LXXXI

Plattner alogé Jacques chez une vieille femme, la mère d’un militant nommé Stumpf, que le Parti vient d’envoyer en mission. Jacques est censé habiter Bâle pour travailler à la librairie : Plattner lui a remis un contrat en règle. Si la police, particulièrement active depuis les déclarations de guerre, s’inquiète de sa présence, il pourra témoigner d’un emploi et d’un domicile.

La maison de la vieille Mme Stumpf, située au Petit-Bâle, dans le misérable quartier de la Erlenstrasse (non loin de cette Greifengasse où Plattner tient boutique), est une bicoque branlante, vouée à la démolition. La chambre louée à Jacques forme un étroit couloir, percé à chaque bout d’une fenêtre basse. L’une d’elles, sans vitres, donne sur la cour ; il monte de là un relent de clapier et d’épluchures aigries. L’autre s’ouvre sur la rue, et, par-delà la chaussée, sur les docks charbonneux de la gare badoise ; c’est-à-dire, ou presque, sur territoire allemand. Au plafond, et si proches du crâne qu’on peut les atteindre avec la main, s’alignent les tuiles du toit, chauffées par le soleil, et d’où émane, jour et nuit, une température de plaque de four.

C’est là, dans cette étuve, que Jacques s’enferme pour mettre au point son manifeste, sans autre alimentation que le café et la tartine de graisse d’oie que la vieille maman Stumpf dépose le matin, devant sa porte. Parfois, autour de midi, la température devient si accablante, qu’il essaie de s’évader. Mais, à peine dehors, il regrette son taudis et se hâte d’y revenir. Il regagne son lit, et, là, trempé de sueur, les yeux clos, il renoue impatiemment le fil de son rêve… L’avion, en plein ciel… Assis derrière Meynestrel, il se penche, saisit des poignées de tracts, les éparpille dans l’espace… Le ronflement du moteur se confond avec le battement de son sang. Il est lui-même cet oiseau aux grandes ailes ; ces messages, c’est de son cœur qu’il les arrache, pour les semer sur le monde… Tous debout, demain, au lever du soleil ! Les diverses parties du manifeste s’ordonnent. Les phrases, peu à peu, ont pris forme. Il les sait par cœur. Couché, l’œil au plafond, il se les récite sans trêve. Parfois, il se lève d’un bond, court à sa table pour retoucher un paragraphe, pour déplacer un mot. Puis il se rejette sur son lit. À peine s’il aperçoit le misérable décor qui l’entoure. Il vit parmi ses visions… Il voit l’insurrection gagner de proche en proche… Dans les postes de commandement les officiers se concertent, les secrétaires s’affolent ; les communications avec le Quartier Général sont coupées. Toute répression est impossible. S’ils veulent encore sauver la face, les gouvernements n’ont qu’un recours : conclure en hâte un armistice…

Son obsession le ronge, et le soutient – comme le café. Il ne peut plus se passer ni de l’une ni de l’autre. Dès qu’une obligation urgente – une brève visite à la librairie, ou seulement une rencontre, sur le palier, avec Mme Stumpf, – l’éloigne un instant de son rêve, il en éprouve un vrai malaise et revient précipitamment à sa solitude, comme un intoxiqué à sa drogue. Et, aussitôt, il retrouve l’apaisement. Pas seulement du calme : une sorte de fièvre heureuse, active… Par instants, lorsque le tremblement de sa main l’oblige à cesser d’écrire, ou lorsqu’il découvre, dans le fragment de miroir cloué au mur, son visage luisant de sueur, ses joues creuses, son regard d’ensorcelé, pour la première fois de sa vie, l’idée lui vient qu’il est malade. Et cette idée le fait sourire : qu’importe, maintenant ?… Pendant la nuit brûlante où il ne parvient pas à fermer l’œil, où il se lève toutes les dix minutes pour tremper une serviette dans le broc et rafraîchir son corps brûlant, il s’attarde un moment à sa lucarne. Elle s’ouvre sur l’Enfer : dans le vacarme des docks, une armée de cheminots grouille sous la lueur des lampes à arc ; plus loin, dans la nuit des dépôts, des camions brimbalent, des wagonnets se heurtent, des lumières courent en tous sens ; et, plus loin encore, sur les voies qui luisent, d’interminables convois sifflent et manœuvrent avant de s’enfoncer les uns derrière les autres dans les ténèbres de l’Allemagne en guerre. Alors, il sourit. Lui seul sait. Lui seul sait que toute cette agitation est vaine… La délivrance approche… Le tract est écrit. Kappel en fera la version allemande. Plattner le tirera à douze cent mille exemplaires… À Zurich, Meynestrel prépare l’avion… Quelques jours encore ! Tous debout, demain, au premier rayon du soleil…

 

Après quarante-huit heures de ce travail fiévreux, il se décide enfin à remettre son manuscrit pour l’impression. « Être prêt pour samedi », a dit Meynestrel…

Plattner est dans l’arrière-boutique de sa librairie, entre ses ballots de papier, derrière sa double porte de moleskine, tous volets clos malgré l’heure matinale. (C’est un homme d’une quarantaine d’années, petit, laid, mal portant ; il souffre de l’estomac ; il a mauvaise haleine. Son thorax bombe comme un bréchet ; son crâne déplumé, son cou maigre, son nez proéminent et busqué, font penser à un vautour. Ce nez en porte à faux semble entraîner le corps en avant, déplacer son centre de gravité, et causer à Plattner une sensation constante de déséquilibre, dont la gêne se communique à l’interlocuteur. Il faut s’habituer à cette disgrâce pour remarquer l’ingénuité du regard, la cordialité du sourire, la douceur d’une voix un peu traînante, facilement émue, et où frémit à tout instant comme une offre d’amitié. Mais Jacques n’a que faire d’un nouvel ami. Il n’a plus besoin de personne.)

Plattner est effondré. Il vient de recevoir confirmation du vote des crédits de guerre, au Reichstag, par la fraction parlementaire des social-démocrates.

– « Le vote des socialistes français, à la Chambre, c’est déjà un coup terrible », avoue-t-il, d’une voix qui tremble d’indignation. « On s’y attendait un peu, malgré tout, depuis l’assassinat de Jaurès… Mais les Allemands ! Notre social-démocratie, la grande force prolétarienne d’Europe !… C’est le coup le plus dur de toute ma vie de militant !… J’avais refusé de croire les journaux officiels. J’aurais donné ma main à couper que les social-démocrates tiendraient tous à infliger une condamnation publique au gouvernement impérial. Quand j’ai lu la note d’agence, j’ai ri ! Ça puait le mensonge, la manœuvre ! Je me disais : « Demain, nous aurons le démenti ! » Et voilà. Aujourd’hui, il faut se rendre à l’évidence. Tout est exact, sinistrement exact !… Je ne sais pas encore bien comment les choses se sont passées, dans la coulisse. Peut-être qu’on ne saura jamais la vérité… Rayer prétend que Bethmann-Hollweg aurait convoqué Sudekum, le 29, pour obtenir de lui que la social-démo cesse son opposition… »

– « Le 29 ? » dit Jacques. « Mais, le 29, à Bruxelles, le discours de Haase !… J’y étais ! Je l’ai entendu ! »

– « Possible. Rayer affirme que, quand la délégation allemande est rentrée à Berlin, le comité directeur s’était réuni, et que la soumission était faite : le Kaiser savait qu’il pouvait décréter la mobilisation ; qu’il n’y aurait pas de soulèvement, pas de grève générale !… Il a dû y avoir une réunion du Parti, en séance secrète, avant le vote du Reichstag, et ça n’a pas dû aller tout seul ! Je me refuse encore à douter de gens comme Liebknecht, comme Ledebour, comme Mehring, comme Clara Zetkin, comme Rosa Luxembourg ! Seulement, ils ont dû être en minorité : il leur a fallu s’incliner devant les traîtres… Le fait est là : ils ont voté pour ! Trente années d’efforts, trente années de luttes, de lentes et difficiles conquêtes, annulées par un vote ! En un jour, la social-démo perd, pour jamais, l’estime du monde prolétarien… À la Douma, au moins, les socialistes russes, eux, ont fait front contre le tsarisme ! Ils ont tous voté contre la guerre ! Et en Serbie aussi ! J’ai vu la copie d’une lettre de Douchan Popovitch : l’opposition socialiste serbe reste indomptable ! Le seul pays, pourtant, où le patriotisme de la défense nationale aurait eu quelque excuse !… Même en Angleterre, la résistance est opiniâtre : Keir-Hardie ne désarme pas. J’ai là le dernier numéro de l’Independent Labour Party. Ça, c’est tout de même réconfortant, n’est-ce pas ? Il ne faut pas désespérer. Nous nous ferons entendre, peu à peu. On ne nous bâillonnera pas tous… Tenir bon, envers et contre tout ! L’Internationale renaîtra ! Et, ce jour-là, elle demandera des comptes à ceux qui avaient sa confiance, et que la dictature impérialiste a si facilement domestiqués ! »

Jacques le laisse parler. Il approuve, par contenance. Après ce qu’il a vu, à Paris, aucune défection ne peut plus l’étonner.

Il a pris sur la table, quelques journaux qui traînent, et il parcourt distraitement les manchettes : Cent mille Allemands marchent sur Liège… L’Angleterre mobilise sa flotte et son armée… Le grand-duc Nicolas est nommé généralissime de toutes les forces russes… La neutralité de l’Italie est officielle… Victorieuse offensive des Français en Alsace.

En Alsace… Il repousse les journaux. Offensive en Alsace… Vous y avez goûté, maintenant, à leur guerre ! Vous avez entendu le sifflement des balles… Tout ce qui le distrait de son exaltation solitaire lui est devenu insupportable. Il a hâte de quitter la librairie, de se retrouver dehors.

Dès que Plattner a pris le manuscrit en main pour commencer le calibrage, il s’évade, sans se laisser retenir.

 

Bâle s’offre à sa flânerie. Bâle, et son Rhin majestueux, et ses squares, ses jardins ; Bâle, tout en contraste d’ombre et de lumière, de chaleur torride et de fraîcheur ; Bâle, et ses fontaines d’eau vive où il baigne ses mains moites… Le soleil d’août embrase le ciel. De l’asphalte, monte une odeur âcre. Il grimpe, par une ruelle, vers la cathédrale. La place du Münster est déserte : aucune voiture, aucun passant… Congrès de Bâle, 1912 !… L’église semble fermée. Son grès rouge a le ton d’une ancienne poterie : on dirait une vieille châsse en terre cuite, monumentale et inutile, abandonnée au soleil.

Sur la terrasse qui domine le Rhin, sous les marronniers où l’ombre de l’abside et le courant du fleuve entretiennent un air frais, Jacques est seul. D’en bas, d’une école de natation cachée dans la verdure, montent, par intervalles, des cris joyeux. Il est seul avec des ramiers : il suit un instant des yeux leurs battements d’ailes. Non, jamais encore jusqu’à son arrivée à Bâle, lui, le solitaire, il ne s’est senti aussi définitivement seul. Et, cet isolement total, il en savoure avec ivresse la dignité, la puissance : il n’en veut plus sortir, maintenant, jusqu’à ce que tout soit consommé… Brusquement, sans motif, il pense : « Je n’agis ainsi que par désespoir. Je n’agis ainsi que pour me fuir… Je ne torpillerai pas la guerre… Je ne sauverai personne, personne d’autre que moi-même… Mais, moi, je me sauverai, en m’accomplissant ! » Il se lève pour chasser la pensée terrible. Il serre les poings : « Avoir raison, contre tous ! Et s’évader, dans la mort… »

Par-dessus le parapet rougeâtre, au-delà de la courbe que fait le fleuve entre ses ponts, au-delà des clochers, des cheminées d’usines du Petit-Bâle, tout cet horizon fertile et boisé, baigné de chaudes vapeurs, c’est l’Allemagne, l’Allemagne d’aujourd’hui, l’Allemagne mobilisée, que le branle-bas des armes a déjà bouleversée jusqu’au cœur. L’envie le prend d’aller, vers l’ouest, jusqu’au point où le tracé de la frontière se confond avec le Rhin ; où, de la berge suisse, il aura devant lui, presque à portée d’un jet de pierre, cette rive, cette campagne, qui sont allemandes.

Par le quartier de Saint-Alban, il gagne la banlieue. Le soleil s’élève lentement dans un ciel implacable. De pimpantes villas, entre leurs haies taillées, avec leurs tonnelles, leurs balançoires, leurs parterres qu’arrosent des hélices d’eau, leurs tables blanches couvertes de nappes à fleurs, témoignent que rien encore n’est venu troubler la quiétude de ce coin encore immunisé, au centre de l’Europe en feu. Pourtant, à Birsfelden, il croise un bataillon de soldats suisses, en tenue de manœuvre, qui descend de la forêt, en chantant.

La forêt de la Hard est sur la droite, au flanc de la colline. Une longue allée, parallèle au fleuve, s’ouvre à travers une futaie de jeunes arbres. Une plaque indique : Waldhaus. Sur la gauche, à travers les troncs, la plaine verte, ensoleillée, au centre de laquelle coule le Rhin sinueux ; sur la droite, au contraire, c’est l’épaisseur de la forêt, une montagne boisée et abrupte. Jacques avance lentement, sans penser à rien. Après ces jours de réclusion, après cette marche au soleil entre des maisons, l’ombre des arbres est apaisante. Au sommet d’un vallonnement, appuyée aux bois, une construction blanche apparaît dans la verdure. « Ce doit être ça, leur Waldhaus », se dit-il. Un sentier dévale en biais, jusqu’à la berge. La proximité de l’eau rend le sous-bois plus frais encore. Et, brusquement, il se trouve au bord du Rhin.

L’Allemagne est là, séparée seulement de lui par cette eau, par cette coulée lumineuse.

L’Allemagne est déserte. Plus un pêcheur sur la grève d’en face. Plus un cultivateur, dans les prés plantés de pommiers qui s’étendent entre le fleuve et ce petit hameau de toits rouges, groupés autour d’un clocher, au pied des collines qui barrent l’horizon. Mais Jacques distingue, au bord de l’eau, dissimulé dans les broussailles du talus, le faîte d’une cabane rayée aux trois couleurs : guérite de sentinelles ? poste de territoriaux ? de douaniers ?…

Il ne peut plus s’arracher à ce paysage chargé de signes mystérieux. Les mains au fond des poches, les pieds plantés dans le sol humide, il regarde posément l’Allemagne et l’Europe. Jamais il n’a été aussi calme, aussi lucide, aussi conscient, qu’à cette minute où, seul sur la berge du fleuve historique, il ouvre tout grands les yeux sur le monde et sur son destin. Un jour viendra, un jour viendra !… Les cœurs battront à l’unisson, l’égalité des hommes se fera, dans la dignité, la justice… Peut-être faut-il que l’humanité passe encore par cette étape de haine et de violence, avant d’inaugurer l’ère de la fraternité… Pour lui, il n’attendra pas. Il est arrivé à l’heure de sa vie où il ne peut plus différer le don total. S’est-il jamais donné, totalement donné ? à une pensée, à un ami, à une femme ?… Non… Pas même, peut-être, à l’idée révolutionnaire. Pas même à Jenny ! À tout don, il a toujours soustrait une part importante de lui. Il a traversé la vie en amateur inquiet, qui choisit parcimonieusement les parts de lui-même qu’il abandonne. Maintenant seulement, il connaît le don où tout l’être se consume… Le sentiment de son sacrifice le brûle comme une flamme. Fini, le temps où il frôlait sans cesse le désespoir ; où il luttait chaque jour contre des velléités d’abdication ! La mort consentie n’est pas une abdication : elle est l’épanouissement d’une destinée !

Des pas, dans le sous-bois, lui font tourner la tête. C’est un couple de bûcherons, vêtus de noir : l’homme porte une serpe à sa ceinture ; la femme tient un panier au bout de chaque bras. Ils ont le visage sévère des paysans suisses, cette bouche coulissée, ce regard soucieux, qui semblent affirmer que la vie n’est pas une promenade. Tous deux examinent avec méfiance cet inconnu qu’ils ont surpris, à demi caché par les arbustes, scrutant de tous ses yeux ce qui se passe là-bas.

Il a eu tort de s’aventurer si près de la frontière. Sans doute y a-t-il au bord du fleuve des rondes de douaniers, des patrouilles de soldats… Il rebrousse hâtivement chemin, et pique à travers le taillis pour rejoindre la grand-route.

 

Le même jour, à la fin de l’après-midi, Jacques se rend au rendez-vous que lui a fixé Kappel.

– « Attends-moi dehors », lui dit l’étudiant. « C’est l’heure de la contre-visite, et le patron n’est pas là. Je te rejoins dans dix minutes. »

L’Hôpital des Enfants est situé dans le Petit-Bâle, sur le quai. Un jardin étroit, enclos de palissades de lierre, entoure le bâtiment à trois étages, tout en terrasses comme un sanatorium, où les lits des enfants malades sont exposés au soleil. Des sièges blancs sont disposés à l’ombre des massifs. Jacques s’assied. Calme, silence… Un silence qui n’est troublé que par le pépiement des oiseaux, et celui, plus lointain, des petits malades que Jacques aperçoit à travers les branches : par instants, un buste frêle se soulève sur les oreillers, à l’approche d’une infirmière.

Quelques bonds sur le gravier. C’est Kappel. Sans blouse et sans lunettes, mince et souple dans sa chemise bouffante et son pantalon de toile, il a l’air d’un gamin. Les cheveux sont très blonds, le visage légèrement évidé aux joues, la peau tendre et lisse. Mais le front étonne : sillonné de rides, c’est le front d’un vieil homme ; et le regard aussi, d’un bleu métallique, frangé de cils blonds, surprend par sa maturité.

Kappel est sujet allemand. Il poursuit, à Bâle, ses études de médecine. Il n’a même pas songé à rentrer en Allemagne. Le jour, il travaille avec le professeur Webb, au Kinderspital ; le soir, la nuit, il milite pour la révolution. Familier de la librairie, c’est lui que Plattner a chargé de faire, en un après-midi, la version allemande. Il ne sait d’ailleurs rien des projets de Jacques ; il n’a posé aucune question.

Il sort de sa poche quatre pages d’une écriture gothique, fine et pointue. Jacques s’empare des feuillets, les examine, les palpe. Ses doigts tremblent. Va-t-il parler, va-t-il confier à l’Allemand cet espoir qui l’étouffe ?… Non. L’heure n’est plus aux épanchements, aux échanges : pour ces quelques jours qui lui restent, il s’est condamné à la solitude des forts. Il replie les feuilles et dit seulement :

– « Merci. »

Discrètement, Kappel parle déjà d’autre chose. Il a tiré un journal de sa poche.

– « Tiens, écoute : À l’Académie des Sciences morales, M. Henri Bergson, président en exercice, a pris la parole pour saluer les correspondants belges de la Compagnie. La lutte engagée contre l’Allemagne, a-t-il déclaré, est la lutte même de la Civilisation contre la Barbarie… Bergson !… »

Brusquement il s’interrompt, comme s’il prêtait l’oreille à un bruit éloigné.

– « C’est bête… Tu n’es pas comme ça, toi ? Vingt fois par jour – le soir surtout, la nuit, – je crois entendre des coups sourds… le bruit de la canonnade, en Elsass… »

Jacques détourne les yeux. En Alsace… Oui, là-bas, l’hécatombe est commencée… Une pensée nouvelle lui vient à l’esprit. À l’heure où tant de victimes innocentes sont vouées au plus obscur, au plus passif des sacrifices, il éprouve de la fierté à être demeuré maître de son destin ; à s’être choisi sa mort : une mort qui sera, tout ensemble, un acte de foi et sa dernière protestation d’insurgé, sa dernière révolte contre l’absurdité du monde ; – une entreprise délibérée, qui portera son empreinte, qui sera chargée de la signification précise qu’il aura voulu lui donner.

Kappel, après une pause, s’est remis à parler :

– « À Leipzig, quand j’étais petit, nous habitions près de la prison. Un soir d’hiver – il neigeait – la nouvelle est venue dans le quartier que le bourreau était arrivé dans la ville, et qu’il y aurait une exécution à l’aube. Je me souviens : je suis parti, sans rien dire, dans la nuit. Il était tard. La neige était épaisse. Personne dehors. Un silence effrayant sur la place. J’ai fait, tout seul, plusieurs fois, le tour de la prison. Je ne pouvais plus rentrer chez moi. Je ne pouvais plus ôter de ma tête cette pensée : un homme est là, de l’autre côté de ce mur, un homme que les hommes ont condamné à mourir, et qui le sait, et qui attend… »

 

Quelques heures plus tard, assis au fond de la Kaffeehalle, dans la fumée de mauvais cigares, le dos appuyé à la fraîche céramique du poêle, Jacques trempe du pain dans un bol de café au lait, et rêve. L’ampoule nue, pendue au plafond comme une araignée au bout de son fil, l’aveugle, l’hypnotise, l’isole.

Plattner avait insisté pour le retenir à souper ; mais Jacques, prétextant la fatigue, après avoir corrigé en hâte les épreuves du manifeste, a fui. Il a de l’affection pour le libraire, et se reproche de ne pouvoir la lui témoigner davantage. Mais ces bavardages révolutionnaires pleins de lieux communs et de redites, ces regards accaparants, cette main griffue que Plattner pose à tout instant sur le bras de son interlocuteur, cette façon qu’il a de baisser soudainement son bec vers sa poitrine difforme et d’achever ses phrases, tout bas, comme un conspirateur qui livre son secret, exaspèrent Jacques, excèdent sa résistance nerveuse.

Ici, il est bien. La Kaffeehalle est sombre, pauvre, meublée de grandes tables sans nappes, d’un bois usé, déteint, qui a la couleur et le grain de la mie de seigle. On y sert, à bon marché, des portions de saucisses aux choux, des assiettées de soupe, des tranches de pain taillées en pleine miche. À défaut de solitude, Jacques y a trouvé l’isolement ; l’isolement anonyme dans une promiscuité de troupeau.

Car la Kaffeehalle ne désemplit pas. Bizarre public, où se coudoient toutes les catégories des isolés, des célibataires, des vagabonds. Il y a là des étudiants, familiers et bruyants, qui connaissent le prénom des servantes, commentent les dépêches du soir, discutent tour à tour de Kant, de la guerre, de bactériologie, de machinisme, de prostitution. Il y a là des commis de magasins, des employés de bureau, décemment vêtus, silencieux, séparés les uns des autres par une circonspection semi-bourgeoise qui leur pèse mais qu’ils ne savent pas surmonter. Il y a là des êtres malingres, difficiles à classer, ouvriers en chômage, convalescents évacués de l’hôpital, autour desquels flotte encore un relent d’iodoforme ; des infirmes, comme cet aveugle qui s’est installé près de la porte et garde sur ses genoux serrés une trousse d’accordeur. Il y a, devant le comptoir, une table ronde où dînent trois femmes de l’Armée du Salut, qui ne mangent que des légumes, et qui se font, en chuchotant, d’édifiantes confidences sous leurs cabriolets à brides. Il y a aussi toute une clientèle flottante d’épaves, de pauvres hères charriés là par on ne sait quelles vagues de misère, de crime ou de déveine, et qui, heureux d’être assis, sans trop oser lever les yeux, courbant le dos sous un passé qui semble lourd, tassent longuement leur pain dans leur soupe avant d’y enfoncer la cuillère. L’un d’eux vient de prendre place vis-à-vis de Jacques. Leurs yeux se sont croisés, une seconde. Et, dans le regard de l’homme, Jacques a surpris au passage cette lueur fugitive, qui est comme le langage chiffré de tous les hors-la-loi : échange intime, mystérieux, à l’extrémité des antennes visuelles ; pointe d’interrogation, brève comme l’éclair, toujours la même : « Et toi ? Es-tu aussi un inadapté, un réfractaire, un traqué ? »

Une jeune femme paraît sur le seuil et fait quelques pas dans la salle. La silhouette est svelte ; la démarche, légère. Elle porte un tailleur noir. Ses yeux cherchent quelqu’un, qu’elle n’aperçoit pas.

Jacques a baissé la tête. Son cœur, soudain, lui fait mal. Et brusquement, il se lève, pour s’évader.

Jenny… Où est-elle, à cette heure ? Que devient-elle sans lui, sans autres nouvelles que cette carte laconique, expédiée de la frontière française ? Il pense souvent à elle, ainsi, dans un élan subit et court, passionné, nostalgique ; et, chaque nuit, dans son insomnie, il la serre convulsivement entre ses bras… L’idée du besoin qu’elle a de lui, l’idée de l’avenir incertain auquel il l’abandonne, lui sont, lorsqu’il y songe, intolérables. Mais il y songe peu. Jamais la tentation de conserver sa vie pour elle ne l’a effleuré. Le sacrifice de son amour ne lui apparaît pas comme une trahison : plus il se sent fidèle à lui-même, à celui que Jenny a aimé, plus, au contraire, il se sent fidèle à son amour.

Dehors, c’est la nuit, la rue, la solitude. Il court presque, sans savoir où il va. Un chant sourd, viril, accompagne sa marche. Il a échappé à Jenny. Il est hors de portée. Il n’y a plus en lui que l’ardente, la purifiante exaltation des héros.

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