LXXVII

Jenny était farouchement décidée à s’enfuir ; et un instinct l’avertissait que, pour accomplir sans défaillance ce geste dont tout l’avenir dépendait, il ne fallait, à aucun prix, revoir sa mère… Ni même prendre le temps de réfléchir !

Elle avait couru d’un trait dans sa chambre ; fébrilement, elle avait empilé dans une mallette le linge, les quelques vêtements noirs, qu’elle possédait, puis, les dents serrées, les joues en feu, elle avait remis son chapeau, son voile, et, sans même un coup d’œil vers la glace, elle avait quitté l’appartement comme si elle était poursuivie.

« Maintenant, je suis seule, et libre », se dit-elle, avec une sorte d’ivresse mêlée d’effroi, en descendant précipitamment l’escalier. « Maintenant, je n’ai vraiment plus que lui ! »

Dehors, elle eut une minute de vertige. Où aller ? Jacques ne l’attendait pas avant deux heures à la buvette ; et il n’était guère plus de midi. Peu importait : le plus simple, à cause de son bagage, c’était de gagner dès maintenant la gare de Lyon, par le tramway du boulevard Saint-Michel et celui du boulevard Saint-Germain.

Elle eut la chance de n’avoir pas à attendre, et de trouver une place sur la plate-forme.

« Ne pas réfléchir », se disait-elle. « Ne pas réfléchir. »

Elle y parvint sans trop de peine, parce que, dans la voiture bondée, la conversation était bruyante, générale, comme après un accident : « Et les mariages, Madame ! Dans les mairies, ce matin, aux guichets de l’état civil, ils ne savent plus où donner de la tête, tant il y a de mobilisés qui se marient avant de partir ! » – « Mais les formalités… » – « On a tout simplifié. À la guerre comme à la guerre, c’est le cas de le dire… Pourvu que vous ayez deux actes de naissance et un livret militaire, vous pouvez régulariser en cinq secs n’importe quelle vieille liaison… » – « Moi, vous savez, je trouve ça bien : moral, et puis tout… » – « Oh, le moral, ça n’est pas ce qui manque ! En France, quand il faut, on est toujours à la hauteur. » – « Moi, j’habite près des fortifs. Eh bien, depuis qu’il fait jour, les bureaux de recrutement de la ceinture sont assiégés. On s’engage en masse ! » – « Non », rectifia un médecin major en uniforme. « On ne peut pas encore contracter d’engagements. Mais on vient se renseigner, s’inscrire peut-être… »

Le tramway de la Bastille, lui aussi, était comble : des voyageurs, debout, s’entassaient entre les banquettes. Néanmoins, Jenny put s’asseoir, grâce à la prévenance d’une matrone qui, la voyant embarrassée de son bagage, lui offrit la place de sa fillette.

Bercée par le ronron du tram et le bruit des voix, elle écoutait volontairement, afin d’échapper à ses propres pensées, les propos qui s’échangeaient au-dessus de sa tête.

Devant la rue Saint-Jacques, le tramway dut s’arrêter pour laisser défiler un régiment d’artillerie légère, qui montait vers la Sorbonne.

– « Toute la garnison a déjà quitté Paris, en douce, à ce qu’il paraît… » – « On sent qu’on est commandé. Tout ça marche… militairement. » – « Oui ! À la façon dont ça commence, on voit que ça ne va pas traîner ! » – « Moi, j’étais en vacances dans les Vosges, à Ribeauvillé… Eh bien, vous savez, quand on a vu nos braves soldats de l’Est, nos petits chasseurs à pied surtout, – on est tranquille ! » – « N’empêche qu’on a fait les couillons, en reculant de dix kilomètres… » – « Laissez donc ! Quand ils auront vingt millions de baïonnettes russes dans le dos, et nous par-devant !… » – « Le patron de mon hôtel m’a dit qu’un voyageur qui venait du Luxembourg avait vu un aviateur français piquer droit sur un zeppelin, – et le crever, comme une bulle de savon ! » – « Faut se méfier des fausses nouvelles », dit le receveur. « Ainsi, tout à l’heure, un client disait qu’il y avait eu, cette nuit, une victoire décisive, en Alsace. » – « Non : ça c’est trop, bien sûr !… Mais on m’a dit que des patrouilles d’Alboches ont été vues autour de Nancy… » – « Nancy ! Pensez-vous ! » – « Vous n’avez pas entendu dire, vous autres, qu’on avait fait sauter les ponts de Soissons ? » – « Nous, ou eux ? » – « Nous, bien sûr ! À Soissons ! » – « Ç’aurait pu être un espion… » – « Faut avoir l’œil sur les espions ! Paraît qu’ils pullulent ! La police peut pas y suffire. Faudrait que chacun exerce une surveillance dans son quartier, dans sa maison. » – « Moi, mon frère est employé à la gare d’Orléans. Eh bien, sa femme nous a dit qu’elle avait vu son voisin de palier cacher un drapeau allemand sous son lit. » – « Moi », émit sentencieusement un monsieur à lorgnon, « j’admets qu’un Allemand puisse crier : “Vive l’Allemagne !” À condition, bien entendu, que ça n’ait pas le caractère d’une provocation… Que voulez-vous ? Ils sont de là-bas, c’est pas leur faute… »

Place Maubert, nouvel arrêt. Un rassemblement obstruait la chaussée. Jenny aperçut, à l’entrée de la rue Monge, une bande d’énergumènes, armés d’un madrier, et qui défonçaient à grand fracas la devanture d’un magasin, sur lequel elle lut : Laiterie Maggi.

Dans la voiture, les gens se passionnaient :

– « Hardi, les gars ! » – « Maggi, c’est un Prusco… », dit le monsieur à lorgnon. « Un colonel de uhlans, même !… L’Action française l’a dénoncé depuis longtemps ! Il n’attendait que la mobilisation pour faire son coup ! » – « Paraît que ce matin, rien qu’à Belleville, il a empoisonné plus de cent gosses, avec son lait ! »

Jenny voyait le va-et-vient du bélier ; elle entendait ses coups sourds contre le rideau de fer. Enfin la tôle céda. À l’intérieur, des carreaux volèrent en miettes. La foule, amassée devant la boutique, exultait : « À bas l’Allemagne ! Mort aux traîtres ! » Au coin de la place, un peloton d’agents cyclistes avait mis pied à terre ; ils surveillaient la scène de loin, sans intervenir. Après tout, la France était attaquée ; le peuple se faisait justice lui-même : il n’y avait qu’à laisser faire.

Enfin, le tramway atteignit la gare de Lyon.

La cour était pleine de monde. Jenny, traînant son bagage, fonça dans la foule, et gagna la buvette, où elle s’installa.

 

Par la baie largement ouverte, un jour cruel entrait à flots dans la salle. Tapie dans un angle du fond, elle serrait l’une contre l’autre ses mains moites ; et, bien qu’il fût beaucoup trop tôt pour qu’elle pût espérer voir arriver Jacques, elle ne quittait pas la porte du regard. La chaleur était étouffante. L’inconfort de cette banquette de cuir, après les secousses du tramway, rendait tous ses membres douloureux. L’éclat de la lumière l’aveuglait. Des gens ne cessaient d’entrer, de sortir, à contre-jour ; d’autres passaient sur le trottoir, marchant vite, poussant eux-mêmes leurs chariots de bagages. Elle s’interrompit pour saisir sa mallette qu’elle avait posée près d’elle, et la glissa sous la table ; puis elle la remit sur la banquette et recommença à guetter. Ses gestes incohérents trahissaient sa fébrilité. Pendant le trajet, elle avait réussi à s’étourdir ; maintenant, elle était sans recours contre elle-même ; et l’obligation de rester là, une heure peut-être, seule, livrée à cette effervescence intérieure, l’emplissait d’une intolérable angoisse. Elle s’ingéniait à faire travailler son esprit sur des riens, à multiplier de petites pensées inoffensives ; mais elle sentait voleter autour de son cerveau, comme un rapace dont les cercles vont se rapprochant, l’idée terrible qu’elle avait jusque-là pu tenir à distance… Pour se défendre, elle s’appliqua, un instant, à examiner les objets disposés devant elle, à compter les croissants de la corbeille, les morceaux de sucre de la soucoupe. Puis elle ramena son regard vers la porte, et suivit les allées et venues des gens. Une femme en cheveux, grisonnante, franchit le seuil ; elle avisa, près de l’entrée, la première table libre, s’accouda lourdement, sa tête entre ses paumes. Et, aussitôt, Jenny se sentit happée par le souvenir qu’elle écartait, qui n’attendait qu’une occasion pour fondre sur elle… Sa mère lui apparut, telle qu’elle l’avait laissée, au fond de sa bergère, les mains pressées sur les tempes. Que faisait-elle maintenant ? Penserait-elle à déjeuner ? Jenny l’imagina dans la cuisine en désordre, devant les assiettes sales, les deux couverts… Et ce fut elle, cette fois, qui, fermant les yeux, pencha son front entre ses mains.

Quelques minutes passèrent sans qu’elle fît un mouvement… Tu es jalouse !… Si tu avais un peu de cœur… Elle se répétait ses propres paroles ; elle ne parvenait plus à comprendre comment elle avait pu les prononcer ; ni comment, après l’avoir fait, elle avait pu partir !

Lorsqu’elle souleva enfin la tête, ses traits étaient calmes, durs, et, sur ses joues, la pression des doigts laissait des traces sensibles. « À quoi bon réfléchir », se dit-elle ; « c’est ça que je dois faire, et rien d’autre. » Elle demeura, un moment encore, les prunelles fixes, sans voir, écrasée sous le poids de sa résolution. Elle n’hésitait plus que sur un point : ce geste, cet impérieux devoir, attendrait-elle l’arrivée de Jacques, avant de l’accomplir ? Pourquoi ? Pour le consulter ? Gardait-elle donc le lâche espoir qu’il la dissuaderait ? Non : sa décision était irrévocable. Alors, le plus urgent, n’était-ce pas d’abréger le martyre maternel ?

Elle redressa le buste, et appela le garçon :

– « D’où peut-on envoyer un pneumatique ? »

– « La poste ? Elle doit être ouverte, un jour pareil ! Tenez, vous la voyez d’ici : le réverbère bleu… »

– « Gardez mon bagage. Je reviens. »

Elle partit en courant.

En effet, le bureau était ouvert ; des civils, des militaires, assiégeaient les guichets. Elle se fit donner un petit bleu, et, tout d’un trait, elle écrivit :

 

« Maman chérie, j’étais folle, je ne me pardonnerai jamais la peine que je t’ai faite. Mais toi, je te supplie de comprendre, d’oublier. Je reste. Je renonce à accompagner ce soir Jacques en Suisse. Je ne veux pas te laisser seule. Lui, c’est le dernier délai, il faut bien qu’il parte. Je le rejoindrai plus tard. Avec toi, j’espère. N’est-ce pas ? Tu ne refuseras pas de partir, avec moi, pour que je le retrouve ?

« J’aurais dû rentrer tout de suite, courir t’embrasser. Mais, ces dernières heures avant son départ, ce serait trop dur de ne pas les passer toutes avec lui. Ce soir, je reviendrai près de toi, et je t’expliquerai tout, maman chérie, pour que tu me pardonnes.

« J. »

 

Elle ferma le billet sans le relire. Ses mains tremblaient, et tout son corps ; une sueur glacée lui collait son linge à la peau. Avant de jeter le pneu dans la boîte, elle s’assura qu’il serait distribué l’heure suivante. Puis, lentement, elle retraversa la place, et revint s’asseoir dans l’angle de la buvette.

Était-elle un peu apaisée par ce qu’elle venait de faire ? Elle se le demanda, sans pouvoir se répondre. Elle était anéantie par son sacrifice ; anéantie, comme après une perte de sang. Si désespérée, qu’elle redoutait maintenant l’arrivée de Jacques : loin de lui, elle se sentait plus forte pour tenir sa promesse. Elle essaya de se raisonner : « Dans quelques jours… Une semaine… Deux, au plus… » Deux semaines sans lui ! Son effroi devant cette séparation n’était vraiment comparable qu’à la peur de la mort.

 

Quand enfin, dans l’encadrement de la baie, elle vit se découper la silhouette de Jacques, elle se dressa debout et se tint droite, pâle, sans force, les regards tendus vers lui. Il l’aperçut ; et, dès le premier coup d’œil, il comprit qu’il s’était passé des choses graves.

D’un geste tragique, elle refusa toute question :

– « Pas ici… Sortons. »

Il lui prit la mallette des mains, et la suivit dehors.

Elle fit quelques pas, sur le trottoir, au milieu de la foule, puis s’arrêta brusquement ; et, levant vers lui un regard déchirant, elle dit, très bas, très vite :

– « Je ne peux pas partir ce soir avec toi… »

Les lèvres de Jacques s’entrouvrirent, mais il ne répondit rien. Il se baissa pour poser la mallette à terre ; et lorsqu’il se redressa, il avait eu le temps, presque à son insu, de se composer un visage. Son expression atterrée et incrédule ne reflétait rien de la première pensée, fulgurante, qui lui était venue malgré lui : « Ma mission… Me voici libre !… »

Des voyageurs, des soldats, les bousculaient. Il fit reculer Jenny jusqu’à un renfoncement du mur, entre deux piliers.

Elle reprit d’une voix saccadée :

– « Je ne peux pas partir… Je ne peux pas quitter maman… Pas aujourd’hui… Si tu savais… J’ai été abominable avec elle… »

Elle regardait le sol, n’osant pas croiser son regard. Lui, l’observait ; et, les lèvres tremblantes, les yeux pleins de ténèbres, il se penchait, comme pour l’aider à parler.

– « Tu comprends ? » murmura-t-elle. « Je ne peux plus partir, après ça… »

– « Je comprends, je comprends… », fit-il, entre ses dents.

– « Il faut que je reste avec elle… Au moins quelques jours… Je te rejoindrai là-bas… Bientôt… Le plus tôt possible. »

– « Oui », dit-il, avec force. « Le plus tôt possible ! » Mais, en lui-même, il pensa : « Non. Jamais… C’est fini. »

Ils demeurèrent pendant quelques secondes sans se regarder, paralysés, silencieux. Elle avait eu l’intention de lui confesser ce qui s’était passé entre sa mère et elle. Mais elle ne se souvenait même plus de l’enchaînement des détails. Et puis, à quoi bon ? Elle se sentait irrémédiablement solitaire au centre de ce drame personnel, incommunicable, où Jacques n’avait aucune part, et auquel il resterait toujours étranger.

Lui aussi, à cette minute, il se sentait irrémédiablement distinct d’elle. Distinct de tous les autres : l’héroïsme dont il s’enivrait depuis deux heures l’isolait, le rendait imperméable à toute émotion normale. Comme une montre arrêtée par une secousse, son esprit restait immobilisé sur les premières paroles – libératrices – prononcées par Jenny : « Je ne peux pas partir avec toi. » La souffrance, la déception, qu’affichait son attitude, n’étaient pas feintes ; mais elles étaient superficielles. Les dernières entraves se rompaient. Il allait partir, et partir seul ! Tout était simplifié…

Elle le dévisageait, avec la pensée que, demain, elle ne le verrait plus, frappée par la puissance qui émanait de ce visage, mais trop bouleversée pour discerner quelle sorte de transformation venait de s’opérer en lui, quel masque neuf, affranchi, lui avait déjà modelé sa résolution. D’un regard noyé de tendresse, elle caressait cette grande bouche expressive, cette mâchoire, ces épaules… ce thorax sonore et dur, sur lequel elle avait dormi… Et la douleur de ne pas pouvoir passer la nuit prochaine contre lui, dans sa chaleur, s’empara d’elle avec une si poignante acuité, qu’elle oublia tout le reste :

– « Mon amour… »

À la lueur qui s’alluma dans les prunelles de Jacques, elle comprit quelle imprudence elle avait commise en laissant éclater sa tendresse… Le souvenir que cette lueur éveillait en elle la fit frissonner de crainte. Elle aurait souhaité dormir dans ses bras – mais rien d’autre…

Il plongeait son trouble regard dans celui de Jenny. Il balbutia, sans presque mouvoir les lèvres :

– « Avant que je parte… Notre dernier après-midi… Tu veux bien ? »

Elle n’osait lui refuser cette dernière joie. Elle rougit, et détourna son visage, avec un doux et misérable sourire.

Les yeux de Jacques, se détachant d’elle, errèrent quelques secondes, par-delà la place ensoleillée, sur les façades où flamboyaient des enseignes d’or : Hôtel des Voyageurs… Central-Palace… Hôtel du Départ…

– « Viens », fit-il, en lui saisissant le bras.

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