LXXVI

À peine évadéde l’appartement, ressaisi par ce trouble qui, au sortir de l’Étendard, lui avait donné si grand désir d’être seul, Jacques se demanda d’abord, une seconde, quelle était cette chose urgente qu’il avait à faire ; et, soudain, les paroles de Mourlan retentirent de nouveau en lui : Il suffirait peut-être d’un rien… Si, brusquement, entre les deux armées, un éclair de conscience…

Ce fut comme un éblouissement. Entre les deux armées… Cette idée s’imposait à lui avec une telle violence, avec une netteté si concrète, qu’il s’arrêta, au milieu de l’escalier, la main sur la rampe, la tête étourdie, le cœur battant de témérité et d’espoir… Un projet qui, depuis quelques heures, cheminait dans son inconscient, jaillit enfin à la lumière et s’empara de tout son être. Ce n’était pas un rêve vague, une tentation de velléitaire : ce qui prenait subitement forme en lui, c’était un plan précis, le plan d’un geste déterminé, personnel ; une de ces idées fixes comme en sécrètent, dans l’ombre, les cerveaux anarchistes. Il savait maintenant pourquoi il gagnait la Suisse, et ce qu’il allait préparer là-bas ! Il savait par quel acte matériel, par quel acte solitaire et décisif, il pouvait enfin, après tant de jours d’inaction, d’anxiété stérile, lutter pour sa foi, et faire obstacle à la guerre ! Un acte qui, sans doute, impliquait un sacrifice total. Cela, il l’avait compris d’emblée ; et il l’avait accepté, sans forfanterie, sans même avoir le sentiment de sa bravoure : uniquement mû par la certitude mystique que cette action, pour laquelle il était prêt à donner sa vie, était aujourd’hui le seul et suprême moyen de réveiller la conscience des masses, de changer brutalement le cours des choses, et de mettre en échec les forces coalisées contre les peuples, contre la Fraternité et la Justice.

Il avait complètement oublié le retour de Mme de Fontanin, l’étrange visite qu’il venait de faire ; il avait même oublié Jenny.

Elle, au contraire… Avant de rejoindre la chambre de sa mère, elle s’était glissée sur le balcon, pour voir Jacques quitter la maison ; et elle s’inquiétait déjà qu’il tardât tant. Elle l’aperçut enfin qui sortait de la porte cochère, et, sans souci des passants, des convois qui embarrassaient la chaussée, s’élançait comme un possédé vers le boulevard Saint-Michel. Elle le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu. Mais il ne se retourna pas.

 

Restée seule, Mme de Fontanin avait appuyé sa tête au dossier de la bergère, et elle était demeurée quelques minutes comme pétrifiée. Elle ne parvenait pas à formuler une pensée claire ; mais son impression se concrétisait dans cette phrase vague, qu’elle se répétait avec accablement : « Rien de bon ne peut sortir de là… » Elle continuait à voir, côte à côte, Jacques et Jenny, dressés devant elle, semblables à deux fûts d’une même souche. Puis, par une involontaire association, elle revit l’austère salon de son père, et, dans l’embrasure d’une fenêtre, jeune et conquérant, cambré dans une jaquette claire gansée de noir, un Jérôme fiancé, qui lui souriait. Avec quelle assurance ils s’élançaient alors, eux aussi, vers l’avenir ! Comme ils faisaient bien front, tous deux, contre la famille ! Auprès de lui, comme elle se sentait invincible !… Elle retrouvait d’emblée son exaltation de jadis, ses illusions, sa certitude d’être heureuse, sa conviction qu’ils étaient les premiers à connaître pareils transports. Et, loin d’éprouver à cette évocation dérisoire un sentiment de rancune ou seulement de mélancolie, elle en était radieusement illuminée, autant que si ces promesses de bonheur eussent été tenues par la vie.

Elle tressaillit en entendant sa fille revenir. Ce pas résolu, la façon dont Jenny referma la porte, son visage tendu, son regard absent, fanatique, comme brûlé et brûlant à la fois, lui firent peur.

Pensant trouver dans la tendresse le seul exorcisme efficace, elle balbutia craintivement :

– « Embrasse-moi, ma chérie… »

Jenny rougit légèrement : elle avait encore à la bouche le goût des lèvres de Jacques. Elle fit semblant de n’avoir pas entendu, occupée qu’elle était à retirer son chapeau, son voile, et à les porter sur le lit. Puis, cédant à sa fatigue, elle avisa la chaise longue, au fond de la chambre, et s’y allongea.

De là-bas, élevant la voix avec une précipitation un peu gauche, elle s’écria :

– « Je suis tellement heureuse, maman ! »

Mme de Fontanin porta vivement les yeux du côté de sa fille. Dans cette affirmation où sonnait une pointe de défi, son cœur maternel avait cru discerner l’indice d’une détresse. C’en fut assez pour la convaincre qu’il lui restait un devoir, un dernier devoir, à remplir, – quels qu’en fussent les risques. Obéissant à une injonction qu’elle attribuait à l’Esprit, elle se redressa avec une soudaine autorité.

– « Jenny », dit-elle, « as-tu seulement prié ? vraiment prié ?… Et peux-tu dire : l’Éternel est avec moi ? »

Dès les premiers mots, Jenny s’était cabrée. Entre : elle et sa mère, la question de la foi était un douloureux abîme, dont elle était seule à connaître la profondeur.

Mme de Fontanin poursuivait :

– « Jenny… Jenny, mon enfant… Dépouille ton orgueil… Prions ensemble, invoquons le secours de Celui qui sait tout… Regarde, avec Lui, dans le secret de ton âme… Jenny ! Est-ce que tu ne sens pas, au fond de toi, quelque chose qui… résiste ? » Sa voix se mit à trembler : « … quelque chose… Quelqu’un… qui t’avertit que peut-être tu te trompes ? que peut-être tu te mens à toi-même ? »

Le mutisme de Jenny fit croire à sa mère qu’elle se recueillait pour prier. Mais, après un assez long silence, la jeune fille soupira :

– « Tu ne peux pas comprendre ! »

Le ton était âpre, découragé, hostile.

– « Mais si, ma chérie… Mais si ! »

– « Non ! » fit Jenny ; et dans son regard borné se lisait une obstination impatiente. Elle savourait avec une délectation morbide l’ivresse de se sentir incomprise, et de se croire persécutée. Elle fut sur le point de déclarer : « Tu n’as aucune idée de ce qu’est un amour comme le nôtre ! » ; mais ce mot : « amour », elle ne pouvait pas le prononcer à haute voix. Elle eut un sourire grimaçant : « J’ai bien vu, tout à l’heure, que tu ne comprenais pas… Absolument pas ! »

– « Que veux-tu dire, Jenny ? Tu trouves que je ne vous ai pas fait un bon accueil ? »

– « Non. »

– « Non ? »

– « Non ! » trancha Jenny, les yeux au plafond. Et, sur un ton sourd, plein de griefs, elle précisa, en redressant le buste : « Si tu nous avais compris, tu aurais trouvé un mot pour le dire ! un mot pour nous montrer que tu partageais notre bonheur ! »

Mme de Fontanin avait détourné les yeux. Elle dit enfin :

– « Tu es injuste, Jenny… Comment peux-tu me faire ce reproche ? J’arrive ici, ce matin, ignorant tout… Tu m’avais tenue à l’écart, tu m’avais tout caché… »

Jenny l’interrompit par un haussement d’épaules : un geste qui ne lui était pas naturel, que sa mère ne lui avait peut-être jamais vu faire : un geste de Jacques. D’un air têtu, mystérieux, satisfait, elle articula :

– « Je ne t’ai rien caché !… Tu vois : tu accuses déjà sans savoir. Il y a deux semaines, moi-même j’étais bien loin de me douter… »

– « Mais il n’y a pas deux semaines que je t’ai quittée : il y a aujourd’hui huit jours… Quand je suis partie, tu ne te doutais pas ?… »

– « Non ! »

(Elle mentait, puisque sa mère était encore à Paris le soir de sa rencontre avec Jacques, à la gare du Nord. La tête renversée, elle dissimulait son visage ; mais sa voix l’avait trahie d’une façon si flagrante, qu’elles rougirent toutes les deux.)

– « Il y a deux semaines », reprit Jenny, et sa confusion se traduisit par un petit rire forcé, « si tu m’avais parlé de Jacques, je t’aurais répondu que je le détestais ! que je ne consentirais jamais à le revoir ! »

Mme de Fontanin, posant ses mains sur les bras de la bergère, se pencha avec vivacité :

– « Et c’est en quelques jours, alors ?… sans avoir pris le temps de réfléchir… » (Elle faillit dire : « de m’en parler… ») Elle ajouta seulement : « de… consulter Daniel ?… »

– « Daniel ? » répéta Jenny, affectant la surprise. « Pourquoi Daniel ? » Poussée par une sorte d’exaspération qu’elle-même n’aurait su justifier (où éclataient peut-être, à son insu, des années de tendre contrainte et de petits agacements silencieux), elle fit entendre de nouveau son rire arrogant. Puis, cédant à l’incompréhensible tentation de blesser sa mère au point le plus vulnérable : « Comme si Daniel pouvait savoir, pouvait comprendre ! Qu’est-ce qu’il m’aurait dit, Daniel ? Les choses stupides que tout le monde peut dire ! Les choses “raisonnables” ! »

– « Jenny… », gémit Mme de Fontanin.

Mais Jenny ne se retenait plus :

– « Les choses que tu penses, sans doute, toi aussi ? Dis-les donc à la fin !… Quoi ? Qu’il y a la guerre ?… Ou quoi ? Que nous ne nous connaissons pas assez, Jacques et moi ? Que je ne serai pas heureuse ? »

– « Jenny ! », dit encore Mme de Fontanin.

Elle dévisageait sa fille avec stupeur. Cette Jenny, aux sourcils froncés, au masque raidi, à la voix mordante, ne ressemblait à aucune des Jenny qu’elle avait pu voir auprès d’elle, depuis vingt ans ; cette Jenny-là était la proie d’instincts récemment déchaînés… « Irresponsable », songea-t-elle, avec une impression de désespoir, mais aussi d’indulgence, presque de réconfort.

La désapprobation, et même la souffrance de sa mère, loin de toucher Jenny, l’aiguillonnaient :

– « Et si ça m’est égal, à moi, d’être malheureuse avec lui ? Ça ne regarde pas Daniel ! Ça ne regarde que moi ! Je ne demande pas de conseils ! Peu m’importe ce que les autres pensent ! Je n’ai plus à consulter personne, personne, maintenant que je l’ai, lui ! »

Mme de Fontanin reçut ce nouveau coup, et pâlit. Ce qui la poignait le plus, c’était de sentir combien l’offense était consciente, volontaire. L’Esprit du Mal, l’Esprit des Ténèbres, s’était installé au cœur de son enfant ! Elle jeta vers Dieu un appel atterré. Elle commençait à ne plus pouvoir se défendre contre la contagion de cette ambiance envenimée ni refouler la colère qui la gagnait. Elle réussit cependant, un moment encore, à garder un ton de fermeté prudente :

– « Tu as toujours eu ta complète indépendance morale, Jenny. Tu le sais bien : depuis que tu as l’âge d’entendre la voix de ta conscience, je ne t’ai imposé aucune volonté ni même aucun conseil pressant. Aujourd’hui encore, tu peux te croire libre d’agir sans prendre mon avis. Mais, moi, j’ai le devoir… »

– « Je t’en prie, maman ! »

– « … j’ai le devoir de te parler, fût-ce en vain… le devoir de te prémunir contre toi-même… Jenny… Mon enfant… Je fais appel au meilleur de toi-même… Est-il possible que tu aies perdu toute notion du bien et du mal ? Ouvre les yeux, reprends-toi ! Tu es victime d’un inconcevable égarement… Tu en es à ce point où tu t’abandonnes à ta passion, non seulement sans remords, mais comme si cet abandon était une manifestation de… de force… de courage… de noblesse… » Elle s’essoufflait. Elle eut la sensation cuisante qu’elle était au-dessous de sa tâche ; trop fatiguée… qu’elle faisait fausse route, qu’elle ne disait pas ce qu’elle devait dire ni avec l’accent qu’il eût fallu… Elle se serait arrêtée peut-être, si, à ce moment, la vue de Jenny étendue n’avait brusquement fait resurgir devant ses yeux la vision du couple enlacé sur le divan de Daniel.

– « Tu devrais avoir honte ! » balbutia-t-elle.

– « Je t’en prie, maman ! » répéta Jenny, avec une dureté chargée de menace.

– « Honte ! » reprit la pauvre femme qui, cette fois, ne se maîtrisait plus. « Toi, Jenny ? Ma petite fille, mon enfant !… Tu as profité de ce que tu étais seule pour céder à tous les entraînements !… » Elle regretta soudain la voie où son indignation l’entraînait, et, coupant court, changea de direction : « Est-ce en quelques jours qu’on prend une décision aussi grave, aussi lourde de conséquences ? Une décision qui engage toute une vie ? Et non seulement ta vie à toi, mais la nôtre… Celle de ton frère – la mienne… Car, enfin, c’est tout notre avenir commun qui est en jeu ! Y as-tu même pensé ! Non ! Tu étais… Tu as… »

– « Assez, maman ! Assez ! Assez ! »

– « Tu as perdu la tête ! Tu as agi comme une enfant ! » lança Mme de Fontanin, à bout de course. Et la phrase qu’elle se répétait sans cesse lui jaillit enfin des lèvres : « Rien de bon ne peut sortir de là ! »

Jenny sentit monter en elle une violence froide, qui la souleva comme une lame de fond, et, brusquement, la mit debout. Ah, comme elle jugeait sa mère, aujourd’hui ! Incompréhension, sécheresse, égoïsme !

– « Veux-tu que je te dise ? » articula-t-elle, en s’avançant vers Mme de Fontanin. « Si quelqu’un de nous ne voit pas clair en lui, c’est toi ! Oui ! Tu penses à ton avenir, pas au mien ! Il y a une chose que je découvre, maintenant : c’est que tu ne m’as jamais aimée que pour toi, pour toi seule ! C’est la jalousie qui te dresse contre nous ! Tu es jalouse ! Jalouse ! Tu ne songes qu’à une chose : pouvoir me garder égoïstement près de toi !… Eh bien, n’y compte pas ! Trop tard ! Je regrette d’avoir à te faire cette peine. Mais, autant que tu l’apprennes le plus tôt possible : Jacques part, ce soir, pour la Suisse. Et moi… – je m’en vais avec lui ! »

– « Ce soir ? Pour la Suisse ? » murmura Mme de Fontanin, d’une voix à peine perceptible.

– « Ce n’est pas un coup de tête : nous étions décidés, avant ton retour. C’est le dernier train qui… »

– « Toi ? Ce soir ? »

– « Oui, tout à l’heure ! »

– « Non ! N’y compte pas, Jenny ! Ça, non ! »

– « Il n’y a rien à dire, rien à faire, maman », répliqua Jenny, d’une voix cinglante. « Personne, maintenant, ne nous fera changer d’avis ! »

– « Je m’y oppose ! Tu entends ? »

Pour toute réponse, la jeune fille haussa les épaules.

– « Tu m’entends, Jenny ? Je te défends de partir ! »

– « C’est inutile d’insister, maman… Je te répète… D’ailleurs, au lieu de me désapprouver, tu devrais… si seulement tu avais un peu de cœur… »

– « Si j’avais un peu de cœur ?… » balbutia-Mme de Fontanin. Elle oubliait tout le reste, pour ne retenir que ces mots affreux.

– « Oui ! si tu avais vraiment souci de mon bonheur », cria Jenny, perdant tout contrôle d’elle-même ; « si tu m’aimais pour moi, eh bien, aujourd’hui, tu… »

Cette fois, Mme de Fontanin n’eut pas la résistance d’en supporter davantage. Elle prit son front entre ses mains, et enfonça ses doigts dans ses oreilles pour échapper à cette voix qui la transperçait. « Ce n’est pas la Créature qui décide, c’est l’Éternel », pensa-t-elle, en fermant les yeux. « Mon Dieu, que Ta volonté soit faite ! »

Elle entendit un bruit sourd, et releva craintivement la tête. Jenny avait quitté la chambre, en claquant la porte. Son chapeau, son voile, n’étaient plus sur le lit.

 

« Il faut prier… prier », se disait Mme de Fontanin.

Elle ne parvenait pas à écarter la vision de Jenny, telle qu’elle l’avait vue là, hors d’elle, insolemment dressée…

– « Mon Dieu », supplia-t-elle, « aide-moi, donne-moi la force !… Rien n’est irréparable… Nous ne devons jamais désespérer de Tes créatures… » Lentement, deux fois de suite, elle se récita la parole sainte : Il ne faut pas regarder aux choses visibles, mais aux invisibles. Car les visibles ne sont que pour un temps ; mais les invisibles sont éternelles.

Enfin, au premier moment d’hébétude succéda, au contraire, une activité d’esprit inattendue. Brisée, les épaules rondes, les mains jointes, elle restait enfoncée dans sa bergère, immobile. Mais son cerveau travaillait avec lucidité. Elle s’efforçait patiemment à un premier examen de conscience. Ainsi qu’elle faisait toujours aux heures d’épreuves, elle s’appliquait à analyser sa douleur, à en circonscrire les contours, à en faire, pour ainsi dire, une chose définie qui se puisse détacher, qui se puisse offrir à Dieu. Tout ce qui n’est pas offert est perdu…

Le départ de Jenny pour la Suisse n’était pas ce qui la bouleversait le plus. Elle ne parvenait d’ailleurs pas tout à fait à y croire. Ce dont, à tort ou à raison, elle souffrait surtout, c’était d’avoir été trompée. La blessure, la vraie, la profonde blessure, était là. Elle avait cru, naïvement, que sa tendresse compréhensive, la liberté qu’elle avait laissée à Jenny, même au temps où celle-ci n’était encore qu’une enfant, avaient créé, entre elle et sa fille, une telle habitude de confiance réciproque, que Jenny ne pourrait jamais prendre aucune résolution grave sans l’avertir, sans quêter son assentiment. Or, à l’heure la plus décisive de sa vie, Jenny s’était cachée d’elle ; profitant même de son absence, elle avait agi avec la dissimulation d’une jeune fille élevée dans la plus rigide dépendance, et qui, par un geste de révolte, se libère enfin d’une tutelle étroite, incompréhensible, impatiemment subie. Naturellement, malgré la douloureuse scène qui venait d’avoir lieu, Mme de Fontanin ne doutait pas de l’affection de sa fille ; pas plus qu’elle ne sentait diminuée son affection maternelle. Non : c’était dans sa confiance qu’elle se sentait atteinte. Une confiance comme celle qu’elle avait mise en Jenny reste à jamais mutilée quand elle a été aussi brutalement trahie. Autant de tendresse qu’autrefois, oui. La même confiance ? Non, jamais plus.

Cette pensée la désespéra. Elle reprit sa bible, et l’ouvrit au hasard. Elle fixait, sans trop de peine, son attention sur le texte. Le calme revenait, peu à peu. Un calme étrange, inattendu, presque inquiétant. Et, soudain, s’examinant avec plus d’attention, elle crut entrevoir le redoutable secret de ce calme : un sentiment venait, à son insu, de naître en elle, et s’y développait déjà, doucement, sûrement… Un sentiment qu’elle connaissait pour l’avoir déjà éprouvé, à l’époque la plus cruelle de son existence, lorsque, sans force pour souffrir plus longtemps en vain, elle avait décidé de séparer sa vie de celle de Jérôme. Un sentiment ? Une réaction instinctive, plutôt. Quelque chose comme une défense organique. « Un remède », songea-t-elle, « que, dans sa sagesse, la Nature tire de nous-mêmes, pour nous rendre supportables certaines douleurs… » Elle posa son livre, et chercha à préciser le caractère de ce qu’elle ressentait, à lui donner un nom… Résignation ? Détachement ?… Peut-être n’y avait-il pas de terme pour désigner ce mélange de deux sentiments aussi contradictoires : la tendresse et l’indifférence ? Indifférence ! Le mot brutal la fit frémir. L’idée qu’une affection maternelle comme celle qui, pendant tant d’années, lui avait gonflé le cœur, pût, un jour, sous la pression des événements, se tempérer d’indifférence – bien que, à cette minute, cette pensée ne fût pas sans douceur – c’était, pour l’avenir, une épreuve de plus. Elle ferma les yeux. Elle se refusait à réfléchir plus avant. « Que Ta volonté soit faite », murmurait-elle, une fois encore.

Mais elle chavirait sous le chagrin. Elle pencha de nouveau son front dans ses mains, et pleura.

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