LXXXII

Chaque jour, son premier soin est de se conformer à l’une des instructions que lui a remises Meynestrel : Passer tous les matins, entre huit et neuf, devant le n° 3 de la Jungstrasse. Le jour où tu verras une étoffe rouge à la fenêtre, tu demanderas M me  Hultz et tu lui diras : « Je viens pour la chambre à louer. »

Le dimanche 9 août, en passant vers huit heures et demie au coin de la Elssëserstrasse et de la Jungstrasse, son cœur, une seconde, cesse de battre : du linge sèche au balcon n° 3 ; et parmi les nappes, les serviettes, en belle vue, pend un morceau d’andrinople rouge !

La rue, à cet endroit, est faite de petites maisons, séparées de la chaussée par un jardinet. Comme il met le pied sur le perron du n° 3, la porte vire sur ses gonds. Dans la pénombre de l’entrée, il distingue la silhouette d’une femme blonde, en corsage clair, les bras nus.

– « Madame Hultz ? »

Sans répondre, elle repousse derrière lui la porte d’entrée. Le couloir forme un étroit vestibule, assez obscur, clos de toutes parts.

– « Je viens pour la chambre à louer… »

Elle glisse prestement deux doigts dans son corsage, et en tire quelque chose qu’elle lui tend : un minuscule rouleau de papier pelure comme en transportent les pigeons voyageurs. En l’enfouissant au fond de sa poche, Jacques a le temps de sentir sur le papier la tiédeur d’une chair.

– « Je regrette, il y a erreur », fait la jeune femme, à voix haute.

En même temps, elle a rouvert la porte sur le perron. Il cherche son regard, mais elle a baissé les yeux. Il s’incline et sort. La porte se referme aussitôt.

 

Quelques minutes plus tard, penché avec Plattner sur une cuvette photographique, il déchiffre le texte du message :

Renseignements sur opérations en Alsace incitent à agir sans attendre. Ai fixé notre vol au lundi 10. Départ quatre heures du matin. Pendant la nuit de dimanche à lundi, transportez tracts sur hauteurs nord-est de Dittingen. Voir carte-frontière éditée par état-major français. Tirer ligne droite entre G de Burg et D de Dittingen. Point du rendez-vous est situé à égale distance de G et D, sur plateau découvert dominant chemin de terre. Guetter avion dès la fin de la nuit. Si possible, étaler draps blancs sur le terrain pour aider atterrissage. Apportez cinquante litres essence.

– « Cette nuit… », murmure Jacques, en se tournant vers le libraire ; son visage n’exprime que du saisissement.

Plattner est né conspirateur. Cet infirme, prématurément vieilli dans le commerce des livres, possède l’imagination fertile, la prompte décision, d’un chef de bande. Son penchant naturel pour le danger et l’aventure a toujours tenu, dans son dévouement au parti révolutionnaire, autant de place que ses convictions.

– « Nous avons suffisamment réfléchi là-dessus, depuis deux jours », dit-il aussitôt. « Il faut s’en tenir à ce que nous avons décidé. Reste l’exécution. Laisse-moi faire. Mieux vaut que tu te montres le moins possible. »

– « Mais, la camionnette ? L’auras-tu ce soir ? Et le conducteur ?… Qui préviendra Kappel ? Tu sais qu’il faut être plusieurs, pour porter rapidement les tracts jusqu’à l’avion… »

– « Laisse-moi faire », répète Plattner, « tout sera prêt, comme convenu. »

Certes, s’il était livré à ses seules ressources, Jacques aurait, aussi bien que Plattner, pris les initiatives nécessaires. Mais, après ces quelques jours d’isolement, d’inaction, dans l’état de faiblesse physique où il se trouve, c’est un soulagement pour lui de céder au despotisme du libraire.

Celui-ci a déjà prévu tous les détails. Parmi les militants de sa section, il connaît un garagiste, d’origine polonaise, auquel on peut faire confiance. Pour le rejoindre, il saute sur sa bicyclette, laissant Jacques seul dans l’arrière-boutique, devant la petite cuve où flotte encore la lettre de Meynestrel.

 

Pendant l’heure qu’il demeure là, à attendre, Jacques ne fait aucun mouvement. Il a demandé au libraire une carte d’état-major, l’a dépliée sur ses genoux, a trouvé Burg et Dittingen ; puis, tout s’est brouillé devant ses yeux. Le fardeau de ses pensées l’écrase, au point, presque, de l’empêcher de penser. Depuis une semaine, il vivait dans son rêve, uniquement obsédé par le but. Ce n’est qu’incidemment qu’il songeait à lui-même, au sort qui lui est destiné. Le voici brutalement placé en face de l’action, du geste qu’il va accomplir dans quelques heures, et qui, pour lui, sera le dernier. Il se répète, comme un automate : « Cette nuit… Demain… demain, à l’aube… l’avion. » Mais sa pensée est : « Demain, tout sera fini. » Il sait qu’il ne reviendra pas. Il sait que Meynestrel poussera le vol au plus loin, jusqu’à l’épuisement des réserves d’essence. Après… Après, qu’adviendra-t-il ? L’avion, abattu dans les lignes ?… L’avion, capturé ?… Le conseil de guerre, français ou allemand ?… De toutes façons, pris sur le fait : exécution, sans jugement… Cabré d’horreur, atrocement lucide, il serre, un instant, son front entre ses mains : « La vie est l’unique bien. La sacrifier est fou. La sacrifier est un crime, le crime contre nature ! Tout acte d’héroïsme est absurde et criminel !… »

Brusquement, un calme étrange se fait en lui. La vague d’épouvante est passée… Elle lui a fait franchir comme un cap : il aborde un autre rivage, il contemple un autre horizon… La guerre, jugulée peut-être… La révolte, la fraternisation, l’armistice !… « Et même si ça ne réussit pas, quel exemple ! Quoi qu’il arrive, ma mort est un acte… Relever l’honneur… Être fidèle… Fidèle, et utile… Utile, enfin ! Racheter ma vie, l’inutilité de ma vie… Et trouver la grande paix… »

C’est, maintenant, une détente dans tous ses membres, un sentiment de repos, presque de douceur : comme une satisfaction mélancolique… Il va enfin déposer le faix… Il va en avoir terminé avec ce monde difficile, décevant ; avec l’être difficile, décevant, qu’il a été… Il pense à la vie sans regret ; à la vie, à la mort… Sans regret, mais avec une stupeur animale, hébétée, – si absorbante, qu’il ne peut fixer son esprit sur rien d’autre… La vie, la mort…

Plattner le retrouve, à la même place, les coudes sur les genoux, la tête dans les paumes. Il se lève machinalement et dit, à mi-voix : « Ah, si le socialisme n’avait pas trahi… ! »

 

Plattner a ramené le garagiste, un homme grisonnant, au masque placide et résolu.

– « Voilà Andrejew… Sa camionnette est prête. Il nous conduira. On mettra les tracts, l’essence, dans le fond… Kappel est prévenu. Il arrive… On partira à la tombée de la nuit… »

Mais Jacques, que l’arrivée des deux hommes a tiré de sa torpeur, exige, pour plus de sûreté, qu’on reconnaisse la route, au jour. Andrejew approuve.

– « Viens, je te mène là-bas », propose-t-il à Jacques. « Je prendrai ma petite auto découverte : comme ça, nous aurons l’air de deux qui promènent… »

– « Mais, le ficelage des tracts ? » dit Jacques au libraire.

– « Presque fini… Une heure de travail… Ça sera fait pour ton retour. »

Jacques prend la carte, et suit Andrejew.

 

Plattner les attend dans sa cave, en achevant avec Kappel l’empaquetage du chargement.

Le tract est imprimé sur quatre pages – deux, en français ; deux, en allemand – et tiré sur un papier spécial, léger et résistant. Jacques a fait diviser ces douze cent mille tracts en rames de deux mille exemplaires, chaque rame tenue par une mince bande de papier qu’on peut rompre d’un coup d’ongle. Le poids total dépasse à peine deux cents kilos. Se conformant aux instructions de Jacques, Plattner, aidé de Kappel, réunit ces rames par paquets de dix : soixante paquets, liés chacun par une ficelle dont le nœud à boucle est facile à défaire d’une seule main. Et, pour rendre plus aisé le transport de ces soixante paquets, Jacques s’est procuré de grands sacs de toile comme en utilisent les postiers. Tout le chargement se réduit à six sacs, pesant chacun une quarantaine de kilos.

 

À cinq heures, l’auto du Polonais est de retour. Jacques est inquiet, fébrile :

– « Ça va très mal… La route par Metzerlen est surveillée… Impossible : douaniers, petits postes… L’autre, par Laufen, est bonne jusqu’à Röschenz. Mais là, il faut prendre un chemin de terre, impraticable… La camionnette ne passerait pas… Il faut renoncer à l’auto… Il faut trouver une charrette… une charrette de cultivateur, tirée par un cheval… Ça passera partout, et ça n’attirera pas l’attention. »

– « Une charrette ? » dit Plattner. « Facile… » Il tire un carnet de sa poche et compulse ses listes. « Viens avec moi », dit-il à Andrejew. « Vous deux, restez là, pour achever la mise en sac. »

Il paraît si sûr de lui que Jacques consent à ne pas les accompagner.

– « Je n’ai besoin de personne pour ficeler les derniers ballots », dit l’Allemand à Jacques, dès qu’ils sont seuls. « Repose-toi, tâche de dormir un peu… Non ? » Il s’approche et lui prend le poignet : « Tu as le mal de fièvre », déclare-t-il, après un instant. « Quinine ? » Et comme Jacques refuse d’un haussement d’épaules : « Alors, ne reste pas dans ce trou sans air, qui pue la colle… Va promener un peu ! »

 

La Greifengasse est encombrée de familles endimanchées, qui flânent. Jacques se mêle au flot, jusqu’au pont. Là, il hésite, tourne à gauche et descend sur le quai. « J’ai de la chance… une belle fin de journée… » Il se redresse, et parvient à sourire. Ne pas penser, se raidir… « Pourvu qu’ils trouvent une charrette… Pourvu que tout se passe bien… »

Le trottoir qui longe la berge est presque désert ; il domine de haut la nappe mouvante, dont le couchant fait une coulée de vermeil. Au bas du talus, sur le chemin de halage, des baigneurs profitent des derniers rayons du soleil. Jacques s’arrête une minute : l’air est d’une douceur qui fait mal ; les torses nus dans l’herbe ont un éclat si tendre… Des larmes lui viennent aux yeux. Il reprend sa marche. Maisons-Laffitte, les bords de la Seine, les baignades, l’été avec Daniel…

Par quels chemins, quels détours, la destinée a-t-elle conduit jusqu’à ce dernier soir l’enfant de jadis ? Suite de hasards ? Non. Certes, non !… Tous ses actes se tiennent. Cela, il le sent, il l’a toujours confusément senti. Son existence n’a été qu’une longue et spasmodique soumission à une orientation mystérieuse, à un enchaînement fatal. Et maintenant, c’est l’aboutissement, l’apothéose. Sa mort resplendit devant lui, semblable à ce coucher de soleil glorieux. Il a dépassé la peur. Il obéit à l’appel, sans vaine crânerie, avec une tristesse résolue, enivrante, tonique. Cette mort consciente est bien l’achèvement de cette vie. Elle est la condition de ce dernier geste de fidélité à soi-même… de fidélité à l’instinct de révolte… Depuis son enfance, il dit : non ! Il n’a jamais eu d’autre façon de s’affirmer. Pas : non à la vie… Non au monde !… Eh bien, voici son dernier refus, son dernier : Non ! à ce que les hommes ont fait de la vie…

 

Il arrive, sans s’être aperçu du chemin, sous le pont de Wettstein. En haut, passent des véhicules, des tramways, – des vivants. Un square, en contrebas, s’ouvre comme un asile de silence, de verdure, de fraîcheur. Il s’assied sur un banc. De petites allées tournent autour des pelouses et des massifs de buis. Des pigeons roucoulent sur les branches basses d’un cèdre. Une femme, en tablier mauve, jeune encore, avec un corps de fillette mais un visage usé, est assise de l’autre côté de l’allée. Devant elle, dans une voiture d’enfant, dort un nouveau-né : un fœtus, aux cheveux rares, au teint cireux. La femme mord goulûment dans une tranche de pain ; elle regarde au loin, dans la direction du fleuve ; de sa main libre, qui est frêle comme une main d’enfant, elle balance distraitement la voiture délabrée, dont toutes les jointures grincent. Le tablier mauve est déteint, mais propre ; le pain est beurré ; l’expression de la femme est paisible, presque satisfaite ; rien ne révèle un excès de pauvreté, et toute la misère du siècle, pourtant, s’étale là, si insoutenable, que Jacques se lève et fuit.

 

À la librairie, Plattner vient de rentrer.

Il a l’œil brillant, et bombe le thorax :

– « J’ai ce qu’il faut ! Une voiture bâchée. Le chargement y sera invisible. Une bonne jument de trait. Andrejew conduira, il a été garçon de ferme, en Pologne… On mettra plus longtemps, mais on est sûr de passer partout. »

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