III

Meynestrel habitait assez loin de la place Grenus, dans ce quartier de Carouge qu’avaient adopté beaucoup de révolutionnaires, principalement les réfugiés russes. C’était une banlieue sans caractère, au bord de l’Arve, au-delà de la plaine de Plainpalais. Des entrepreneurs qui avaient besoin d’espace, marchands de bois ou de charbon, fondeurs, carrossiers, parqueteurs, ornemanistes, y avaient installé leurs chantiers : le long des rues larges et aérées, leurs hangars alternaient avec des îlots de vieilles maisons, des jardins mutilés et des terrains à lotir.

L’immeuble où logeait le Pilote s’élevait au coin du quai Charles-Page et de la rue de Carouge, à l’entrée du Pont-Neuf : une longue bâtisse de trois étages, jaunasse, plate et sans balcons, mais qui, sous le soleil d’été, prenait des tons savoureux de crépi italien. Des nuées de mouettes passaient devant les fenêtres, et s’ébattaient sur les berges de l’Arve, dont le cours rapide mais peu profond se donnait des airs de torrent en couvrant d’écume ses rochers à fleur d’eau.

Meynestrel et Alfreda occupaient, au fond d’un couloir, un appartement de deux pièces, séparées par une étroite entrée. L’une, la moins grande, servait de cuisine ; l’autre, de chambre et de bureau.

Près de la fenêtre ensoleillée dont les persiennes étaient closes, Meynestrel, penché sur une petite table volante, travaillait en attendant l’arrivée de Jacques. D’une écriture menue, fébrile, pleine d’abréviations, il jetait sur des feuillets de papier pelure quelques brèves notes, qu’Alfreda se chargeait de déchiffrer, et qu’elle tapait ensuite, à l’aide d’une vieille machine à écrire.

Pour l’instant, le Pilote était seul. Alfreda venait de quitter la chaise où elle s’asseyait toujours, une chaise basse, placée tout contre celle de Meynestrel. Profitant d’un arrêt dans le travail de son maître, elle était allée dans la cuisine faire couler le robinet pour emplir une carafe d’eau fraîche. L’odeur acidulée d’une compote de pêches, qui mijotait à feu doux sur le gaz, flottait dans l’air chaud : ils se nourrissaient presque exclusivement de laitage, de légumes et de fruits cuits.

– « Freda ! »

Elle acheva de rincer le filtre à café qu’elle tenait à la main, le mit à égoutter, et s’essuya vivement les doigts.

– « Freda ! »

– « Oui… »

Elle se hâta de revenir vers lui, et vint se rasseoir sur la chaise basse.

– « Où étais-tu donc, petite fille ? » murmura Meynestrel en mettant la main sur la nuque brune, inclinée. La question n’appelait aucune réponse. Il l’avait posée d’une voix rêveuse, sans interrompre son travail.

Le visage levé, elle souriait. Son regard était chaud, fidèle et calme. Ses prunelles, largement dilatées, exprimaient le désir de tout voir, de tout comprendre, de tout aimer ; mais il n’y perçait jamais la moindre lueur d’insistance ni de curiosité. Elle semblait née pour contempler et pour attendre. Dès que Meynestrel se mettait, pour elle, à penser tout haut (ce qu’il faisait sans cesse), elle se tournait vers lui et semblait écouter avec ses yeux. Parfois, quand la pensée était subtile, elle approuvait d’un battement des cils. Cette présence toute proche, silencieuse et constamment attentive, c’était tout ce dont Meynestrel avait besoin : mais de cela, maintenant, il avait besoin autant que d’air pour vivre.

Elle n’avait que vingt-deux ans : elle était de quinze ans plus jeune que lui. Personne n’aurait su dire au juste comment ils s’étaient rencontrés, ni quelle sorte d’union les liait, sous les apparences de leur vie commune. Ils étaient arrivés ensemble à Genève, l’année précédente. Meynestrel était Suisse. Elle, on la savait d’origine sud-américaine, bien qu’elle ne fît guère allusion à sa famille ni à son enfance.

Meynestrel continuait à griffonner. Sa figure mince, – encore allongée par une barbe noire, taillée courte et en pointe, – se penchait en avant. Le front étroit et comme serré aux tempes, saillait dans la lumière. Sa main gauche s’attardait sur la nuque d’Alfreda. Immobile, l’échine courbée, la jeune femme se prêtait à cette caresse avec la frémissante immobilité d’une chatte.

Sans déplacer la main, Meynestrel s’arrêta d’écrire, regarda dans le vague, et secoua négativement la tête :

– « Danton disait : Nous voulons mettre dessus ce qui est en dessous, et dessous ce qui est en dessus. Ça, petite fille, c’est un mot de politicien. Ce n’est pas un mot de socialiste révolutionnaire. Louis Blanc, Proudhon, Fourier, Marx, n’auraient jamais dit ça. »

Elle tourna les yeux vers lui. Mais il ne la regardait pas. Son visage, levé maintenant vers le haut de la fenêtre où les persiennes laissaient passer un rai de soleil, restait impassible. Les traits étaient réguliers, mais étrangement dénués de vie. Le teint, sans être maladif, était grisâtre, comme si le sang, sous la peau, eût été incolore ; les lèvres, sous la moustache noire coupée ras, étaient exactement du même ton que la chair. Toute la vitalité se trouvait concentrée dans les yeux : ils étaient petits et bizarrement rapprochés ; les prunelles, très noires, occupaient toute la place libre dans la fente des paupières, laissant à peine paraître le blanc ; leur éclat avait une intensité presque insoutenable, et cependant il n’en émanait aucune chaleur. Ce regard sans nuances, uniquement lucide, et toujours tendu, semblait-il, à la limite de l’attention, n’était pas tout à fait celui d’un homme : il subjuguait et irritait ; il faisait penser au regard pénétrant, sauvage, mystérieux, de certains animaux, de certains singes.

– « … les syllogismes de l’idéologie individualiste », murmura-t-il, d’un trait, comme s’il achevait une pensée intérieure.

La voix était sans force, tout unie. Il parlait presque toujours par phrases brèves, sibyllines, qu’il semblait pousser devant lui, d’une haleine pauvre mais inépuisable. La façon dont il liait dans un seul souffle, en détachant néanmoins chacune des syllabes, une suite de mots glissants tels que « syllogismes de l’idéologie individualiste » rappelait la virtuosité d’un violoniste qui rassemble dans le même coup d’archet une cascade de doubles croches.

– « Le socialisme de classe n’est pas le socialisme », continua-t-il. « Renverser l’ordre des classes, c’est seulement substituer un mal à un autre, une oppression à une oppression. Toutes les classes actuelles souffrent. Le régime du profit, la tyrannie de la concurrence, l’individualisme exaspéré, assujettissent aussi le patronat. Seulement, il ne le comprend pas. » Par deux fois, il se toucha la poitrine en toussotant ; et il prononça, très vite : « Fondre largement, dans une société sans classes, par une nouvelle organisation du travail, tous les éléments sains, indistinctement : voilà ce qu’il faut, petite fille… »

Puis il se remit à écrire.

 

Le nom de Meynestrel était lié aux débuts de l’aviation. À la fois pilote et ingénieur-mécanicien, il était de ceux auxquels la S. A. S. avait fait appel lors de la création de l’usine de Zurich ; et plusieurs dispositifs, encore en usage, portaient son nom. À cette époque ses essais successifs pour survoler les Alpes l’avaient signalé à l’attention du grand public. Mais, blessé à la jambe dans l’accident qui lui avait fait manquer son raid de Zurich-Turin (et où peu s’en était fallu qu’il ne trouvât la mort), il avait renoncé au pilotage. Puis, à la suite des grèves de la S. A. S., au cours desquelles il avait délibérément déserté son bureau de technicien pour prendre part au mouvement ouvrier, il avait brusquement quitté la Suisse. Qu’était-il devenu ? Était-ce en Europe orientale qu’il avait passé ces années d’absence ? Il était très au courant des questions russes, et il avait eu plusieurs fois l’occasion de montrer qu’il se débrouillait assez bien parmi les dialectes slaves ; mais il connaissait aussi les choses d’Asie Mineure et d’Espagne. Il avait eu certainement des rapports personnels avec la plupart des personnages influents du mondé révolutionnaire d’Europe ; il était même en correspondance suivie avec nombre d’entre eux ; mais, dans quelles circonstances, dans quel dessein, les avait-il approchés ? Il parlait d’eux avec un mélange déroutant de précision et de vague, toujours à propos d’autre chose, pour apporter un supplément d’information dans un débat d’ordre général ; et lorsqu’il citait un mot typique qu’il semblait avoir entendu, un événement dont il semblait avoir été témoin, jamais il ne se donnait la peine d’expliquer la part qu’il avait prise à l’affaire. Ses allusions étaient toujours incidentes ; le ton, lorsqu’il s’agissait de faits, de doctrines, d’individus, était sérieux et documenté ; mais évasif jusqu’à la blague, dès qu’il s’agissait de lui.

Et, pourtant, il donnait l’impression de s’être toujours trouvé présent là où il s’était passé quelque chose ; ou, du moins, de savoir mieux que personne ce qui s’était réellement passé tel jour, à tel endroit ; et d’avoir, sur l’événement, une vue particulière qui lui permettait d’en tirer des déductions inattendues et irréfutables.

Pourquoi était-il venu à Genève ? « Pour être tranquille », avait-il dit, un jour. Pendant les premiers mois, il avait vécu en sauvage, fuyant les réfugiés autant que les membres du Parti suisse, passant ses journées dans les bibliothèques, avec Alfreda, à lire, à annoter les œuvres des doctrinaires de la Révolution ; sans, autre but, semblait-il, que de parfaire sa culture politique.

Puis, un jour, Richardley, un jeune militant genevois, avait réussi à l’amener au Local, où se réunissait chaque soir un groupe assez disparate de révolutionnaires suisses et étrangers. Ce milieu lui avait-il été sympathique ? Il n’y avait pas ouvert la bouche ; mais il y était revenu, de lui-même, le lendemain. Et très vite, sa forte personnalité s’était imposée. Dans ce groupement de théoriciens momentanément condamnés à l’inaction, au bavardage, la vigueur de cet esprit critique, cette compétence jamais en défaut et qui semblait le fruit de l’expérience plutôt que celui de la lecture ou de la compilation, cet instinct qui ramenait toutes les questions sur le plan du concret et qui tendait toujours à assigner des buts pratiques à la pensée révolutionnaire, cet art qu’il avait, dans les problèmes sociaux les plus enchevêtrés, de dégager aussitôt l’essentiel et de le résumer en quelques formules frappantes – lui avaient assuré, sur tous, un ascendant exceptionnel. En quelques mois, il était devenu le centre, l’animateur, de ce groupement ; certains eussent dit « le chef ». Il y venait quotidiennement, sans que s’éclaircît le mystère dont il s’entourait ; mystère d’un homme qui veut, prendre du recul, qui se réserve, qui « se prépare ».

– « Viens par ici », dit Alfreda en faisant, entrer Jacques dans la cuisine. « Il travaille. »

Jacques s’épongeait le front.

– « Si ça te tente ? » proposa-t-elle, en montrant la carafe sous le filet d’eau de l’évier.

– « Je crois bien ! »

Le verre qu’elle emplit se couvrit aussitôt de buée. Elle se tenait devant lui, la carafe à la main, dans cette attitude humble et serviable qui lui était habituelle. Son visage mat, à peine poudré, son nez camus, sa bouche d’enfant qui se gonflait comme une fraise mûre lorsqu’elle joignait les lèvres, ses yeux légèrement fendus vers les tempes, et cette frange noire, raide, lustrée, qui lui mangeait le front jusqu’aux sourcils, la faisaient ressembler à une poupée japonaise, fabriquée en Europe. « Peut-être aussi à cause de son kimono bleu », songea-t-il. Alors, tout en buvant, la question de Pat’ lui revint en mémoire : « Est-ce que tu crois qu’Alfreda est contente, avec son Pilote ? » Il dut s’avouer qu’il ne la connaissait guère, bien qu’elle assistât toujours à ses conversations avec Meynestrel. Il avait pris l’habitude de la considérer, moins comme un être vivant, que comme un accessoire domestique – plus exactement, comme un fragment de Meynestrel. Il s’avisa, pour la première fois, de la gêne légère qu’il éprouvait quand il se trouvait seul avec Alfreda.

– « Encore un ? »

– « Volontiers. »

Son chocolat lui avait donné soif. Il réfléchit qu’il n’avait pas déjeuné et qu’il avait une alimentation absurde. Puis, brusquement, une idée saugrenue lui passa par la tête : « Ai-je seulement éteint ma lampe à alcool ? ». Il fit appel à sa mémoire. Mais ses souvenirs restaient incertains.

La voix du Pilote retentit à travers la cloison :

– « Freda ! »

– « Oui… »

Elle sourit et regarda Jacques avec un clin d’œil amusé, complice, qui semblait dire : « Quel grand enfant capricieux j’ai là ! »

– « Viens », dit-elle.

Meynestrel s’était levé. Il se tenait, à contre-jour, devant la fenêtre dont il venait d’entrouvrir les persiennes. Un rayon de soleil entrait dans la chambre, éclairait le grand lit bas, les murs nus, la table où rien ne traînait que le stylo et quelques feuillets rassemblés.

Debout dans son pyjama de coton gris, Meynestrel paraissait grand. Le corps était svelte, assez étroit du buste ; les épaules, pourtant, avaient tendance à se voûter. Ses yeux perçants se fixèrent sur ceux de Jacques, tandis qu’il lui tendait la main.

– « Je t’ai dérangé, mais nous serons plus tranquilles ici qu’à la Parlote… Tiens, petite fille, voilà, du travail pour toi », ajouta-t-il en passant à Alfreda un volume marqué d’un signet.

Docile, elle prit sa machine, s’accroupit sur le parquet, le dos contre le lit, et commença son pianotage. Meynestrel et Jacques s’assirent auprès de la table. Le visage du Pilote était devenu soucieux. Il s’appuya au dossier de sa chaise, et allongea sa jambe. (Son accident lui avait laissé au genou droit une raideur qui, certains jours, le faisait boiter légèrement.)

– « Une histoire embêtante », fit-il, en guise de préambule. « Quelqu’un m’a écrit. Il y en a deux, paraît-il, dont nous devons nous méfier. Primo : Guittberg. »

– « Guittberg ? » s’écria Jacques.

– « Secundo : Tobler. »

Jacques se taisait.

– « Ça te surprend ? »

– « Guittberg ? » répéta Jacques.

– « Voilà la lettre », continua Meynestrel, en tirant une enveloppe de la poche de son pyjama. « Lis. »

– « Oui », murmura Jacques, après avoir lu posément la lettre, qui constituait un long et froid réquisitoire, non signé.

– « Tu sais la place que Guittberg et Tobler ont prise dans le mouvement croate. Ils viendront à Vienne, pour le Congrès. Il importe donc de savoir quelle confiance on peut avoir en eux. C’est grave. Je ne veux alerter personne avant d’être sûr. »

– « Oui », dit encore Jacques. Il faillit ajouter : « Que comptez-vous faire ? » Mais il se retint. Bien que ses rapports avec Meynestrel fussent empreints d’une certaine camaraderie, il conservait d’instinct certaines distances.

Comme s’il eût prévu la question, Meynestrel prit la parole.

– « Primo… » (Il poussait jusqu’à la manie le souci d’être clair, et commençait fréquemment ses phrases par un Primo net et cassant – qui, d’ailleurs, n’était pas toujours suivi d’un Secundo.). « Primo : pour avoir une certitude, un seul moyen : l’enquête sur place. À Vienne. Une enquête menée sans tapage. Par quelqu’un qui n’attire pas l’attention. De préférence quelqu’un qui ne soit inscrit à aucun parti… Mais », continua-t-il en regardant Jacques avec insistance, « quelqu’un de sûr. Je veux dire dont le jugement offre des garanties. »

– « Oui », dit Jacques, surpris et secrètement flatté. Il songea aussitôt, sans déplaisir : « Fini, de poser… Tant pis pour Pat’. » Puis, une seconde fois, la pensée de sa lampe à alcool lui revint à l’esprit.

Il y eut quelques secondes de silence, pendant lesquelles on n’entendit plus que le cliquetis de la machine et le murmure lointain de source que faisait l’eau coulant sur l’évier.

– « Tu acceptes ? » fit Meynestrel.

Jacques acquiesça d’un bref mouvement de tête.

– « Il faudra partir dans deux jours », reprit Meynestrel. « Le temps de réunir les pièces. Et rester à Vienne tout le temps nécessaire. Quinze jours, s’il le faut. »

Alfreda leva un instant les yeux vers Jacques, qui, sans répondre, inclinait de nouveau la tête ; puis elle reprit son travail.

Meynestrel poursuivit.

– « À Vienne, tu as Hosmer qui t’aidera. »

Il s’interrompit : on venait de frapper à la porte d’entrée.

– « Va voir, petite fille… Si Tobler a vraiment reçu de l’argent », dit-il en se tournant vers Jacques, « Hosmer doit le savoir. »

Hosmer était un ami de Meynestrel. Il était Autrichien et vivait à Vienne. Jacques l’avait connu, l’année d’avant, à Lausanne, où Hosmer était venu passer quelques jours. Cette rencontre lui avait laissé une impression profonde. C’était la première fois qu’il s’était trouvé en contact avec un de ces révolutionnaires cyniquement opportunistes, indifférents aux moyens, pour qui le but final est vraiment l’unique objectif, et qui sont insensibles à la honte de revêtir au besoin des uniformes provisoires, pourvu que leurs compromissions servent, si peu que ce soit, la cause de la révolution.

Alfreda revint et annonça :

– « C’est Mithœrg. »

Meynestrel se tourna vers Jacques et grommela :

– « Nous en reparlerons tout à l’heure, à la Parlote… Entre, Mithœrg », fit-il, en élevant la voix.

 

Mithœrg portait de grandes lunettes rondes sous des sourcils en arc de cercle qui lui donnaient une expression constamment alarmée. Le visage était charnu, les traits mous, un peu bouffis, comme ceux d’un noctambule qui n’a pas dormi son content.

Meynestrel s’était levé :

– « Qu’est-ce qui t’amène, Mithœrg ? ».

Le regard de Mithœrg fit le tour de la pièce, se posa sur le Pilote, sur Jacques, puis sur Alfreda.

– « C’est le Janotte qui vient d’arriver au Local », expliqua-t-il.

« Non », se dit Jacques, « je ne suis pas bien sûr d’avoir soufflé la mèche. Après avoir rempli mon bol, très possible que j’aie replacé la casserole sur le réchaud, sans l’éteindre… J’ai vidé le bol et je suis parti… La mèche flambait peut-être encore… » Il se taisait, l’œil fixe.

– « Janotte tenait beaucoup à vous voir avant sa conférence de ce soir », poursuivit Mithœrg. « Mais il est si tellement éreinté du voyage… Il supporte mal la chaleur… »

– « Trop de crinière… », murmura Alfreda.

– « Aussi est-il allé, un peu dormir… Mais il a voulu que je vous porte son meilleur salut. »

– « Très bien, très bien… » fit Meynestrel, d’une voix de fausset tout à fait inattendue. « Mon petit Mithœrg, nous nous en foutons inexprimablement, de Janotte… N’est-ce pas, petite fille ?… » Tout en parlant, il avait posé le bras sur l’épaule charnue d’Alfreda, et sa main caressait les cheveux de la jeune femme.

– « Le connais-tu ? » demanda Alfreda, en tournant malicieusement les yeux dans la direction de Jacques.

Jacques n’écoutait pas. Il cherchait en vain dans sa mémoire quelque détail précis qui pût le rassurer. Il croyait bien avoir posé la casserole à terre. Alors, sans doute avait-il aussi soufflé la flamme, et remis le bouchon ? Pourtant…

– « Il a une tignasse de vieux lion blanchi », continuait Alfreda en riant. « Ce champion de l’anticléricalisme s’est fait la tête d’un organiste de cathédrale ! »

– « Zzzt, petite fille…, », gronda doucement Meynestrel.

Mithœrg, décontenancé, souriait un peu jaune. Ses cheveux hérissés lui donnaient facilement l’air de quelqu’un qui va se mettre en colère. Il s’y mettait, d’ailleurs, assez souvent.

Il était d’origine autrichienne. Cinq années auparavant, pour se dérober au service militaire, il avait quitté Salzbourg, où il commençait ses études de pharmacie. Installé en Suisse, d’abord à Lausanne, puis à Genève, il y avait achevé ses études professionnelles et travaillait régulièrement, quatre jours par semaine, dans un laboratoire. Mais la sociologie l’occupait plus que la chimie. Doué d’une prodigieuse mémoire, il avait tout lu, tout retenu, tout rangé en ordre dans sa tête carrée. On pouvait le consulter comme un manuel. Ses camarades, et Meynestrel tout le premier, ne s’en faisaient pas faute. Il était un théoricien de la violence. Au demeurant, sensible, sentimental, timide et malheureux.

– « Le Janotte, il a déjà promené sa conférence un peu partout », reprit-il posément. « Il est très fort renseigné sur l’Europe. Il vient de Milano. En Autriche, il a passé deux jours près de Trotsky. Ce qu’il raconte est curieux. Nous avons le plan, après sa conférence, de l’emmener au Café Landolt, pour le faire raconter. Vous viendrez, n’est-ce pas ? » fit-il en regardant Meynestrel, puis Alfreda. Il ajouta, tourné vers Jacques : « Et toi ? »

– « Au Landolt, oui, peut-être », dit Jacques, « mais à la conférence, non ! » Son obsession l’avait rendu nerveux ; et puis, bien qu’il fût affranchi depuis longtemps de toute croyance religieuse, l’anticléricalisme des autres l’agaçait presque toujours. « Rien que le titre a je ne sais quoi de puérilement agressif : Les preuves de l’inexistence de Dieu ! » Il sortit de sa poche un papier vert qui ressemblait à un prospectus. « Et sa déclaration-programme ! » s’écria-t-il, en haussant les épaules. Il lut, avec emphase : « Je me propose de vous soumettre un système de l’Univers qui rende définitivement inutile tout recours à l’hypothèse d’un Principe spirituel… »

– « Facile de moquer sur le style », interrompit Mithœrg, en roulant des yeux ronds. (Quand il s’animait, ses glandes salivaires sécrétaient avec surabondance, et ses paroles s’accompagnaient d’un bruit d’éclaboussure.) « Je suis d’accord que ces choses pourraient être en meilleure philosophie rationnelle. Mais je ne crois pas inutile de dire ces choses, de les redire. C’est véritablement par la superstition que les clergés, pendant des siècles, ont eu la domination sur les hommes. Sans les religions les hommes n’auraient pas eu si longtemps l’acceptation de la misère. Ils seraient depuis longtemps révoltés. Et libres ! »

– « C’est possible », concéda Jacques, en froissant le programme, et en le lançant avec gaminerie par l’entrebâillement des persiennes. « Et il est possible aussi que ce genre de laïus soulève ce soir des applaudissements, comme à Vienne, comme à Milan… Et je ne méconnais pas ce qu’il y a de touchant dans ce besoin de comprendre et de s’affranchir qui rassemble, malgré la chaleur, dans une atmosphère enfumée, irrespirable, plusieurs centaines d’hommes et de femmes, qui seraient tellement, tellement mieux, assis au bord du lac, à regarder la nuit, les étoiles… Mais, moi, consacrer ma soirée à écouter ça, non : au-dessus de mes forces ! »

Sa voix, aux derniers mots, avait brusquement fléchi. Il venait de se représenter, avec tant de précision, les flammes tordant les papiers épars sur sa table et gagnant le rideau de la fenêtre, que sa gorge s’était serrée. Meynestrel, Alfreda, et Mithœrg lui-même qui n’était pas particulièrement observateur, le regardèrent, surpris.

– « Maintenant, au revoir », dit-il brièvement.

– « Tu ne viens pas au Local avec nous ? » demanda Meynestrel.

Jacques avait déjà en main le bouton de la porte.

– « Il faut d’abord que je passe chez moi », jeta-t-il.

 

Dans la rue de Carouge, il se mit à courir. Au rond-point de Plainpalais, il vit un tram qui démarrait, et s’élança sur la plate-forme. Mais, à l’arrêt des quais, pris d’impatience, il sauta de la voiture et gagna le pont au pas gymnastique.

Ce fut seulement lorsqu’il déboucha de la rue des Étuves, et qu’il aperçut le décor familier de la place Grenus, l’urinoir, la paisible façade du Globe, que cette terreur panique s’évanouit comme par enchantement.

« Suis-je bête », songea-t-il.

Il se rappelait maintenant qu’il avait coiffé la mèche avec le bouchon de cuivre, et même qu’il s’était brûlé le bout des doigts. Il sentait encore la cuisson au gras du pouce, et regarda son doigt pour y trouver la trace de la brûlure. Le souvenir, cette fois, était à ce point précis, indubitable, qu’il ne prit même pas la peine de grimper les trois étages pour en vérifier l’exactitude. Tournant les talons, il redescendit vers le Rhône.

Du pont, la vieille ville, harmonieusement étagée, depuis son soubassement de verdure qui baignait dans l’eau, jusqu’aux tours de Saint-Pierre, se découpa devant lui sur le fond bleu des Alpes. Il se répétait : « Est-ce bête !… » La disproportion entre l’insignifiance de l’aventure et le trouble où elle l’avait jeté restait pour lui une énigme. Il se rappelait d’autres exemples. Ce n’était pas la première fois qu’il était pareillement le jouet de son imagination. « Comment puis-je, à ces moments-là, perdre aussi complètement tout contrôle sur moi-même ? » se demanda-t-il. « Avec quelle étrange, quelle maladive complaisance, je cède à l’inquiétude ! Pas seulement à l’inquiétude : au scrupule… »

Essoufflé, trempé de sueur, il gravit à petits pas, sans les voir, ces ruelles familières, sombres et fraîches, coupées de paliers et de perrons, qui montaient à l’assaut de la cité, entre d’anciennes maisons à échoppes de bois.

Il se trouva dans la rue Calvin, sans s’être aperçu du chemin. Elle suivait la ligne de faîte ; solennelle et triste, elle portait bien son nom. L’absence de boutiques, l’alignement des façades en pierre grise, sévères et dignes, les existences austères qu’on imaginait derrière ces hautes croisées, éveillaient l’idée d’un puritanisme cossu. Au fond de cette perspective chagrine, l’apparition ensoleillée de la place Saint-Pierre, avec son fronton, sa colonnade et ses vieux tilleuls, s’offrait comme une récompense.

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