vous l’a présentée, dans les deux camps, non seulement comme une guerre défensive, mais comme une lutte pour le Droit des Peuples, la Justice, la Liberté. Pourquoi ? Parce qu’on savait bien que pas un ouvrier, pas un paysan d’Allemagne, pas un ouvrier, pas un paysan de France, n’aurait donné son sang pour une guerre offensive, pour une conquête de territoires et de marchés !

On vous a fait croire, à tous, que vous alliez vous battre pour écraser l’impérialisme militaire du voisin. Comme si tous les militarismes ne se valaient pas ! Comme si le nationalisme belliqueux n’avait pas eu, ces dernières années, autant de partisans en France qu’en Allemagne ! Comme si, depuis des années, les impérialismes de vos deux gouvernements n’avaient pas couru les mêmes risques de guerre !… Vous êtes des dupes ! On vous a fait croire, à tous, que vous alliez défendre votre patrie contre l’invasion criminelle d’un agresseur alors que chacun de vos états-majors, français et allemand, étudiait depuis des années avec la même absence de vergogne, les moyens d’être le premier à déclencher une offensive foudroyante ! alors que, dans vos deux armées, vos chefs cherchaient à s’assurer les avantages de cette « agression », qu’ils font mine de dénoncer aujourd’hui chez l’adversaire, pour justifier à vos yeux cette guerre qu’ils préparaient !

Vous êtes des dupes ! Les meilleurs d’entre vous croient, de bonne foi, se sacrifier pour le Droit des Peuples. Alors qu’il n’a jamais été tenu compte ni des Peuples ni du Droit, autrement que dans les discours officiels ! alors qu’aucune des nations jetées dans la guerre n’a été consultée par un plébiscite ! alors que vous êtes tous envoyés à la mort par le jeu d’alliances secrètes, anciennes, arbitraires, dont vous ignoriez la teneur, et que jamais aucun de vous n’aurait contresignées !… Vous êtes tous des dupes ! Vous, Français dupés, vous avez cru qu’il fallait barrer la route à l’invasion germanique, défendre la Civilisation contre la menace de la Barbarie. Vous, Allemands dupés, vous, avez cru que votre Allemagne était encerclée, que le sort du pays était en jeu, qu’il fallait sauver votre prospérité nationale exposée aux convoitises étrangères. Et tous, Allemands ou Français, chacun de votre côté, pareillement dupes, vous avez cru de bonne foi que, pour vous seuls, cette guerre était une « guerre sainte » ; et qu’il fallait, sans marchander, par amour patriotique, faire à « l’honneur » de votre nation, au « triomphe de la Justice », le sacrifice de votre bonheur, de votre liberté, de votre vie !… Vous êtes des dupes ! Contaminés, en quelques jours, par cette excitation factice qu’une propagande éhontée a fini par vous communiquer, à vous tous qui en serez les victimes, vous êtes partis, héroïquement, les uns contre les autres, au premier appel de cette patrie qu’aucun danger réel n’a jamais menacée ! sans comprendre que, des deux côtés, vous étiez les jouets de vos classes dirigeantes ! sans comprendre que vous étiez l’enjeu de leurs combinaisons, la monnaie qu’ils gaspillent pour satisfaire leurs besoins de domination et de lucre !

Car c’est bien, exactement avec les mêmes mensonges que les pouvoirs constitués de France et d’Allemagne vous ont sournoisement dupés ! Jamais les gouvernements d’Europe n’avaient encore fait preuve d’un tel cynisme, disposé d’un pareil arsenal d’habiletés, pour multiplier les calomnies, suggérer les fausses interprétations, répandre des nouvelles mensongères, semer par tous les moyens cette panique et cette haine dont ils avaient besoin pour faire de vous leurs complices !… En quelques jours, sans même avoir eu le temps d’évaluer l’énormité du sacrifice qu’on exige de vous, vous avez été encasernés, équipés, poussés au meurtre et à la mort. Toutes les libertés supprimées d’un coup ! Dans les deux camps, le même jour, l’état de siège ! Dans les deux camps, une dictature militaire impitoyable ! Malheur à qui voulait raisonner, demander des comptes, se reprendre ! D’ailleurs, qui de vous l’aurait pu ? Vous ignoriez tout de la vérité ! Votre seul moyen d’information, c’était la presse officielle, le mensonge national ! Toute-puissante, au cœur de ses frontières fermées, cette presse n’a plus qu’une voix : la voix de ceux qui vous commandent, et pour qui votre ignorance crédule, votre docilité, sont indispensables à la réalisation de leurs buts criminels !

Votre faute a été de ne pas prévenir l’incendie, quand il en était encore temps ! Vous pouviez empêcher la guerre ! Votre écrasante majorité d’hommes pacifiques, vous n’avez su ni la grouper, ni l’organiser, ni la faire intervenir à temps, d’une façon cohérente, décisive, pour déclencher contre les incendiaires un mouvement de toutes les classes, de tous les pays, et imposer aux gouvernements d’Europe votre volonté de paix.

Maintenant, partout, une discipline implacable a muselé les consciences individuelles. Partout, vous êtes réduits à la soumission passive de l’animal auquel on a bandé les yeux… Jamais l’humanité n’a connu un pareil envoûtement, un pareil aveuglement de l’intelligence ! Jamais les forces du pouvoir n’ont imposé aux esprits une si totale abdication, ni si férocement bâillonné les aspirations des masses !

 

Jacques aplatit dans sa soucoupe le bout de sa cigarette qui lui a brûlé la lèvre. D’un geste hargneux, il repousse sa mèche, et essuie la sueur qui lui coule des joues… ni si férocement bâillonné les aspirations des masses ! La sonorité des mots vibre à ses oreilles, comme s’il les avait lui-même lancés, à pleine voix, sur le front de ces deux armées que son hallucination dresse réellement devant lui. Il éprouve le même transport, le même tumulte du sang, le même surpassement de soi, qui l’électrisaient naguère, quand un subit élan de foi, de colère et d’amour, un fougueux besoin de convaincre et d’entraîner, le projetaient à la tribune d’un meeting, et l'élevaient soudain au-dessus des foules, et de lui-même, dans l’ivresse de l’improvisation.

Sans allumer la cigarette qu’il a sortie de sa poche, il laisse de nouveau courir sa plume :

 

Maintenant, vous y avez goûté, à leur guerre !… Vous avez entendu le sifflement des balles, le gémissement des blessés, des mourants ! Maintenant, vous pouvez pressentir l’horreur des charniers qu’ils vous préparent !… Déjà, la plupart d’entre vous, dégrisés, sentent tressaillir au fond de leur conscience la honte de s’être si docilement laissé duper ! Le souvenir des êtres chers que vous avez si vite abandonnés, vous hante. Sous la pression des réalités, vos esprits se réveillent, vos yeux s’ouvrent enfin ! Que sera-ce quand vous aurez compris pour quels mobiles inavouables, pour quels espoirs de conquête et d’hégémonie, pour quels profits matériels qui vous sont étrangers et dont aucun de vous ne profitera jamais, la féodalité d’argent, maîtresse de cette guerre, vous impose ce monstrueux sacrifice !

Qu’a-t-on fait de votre liberté ? de votre conscience ? de votre dignité d’hommes ? Qu’a-t-on fait du bonheur de vos foyers ? Qu’a-t-on fait de l’unique trésor qu’un homme du peuple ait à défendre : sa vie ? L’État français, l’État allemand, ont-ils donc le droit de vous arracher à votre famille, à votre travail, et de disposer de votre peau, contre vos intérêts personnels les plus évidents, contre votre volonté, contre vos convictions, contre les plus humains, les plus purs, les plus légitimes, de vos instincts ? Qu’est-ce qui leur a donc donné, sur vous, ce monstrueux pouvoir de vie et de mort ? Votre ignorance ! Votre passivité !

Un éclair de réflexion, un sursaut de révolte, et vous pouvez encore être délivrés !

En êtes-vous incapables ! Attendrez-vous, sous les obus, dans les pires souffrances physiques et morales, cette paix lointaine et que vous ne connaîtrez jamais, vous, les premiers immolés de la guerre ? cette paix, que vos cadets eux-mêmes, levés en masse pour vous remplacer sur la ligne de feu, et sacrifiés comme vous en de « glorieuses » hécatombes, ne connaîtront sans doute pas plus que vous ?

Ne dites pas qu’il est trop tard, et que vous n’avez plus qu’à vous résigner à la servitude et à la mort ! Ce serait lâche !

Et ce serait faux !

L’instant est venu, au contraire, de secouer le joug ! Cette liberté, cette sécurité, cette joie de vivre, tout ce bonheur qui vous a été ravi, il ne tient qu’à vous de le reconquérir !

Ressaisissez-vous, pendant qu’il en est temps encore !

Vous avez un moyen, un moyen infaillible, de mettre vos états-majors dans l’impossibilité de poursuivre un jour de plus cette tuerie fratricide. C’est de refuser de combattre ! C’est de saper brutalement leur autorité, par une révolte collective.

Vous le pouvez !

Vous le pouvez, DÈS DEMAIN !

Vous le pouvez, et sans courir aucun risque de représailles !

Mais, à cela, trois conditions, trois conditions formelles : que votre soulèvement soit subit, qu’il soit général, qu’il soit simultané.

Subit, parce qu’il ne faut pas laisser à vos chefs le temps de prendre contre vous des mesures préventives. Général et simultané, parce que le succès dépend d’une action de masse, déclenchée en même temps des deux côtés de la frontière ! Si vous étiez cinquante à refuser le sacrifice, vous seriez impitoyablement passés par les armes. Mais si vous êtes cinq cents, si vous êtes mille, dix mille ; si vous vous soulevez en masse, dans les deux camps à la fois ; si votre cri de révolte se propage de régiment en régiment, dans vos deux armées ; si vous faites éclater enfin l’invulnérable force du nombre, aucune répression n’est possible ! Et les chefs qui vous commandent, et les gouvernements qui vous ont donné ces chefs, se trouveront, en quelques heures, paralysés pour jamais au centre même de leur puissance criminelle !

Comprenez tous la solennité de cet instant décisif ! Pour récupérer d’un coup votre indépendance, trois seules conditions, et qui, toutes trois, ne dépendent que de vous seuls : il faut que votre soulèvement soit SUBIT ; il faut qu’il soit UNANIME et SIMULTANÉ !

 

Son masque est contracté, sa respiration courte, sifflante. Il s’arrête une seconde. Il lève vers la verrière un regard d’aveugle. Le monde réel s’est évanoui : il ne voit rien ; il n’entend rien ; il n’a plus, devant lui, que cette multitude de condamnés, qui tournent vers lui des visages d’angoisse.

 

Français et Allemands ! Vous êtes des hommes, vous êtes des frères ! Au nom de vos mères, de vos femmes, de vos enfants ; au nom de ce qu’il y a de plus noble en vous ; au nom de ce souffle créateur, venu du fond des siècles, et qui tend à faire de l’homme un être juste et raisonnable saisissez cette dernière chance ! Le salut est à votre portée ! Debout ! Tous debout ! avant qu’il soit trop tard !

Cet appel, il est lancé, aujourd’hui, en même temps, à des milliers et des milliers d’exemplaires, en France et en Allemagne, sur tout votre front de combat. En cet instant précis, dans vos deux camps, des milliers de cœurs français et allemands frémissent du même espoir que le vôtre, des milliers de poings se dressent, des milliers de consciences optent pour la révolte, pour le triomphe de la vie contre le mensonge et la mort !

Courage ! N’hésitez pas ! Tout retard peut vous perdre ! Il faut que votre révolte éclate DÈS DEMAIN !

DEMAIN, AU LEVER DU SOLEIL, Français et Allemands, TOUS ENSEMBLE, àla même heure, dans un même élan d’héroïsme et d’amour fraternel, levez vos crosses, jetez vos armes, poussez le même cri de délivrance !

TOUS DEBOUT, POUR REFUSER LA GUERRE ! POUR IMPOSER AUX ÉTATS LE RÉTABLISSEMENT IMMÉDIAT DE LA PAIX !

TOUS DEBOUT, DEMAIN, AU PREMIER RAYON DU SOLEIL !

 

Il repose avec précaution la plume sur l’encrier.

Lentement, son buste se redresse et s’écarte un peu de la table. Il a les yeux baissés. Ses mouvements sont doux, feutrés, silencieux, comme s’il craignait d’effaroucher des oiseaux. Toute contraction a disparu de son visage. Il semble attendre quelque chose : l’accomplissement d’un phénomène interne, un peu douloureux : que le cœur s’apaise, que les tempes cessent de battre si fort ; que la lente remontée vers le réel s’achève sans trop de souffrance…

Machinalement, il rassemble les feuillets, couverts d’une écriture fébrile, sans ratures. Il les plie, les palpe, et, soudain les appuie fortement contre sa poitrine. Sa tête se penche un instant ; et, sans remuer les lèvres, il murmure, comme une prière : « … rendre la paix au monde… »

Share on Twitter Share on Facebook