LXXXIII

Minuit sonne au clocher de la Heiliggeistkirche. Une charrette de maraîcher traverse au pas les rues désertes du faubourg sud, et gagne la grand-route d’Aesch.

Sous la bâche épaisse, bouclée de tous côtés, l’obscurité est complète. Plattner et Kappel, assis à l’arrière, parlent à voix basse, la main devant la bouche. Kappel fume ; on voit par instants se déplacer le feu de sa cigarette.

Jacques s’est glissé tout au fond. Calé entre deux ballots de tracts, les épaules pliées, serrant ses genoux entre ses mains jointes, replié sur lui-même dans le noir, il s’efforce, pour vaincre sa fébrilité, de demeurer immobile et les yeux clos.

La voix de Plattner lui arrive, étouffée :

– « Maintenant, mon vieux Kappel, pensons à nous. Un avion, à cette heure-là… Pourrons-nous tranquillement repartir, tous les trois, dans notre carriole, sans être inquiétés, sans qu’on nous demande ce que nous faisons là ? Qu’est-ce que tu crois, toi ? » ajoute-t-il, en se penchant vers le fond de la voiture.

Jacques ne répond pas. Il pense à l’atterrissage… À ce qui adviendra ensuite, sur terre, aux survivants !…

– « D’autant plus », continue Plattner, loquace, « que, même si nous dissimulons la charrette dans les buissons…, il faut renvoyer Andrejew et la voiture avant l’arrivée de l’avion, tout de suite après le déchargement, pour qu’il rejoigne la grand-route avant le jour. »

Jacques se voit déjà dans l’avion… Il se penche hors de la carlingue… Les papiers blancs tournoient dans le vide. Des prairies, des bois, des troupes massées… Les tracts, par milliers, s’éparpillent sur la campagne… Des balles crépitent. Meynestrel se retourne. Jacques voit son visage ensanglanté. Son sourire semble dire : « Tu vois, nous leur apportons la paix, et ils nous canardent !… » L’avion, touché à l’aile, descend, en vol plané… Les journaux en parleront-ils ? Non, la presse est muselée. Antoine ne saura pas. Antoine ne saura jamais.

– « Et nous, alors ? » dit Kappel.

– « Nous ? Dès que l’avion sera chargé, nous décamperons, chacun de notre côté, comme nous pourrons ! »

– « All right ! » fait Kappel.

La voiture doit être en terrain plat, la jument s’est mise au petit trot. La carriole, haut suspendue et peu chargée, bringuebale sur ses ressorts, et ce balancement monotone, dans la nuit, invite au silence, au sommeil. Kappel éteint sa cigarette, et allonge ses jambes sur les ballots.

– « Bonsoir. ».

Au bout d’un instant, Plattner grommelle :

– « Andrejew est idiot. À ce train-là, on va arriver trop tôt, tu ne crois pas ? »

Kappel ne répond rien. Plattner se tourne vers Jacques :

– « Plus nous serons en avance, plus nous risquons d’être remarqués, tu ne crois pas ?… Tu dors ? »

Jacques n’a pas entendu. Il est debout, au centre de la salle. Il est vêtu de ce bourgeron de treillis qu’il portait au pénitencier. Devant lui, en demi-cercle, les officiers du conseil de guerre. La tête haute, il parle en martelant chaque syllabe : « Je sais ce qui m’attend. Mais j’use du dernier droit qui me reste : vous ne m’exécuterez pas sans m’avoir entendu ! » C’est la grande salle moyenâgeuse d’un palais de justice, avec un plafond compliqué, à caissons peints rehaussés d’or. Le général qui préside est juché, au milieu du prétoire, sur un siège élevé. C’est M. Faîsme, le directeur du pénitencier de Crouy. Engagé volontaire, sans doute, et général ?… Toujours le même : jeune et blond, avec ses joues rondes, rasées de près et poudrées, et ses lunettes qui brillent, qui cachent son regard. Il porte coquettement son dolman noir à brandebourgs, garni d’astrakan. Au-dessous de lui, côte à côte à une petite table, deux vieux invalides, la poitrine constellée de médailles. Ils écrivent, sans arrêt ; sous la table, leurs pilons de bois sont tendus en avant. « Je ne cherche pas à me défendre ! On n’a pas à se défendre d’avoir agi selon ses convictions. Mais il faut que ceux qui sont ici entendent, de la bouche d’un homme qui va mourir, la vérité… » Sa main étreint la balustrade demi-circulaire plantée devant lui dans le sol. Ceux qui sont ici… Il sent derrière lui des gradins à perte de vue, des gradins de vélodrome, surchargés de spectateurs. Jenny est venue. Elle est assise, seule, au bout d’un banc, pâle, absente, avec son tablier mauve et une voiture d’enfant. Mais il évite de tourner la tête. Il ne parle pas pour elle. Il ne parle pas non plus pour cette multitude étrangement silencieuse, dont l’attention pèse, comme un fardeau, sur sa nuque. Il ne parle pas pour cette rangée d’officiers qui braquent leurs yeux sur lui. Il parle uniquement pour M. Faîsme, qui l’a si souvent humilié jadis. Il fixe passionnément le visage impassible sans pouvoir, un seul instant, accrocher son regard. Les yeux sont-ils seulement ouverts ? L’éclat des lunettes, l’ombre du képi empêchent d’en être sûr. Jacques se rappelle si bien la lueur mauvaise, au fond des petits yeux gris ! Non, il semble bien, à l’aspect figé des traits, que les paupières soient obstinément baissées. Comme il se sent seul, devant le directeur ! Seul au monde avec son chien, ce barbet boiteux qu’il a trouvé dans les docks de Hambourg… Si Antoine venait, il forcerait bien M. Faîsme à ouvrir les yeux. Comme il se sent seul ! Seul contre tous ! Général, officiers, invalides, et cette foule anonyme, et Jenny elle-même, tous voient en lui un accusé qui a des comptes à rendre. Dérision ! Il est plus grand, plus pur, qu’aucun de ceux qui s’arrogent le droit de le juger ! C’est contre la société entière qu’il fait front… « Il y a une loi supérieure à la vôtre : celle de la conscience. Ma conscience parle plus haut que tous vos codes… J’avais le choix entre un absurde sacrifice sur vos champs de bataille et le sacrifice dans la révolte, pour la libération de ceux que vous avez dupés. J’ai choisi ! J’ai accepté de mourir : mais pas à votre service ! Je meurs, parce que c’est l’unique moyen que vous m’avez laissé de lutter jusqu’au bout, pour la seule chose qui continue à compter pour moi, en dépit de vos excitations à la haine : la fraternité entre les hommes ! » À la fin de chacune de ses phrases, la petite rampe, scellée au sol, vibre sous son poing crispé. « J’ai choisi ! Je sais ce qui m’attend ! » La brusque vision d’un peloton de soldats qui le mettent en joue le fait frissonner. Au premier rang, il a reconnu Pagès et Jumelin. Il relève la tête, et se retrouve dans la salle. L’image du peloton a été si précise, qu’une crispation du visage le fait encore grimacer ; mais il réussit à faire de cette grimace un rictus hautain. Il regarde l’un après l’autre les officiers. Il regarde M. Faîsme ; il le regarde fixement, comme il faisait jadis lorsqu’il cherchait, avec un mélange d’angoisse et de défi, à deviner ce que cachaient les silences du directeur. Il jette, d’une voix mordante : « Moi, je sais ce qui m’attend ! Mais, vous autres, le savez-vous ? Vous vous croyez les plus forts ? Aujourd’hui ! Sur un signe, avec quelques balles, oui, vous pourrez vous enorgueillir de m’avoir fait taire. Mais vous n’arrêterez rien en me supprimant ! Mon message me survit ! Demain, il portera des fruits que vous ne soupçonnez pas ! Et, même si mon appel n’avait pas d’écho, les peuples, noyés par vous dans le sang, ne tarderont pas à comprendre et à se ressaisir ! Après moi, vous verrez se lever contre vous des milliers d’hommes pareils à moi, forts de leur conscience et du sentiment de leur solidarité ! En face de vous et de vos institutions criminelles, se dressent une réalité humaine et une force spirituelle devant lesquelles vos pires moyens de répression sont vains ! Le progrès, l’avenir du monde, travaillent infailliblement contre vous ! Le socialisme international est en marche ! Qu’il ait trébuché, cette fois, c’est possible. Et vous avez sauvagement profité de son faux pas. Oui, vous avez réussi votre mobilisation ! Mais ne vous illusionnez pas sur cette piètre victoire ! Vous ne renverserez pas, à votre profit, l’ordre des choses. C’est l’internationalisme qui, fatalement, triomphera de vous ! qui triomphera sur toute la terre ! Et ce n’est pas avec mon cadavre, que vous lui barrerez le chemin ! » Ses yeux fouillent le masque de M. Faîsme. Masque aveugle, masque de cire. Vague sourire de bouddha, d’une indifférence impénétrable… Jacques tremble de colère. Coûte que coûte, prendre contact avec cet homme, qui est son ennemi ! Avoir, une fois au moins forcé son regard ! Il crie, brutalement : « Monsieur le directeur, regardez-moi ! »

– « Qu’est-ce qu’il y a ? Que dis-tu ? Tu m’as appelé ? » demande Plattner.

Les paupières du général se soulèvent. Un regard sans âme : le regard que le moribond d’hôpital rencontre dans les yeux de l’infirmier professionnel, pour qui l’homme entré en agonie n’est déjà plus qu’un cadavre à ensevelir… Et, tout à coup, une pensée atroce traverse l’esprit de Jacques : « Il fera tuer aussi mon chien. Par Arthur, le gardien, puisqu’il l’a pris pour ordonnance !… »

– « Qu’est-ce que tu dis ? » répète Plattner.

Comme Jacques ne répond pas, il allonge la main dans l’obscurité, et touche la jambe de Jacques, qui ouvre les yeux. Mais ce qu’il voit, d’abord, ce n’est pas la voûte de la bâche, c’est le plafond de la cour d’assises, avec ses caissons dorés. Enfin, il reprend conscience : Plattner, les ballots de tracts, la carriole…

– « Tu m’as appelé ? » répète Plattner.

– « Non. »

– « On ne doit plus être loin de Laufen », remarque le libraire, après un silence. Puis, renonçant à vaincre le mutisme de Jacques, il se tait.

Kappel, couché sur le plancher de la voiture, dort d’un sommeil d’enfant.

De temps à autre, Plattner se dresse, et, par la fente de la bâche, il cherche à regarder dehors. Au bout d’un instant, il annonce, à mi-voix :

– « Laufen ! »

La charrette, au pas, traverse la ville déserte. Il est deux heures.

Une vingtaine de minutes s’écoulent encore. Puis la jument s’arrête.

Kappel sursaute :

– « Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? »

– « Chut ! »

La voiture vient de traverser Röschenz. Il faut maintenant quitter la vallée : à la sortie du village, la route se continue par un chemin de terre abrupt, plein de fondrières desséchées. Andrejew est descendu de son siège. Il éteint les lanternes, et saisit la jument par la bride. L’équipage repart.

Des cahots secouent la voiture ; les ressorts, les arceaux de bois gémissent. Jacques, Plattner et Kappel s’emploient à empêcher le chargement de glisser d’un côté à l’autre de l’étroite caisse. Ces heurts, ce bruit ont éveillé dans la mémoire de Jacques un rythme, une phrase musicale, tendre et nostalgique, et que, d’abord, il ne reconnaît pas… L’étude de Chopin ! Jenny… Le jardin de Maisons-Laffitte… Le salon de l’avenue de l’Observatoire… Le soir, si proche, si lointain, où, sur sa prière, Jenny s’est mise au piano…

Enfin, après une grande demi-heure, nouvel arrêt. Andrejew vient déboucler les courroies de la bâche :

– « On y est. »

Silencieusement, les trois hommes sautent de la voiture.

Il n’est que trois heures. La nuit, bien qu’étoilée, est encore très noire. Pourtant, déjà, vers l’est, le ciel commence à pâlir.

Andrejew attache la jument au tronc d’un petit arbre. Plattner, maintenant, se tait : il semble moins assuré que dans la librairie ; il cherche à percer du regard l’obscurité qui l’entoure. Il murmure :

– « Mais où est-il votre plateau ? »

– « Viens », dit Andrejew.

Les quatre hommes gravissent un talus planté d’arbustes. Au sommet de la pente, au bord du plateau, Andrejew, qui marche devant, s’arrête. Il souffle un instant, pose une main sur l’épaule de Plattner, tend l’autre dans le noir, et explique :

– « À partir de là – tu verras, tout à l’heure – il n’y a plus d’arbres. C’est ça le plateau. Celui qui l’a choisi, tu sais, il connaît son affaire. »

– « Maintenant », conseille Kappel, « il faut vivement décharger la voiture, pour qu’Andrejew puisse repartir. »

– « Allons-y ! » fait Jacques, à voix haute. La fermeté de cette voix le surprend lui-même.

Ils redescendent tous quatre le talus. Le transport des sacs, des bidons, s’effectue en quelques minutes, malgré l’escarpement qui sépare le plateau du chemin.

– « Dès qu’il fera moins noir », dit Jacques, en déposant à terre un paquet de toiles blanches, « nous étalerons les draps sur le plateau, en trois ou quatre points éloignés du centre, pour l’atterrissage. »

– « Maintenant, toi, file avec ta guimbarde ! » grogne Plattner, en s’adressant au Polonais.

Andrejew, tourné vers les trois hommes, reste quelques secondes immobile. Puis il fait un pas vers Jacques. On ne distingue pas l’expression de ses traits. Jacques, spontanément, tend les mains. Il est trop ému pour parler ; il éprouve soudain, pour cet homme qu’il ne reverra plus, une tendresse que l’autre ne soupçonnera jamais. Le Polonais saisit les mains tendues, et, se penchant, il baise Jacques à l’épaule, sans un mot.

Son pas résonne en dévalant la pente. Un miaulement d’essieux : la voiture tourne sur place. Puis, plus rien… Andrejew doit refermer la bâche, ou vérifier le harnais avant de regrimper sur son siège… Enfin la charrette s’ébranle, et le grincement des roues, le gémissement des ressorts, le pas sourd des sabots dans le sol sableux, d’abord distincts, s’évanouissent progressivement dans la nuit. Sans échanger une parole, Plattner, Kappel et Jacques, coude à coude, debout au bord du talus, attendent, plongeant leurs regards dans les ténèbres, vers le bruit qui s’éloigne. Lorsqu’il n’y a plus rien à écouter que le silence, Kappel, le premier, se retourne vers le plateau, et s’allonge nonchalamment sur le sol. Plattner vient s’asseoir à côté de lui.

Jacques est resté debout. Plus rien à faire, maintenant. Attendre le lever du jour, l’avion… L’inaction forcée le livre, de nouveau, à son angoisse. Ah, qu’il aurait souhaité vivre seul ces derniers moments… Pour fuir ses compagnons, il fait quelques pas, devant lui. « Tout va bien, jusqu’ici… Meynestrel, maintenant… On l’entendra de loin… Dès qu’il fera moins nuit, les draps… » L’obscurité est toute frémissante de crissements d’insectes. Rongé de fièvre, titubant de fatigue, tendant à la fraîcheur de la nuit son visage en sueur, il va et vient, au hasard, sur le plateau, trébuchant contre les aspérités du sol, tournant en rond pour ne pas trop s’éloigner de Plattner et de Kappel, dont, par instants, il perçoit dans l’ombre les voix chuchotantes. Enfin, les jambes rompues par cette déambulation d’aveugle, il se laisse glisser à terre, et ferme les yeux.

Il a reconnu, à travers l’épaisseur des murs, ce pas qui glisse sur les dalles. Il savait que Jenny trouverait un moyen de s’introduire dans la prison, de se frayer encore une fois un chemin jusqu’à lui. Il l’attendait, il l’espérait, et pourtant il ne veut pas… Il se débat… Qu’on ferme les portes ! Qu’on le laisse seul !… Trop tard ! Elle vient. Il la voit, à travers les barreaux. Elle avance vers lui, du fond de ce long couloir blanc de clinique, elle glisse vers lui, à demi cachée sous ce voile de crêpe qu’elle n’a pas le droit de relever devant lui. Ils le lui ont défendu… Jacques la regarde, sans faire un mouvement d’accueil… Il ne cherche pas à l’approcher ; il ne cherche plus de contact avec personne : il est de l’autre côté des grilles… Et maintenant, sans qu’il sache comment, il tient entre ses paumes, à travers le crêpe, la petite tête ronde, qui tremble. Sous le voile, il distingue les traits crispés. Elle demande, tout bas : « Tu as peur ? » – « Oui… » Ses dents claquent si fort qu’il a de la peine à articuler ses mots. « Oui, mais personne ne le saura, que toi. » D’une voix surprise et paisible, d’une voix chantante qui n’est pas vraiment la sienne, elle murmure : « Pourtant, c’est la fin… l’oubli de tout, la paix… » – « Oui, mais tu ne sais pas ce que c’est… Tu ne peux pas comprendre… » Derrière lui, quelqu’un est entré dans la cellule. Il n’ose pas tourner la tête ; il crispe les épaules… Tout s’efface. On lui a fixé un bandeau sur les yeux. Des poings le poussent. Il marche. Un air frais glace la sueur sur son cou. Ses pieds foulent du gazon. Le bandeau lui couvre les yeux, mais il voit distinctement qu’il traverse l’esplanade de Plaimpalais, encadrée de troupes. Peu importe les soldats. Il ne pense plus à rien, ni à personne. Il n’a d’attention que pour cet air léger qui l’environne, cette douceur de la nuit finissante et du jour qui naît. Les larmes ruissellent sur ses joues. Il tient haut sa tête aux yeux bandés, et il marche. Il marche à pas fermes, mais par saccades, comme un pantin désarticulé, parce qu’il ne commande plus à ses jarrets, et que le sol lui semble creusé de trous où il enfonce. Peu importe. Il avance. Des rumeurs ont autour de lui un mugissement ininterrompu et doux, comme la chanson du vent. Chaque pas le rapproche du but. Et il lève à deux mains devant lui, comme une offrande, quelque chose de fragile qu’il lui faut porter sans faux pas, jusqu’au bout… Derrière son épaule, quelqu’un ricane… Meynestrel ?…

Lentement, il rouvre les yeux. Au-dessus de lui, le firmament, où déjà les constellations s’effacent. La nuit s’achève ; elle s’éclaire et se colore là-bas, vers l’est, derrière les crêtes dont la ligne se découpe sur un ciel jeune, poudré d’or.

Il n’a pas le sentiment d’un réveil : il a tout oublié de son cauchemar. Son sang bat avec force. Son esprit est lucide, nettoyé comme un paysage après la pluie. L’action approche : Meynestrel va venir. Tout est prêt… Dans sa tête sonore, où les pensées s’enchaînent avec netteté, la phrase de Chopin, de nouveau, s’élève, comme un accompagnement en sourdine, d’une déchirante douceur. Il tire de sa poche son carnet, et en arrache une page qu’il confiera à Plattner. Sans voir ce qu’il écrit, il griffonne :

 

« Jenny, seul amour de ma vie. Ma dernière pensée, pour toi. J’aurais pu te donner des années de tendresse. Je ne t’ai fait que du mal. Je voudrais tant que tu gardes de moi une image… »

 

Un choc amorti, suivi d’un second, vient d’ébranler la terre, sous lui. Il s’arrête, indécis. C’est une suite d’explosions lointaines qu’il entend et qu’il perçoit en même temps par tous ses membres collés au sol. Soudain, il comprend : le canon !… Il fourre le carnet dans sa poche, et se lève d’un bond. Au bord du plateau, près du talus, Plattner et Kappel sont déjà debout. Jacques les rejoint en courant :

– « Le canon ! Le canon d’Alsace ! »

Rassemblés, ils s’immobilisent, le cou tendu, l’œil ouvert et fixe. Oui : c’est la guerre, là-bas, qui attendait la première lueur de l’aube pour reprendre… De Bâle, ils ne l’avaient pas encore entendue…

Et, tout à coup, tandis qu’ils retiennent leur souffle, de l’autre bout de la terre, un bruit différent les fait se retourner, tous trois, en même temps. Ils s’interrogent des yeux. Aucun d’eux n’ose encore nommer ce bourdonnement à peine perceptible, et qui, pourtant, de seconde en seconde, s’amplifie. La canonnade se poursuit au loin, à intervalles réguliers ; mais ils ne l’entendent plus. Tournés vers le sud, ils scrutent ce ciel pâle qu’emplit maintenant le ronronnement de l’insecte invisible…

Brusquement, ensemble, leurs bras se lèvent : un point noir a surgi par-dessus les crêtes de Hoggerwald. Meynestrel !

Jacques crie :

– « Les repères ! »

Chacun d’eux saisit un drap, et s’élance vers un point différent du plateau.

C’est Jacques qui a le plus long trajet à faire. Il court, butant contre les mottes de terre, serrant contre lui le drap plié. Il ne pense plus à rien d’autre qu’à atteindre à temps l’extrémité du plateau. Il n’ose pas perdre une seconde à lever la tête pour suivre le vol de l’avion, dont le grondement l’assourdit, et qui, déjà, décrivant des cercles d’oiseau de proie, semble fondre sur lui pour le cueillir et l’emporter.

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