IX

À quelques mètres en arrière, Mithœrg marchait auprès de Paterson et d’Alfreda, sans prendre part à leur conversation.

La jeune femme trottinait aux côtés de l’Anglais, dont les grandes jambes faisaient un pas tandis qu’elle en faisait deux. Elle bavardait librement, et se tenait si près de son compagnon que, à tout instant, le coude de Paterson lui frôlait l’épaule.

– « Quand je l’ai vu pour la première fois », disait-elle, « c’était au moment des grèves. J’étais venue assister à un meeting, entraînée par des amis de Zurich. Il a pris la parole. Nous étions dans les premiers rangs. Je le regardais. Ses yeux, ses mains… À la fin du meeting, on s’est battu. J’ai lâché mes amis, j’ai couru me mettre auprès de lui… » (Elle semblait surprise elle-même des souvenirs qu’elle évoquait.) « Et, depuis, je ne l’ai pas quitté. Pas un seul jour ; pas même deux heures de suite, je crois… »

Paterson jeta un regard vers Mithœrg, hésita et dit, à mi-voix, sur un ton bizarre :

– « Tu es sa mascotte… »

Elle rit :

– « Pilote est plus gentil que toi, Pat’… Il ne dit pas “mascotte”, lui. Il dit “ange gardien”. »

Mithœrg n’écoutait que d’une oreille. Il poursuivait intérieurement sa discussion avec Jacques. Il était sûr d’avoir raison. En Jacques, il appréciait le Camm’rad, et il avait même essayé de s’en faire un ami ; mais il jugeait avec sévérité le partisan. Il éprouvait en ce moment une sourde animosité contre lui : « J’aurais dû lui jeter ses vérités en face, une bonne fois !… Et justement devant le Pilote ! » Mithœrg était de ceux que l’intimité de Jacques avec Meynestrel déconcertait le plus. Non qu’il en fût mesquinement jaloux : il en souffrait plutôt comme d’une injustice. Il ne doutait pas d’avoir eu, tout à l’heure, le tacite assentiment du Pilote. Le silence ambigu de Meynestrel lui avait causé un vif dépit. Il souhaitait une occasion de tirer la chose au clair, non sans un aigre désir de revanche.

 

Meynestrel et Jacques, qui avaient de l’avance, s’étaient arrêtés devant l’entrée de la promenade des Bastions. (En coupant à travers le jardin, on arrivait directement à la rue Saint-Ours.)

Le soleil se couchait. Derrière les grilles, une buée d’or flottait encore sur les parterres de gazon. La fin de ce dimanche avait attiré beaucoup de flâneurs à la Promenade, qui était le Luxembourg de l’Université genevoise. Tous les bancs étaient occupés, et des grappes animées d’étudiants déambulaient dans les allées rectilignes, où les hauts ombrages entretenaient un peu de fraîcheur.

Laissant derrière lui Alfreda et l’Anglais, Mithœrg hâta le pas pour rejoindre les deux hommes.

– « … une conception tout de même un peu grossière de la vie », disait Jacques : « le fétichisme de la prospérité matérielle ! »

Mithœrg le toisa, et, délibérément, sans savoir de quoi il était question, se jeta à la traverse :

– « Quoi maintenant ? Voilà, je suis sûr qu’il reproche les « appétits matériels » des révolutionnaires ! » grogna-t-il, avec un petit ricanement de mauvais augure.

Jacques, surpris, l’examina affectueusement. Les sautes d’humeur de l’Autrichien le trouvaient toujours plein d’indulgence. Il tenait Mithœrg pour un camarade éprouvé, peu démonstratif, mais d’un exceptionnel loyalisme dans l’amitié. Il avait compris que sa rudesse venait de sa solitude, d’une enfance malheureuse, et d’un orgueil susceptible sous lequel Mithœrg dissimulait sans doute quelque lutte intime ou quelque faiblesse. (Jacques ne se trompait pas. Ce Germain sentimental portait en lui une détresse : il se savait laid, et il s’exagérait maladivement cette laideur ; au point, certains jours, de désespérer de tout.)

Complaisamment, Jacques expliqua :

– « Je disais au Pilote que beaucoup d’entre nous ont encore une manière de penser, de sentir, de vouloir le bonheur, qui reste formellement capitaliste… Ne crois-tu pas ? Être révolutionnaire, qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas, avant tout, une attitude personnelle, intérieure ? Si ce n’est pas, avant tout, d’avoir fait la révolution en soi-même, de s’être purgé l’esprit des habitudes qu’y a laissées l’ordre ancien ? »

Meynestrel jeta vers lui un coup d’œil rapide. « Purgé », songeait-il, amusé. « Curieux petit Jacques… Si bien désembourgeoisé, c’est vrai… L’esprit purgé des habitudes, oui ! – sauf de la plus foncièrement bourgeoise de toutes ! l’habitude de mettre l’esprit lui-même à la base de tout ! »

Jacques poursuivait :

– « Or, je suis souvent frappé de l’importance, du respect inconscient, que la plupart continuent à porter aux biens matériels… »

Mithœrg, buté, l’interrompit :

– « C’est un peu vraiment facile de faire le reproche du matérialisme au pauvre type qui crève de faim, et qui se révolte, d’abord, pour vouloir manger ! »

– « Bien entendu », coupa Meynestrel.

Jacques concéda aussitôt :

– « Rien n’est plus légitime que cette révolte-là, Mithœrg… Seulement, beaucoup d’entre nous ont l’air de penser que la révolution sera faite le jour où le capitalisme aura été exproprié, et où le prolétariat aura pris sa place… Installer d’autres profiteurs à la place de ceux qu’on aura chassés, ça ne serait pas détruire le capitalisme, ça serait seulement le changer de classe. Et la révolution, ça doit être autre chose que le triomphe d’une classe, fût-elle la plus nombreuse, fût-elle la plus spoliée. Je veux le triomphe d’un ordre général… d’un ordre largement humain, où tous, indistinctement… »

– « Bien entendu », fit Meynestrel.

Mithœrg grogna :

– « Le mal, c’est le profit !… Seul moteur, aujourd’hui, de toute l’activité humaine ! Tant que nous n’aurons pas déraciné du monde cette chose !… »

– « C’est à quoi je voulais en venir », reprit Jacques, « Déraciner… Crois-tu que ce sera facile ? Quand on constate que, même nous, nous ne parvenons pas à extirper de nous cette notion-là ? Même nous, révolutionnaires !… »

Mithœrg, sans doute, pensait de même. Néanmoins, il n’eut pas la bonne foi d’en convenir : il ne pouvait résister plus longtemps à la tentation de blesser son ami. Il dévia la question, en ricanant :

– « Nous, révolutionnaires ? Mais tu n’as jamais été un révolutionnaire, toi ! »

Jacques, dérouté par cette attaque personnelle, se tourna machinalement vers Meynestrel. Mais le Pilote se contentait de sourire ; et ce sourire n’avait rien du réconfort que Jacques cherchait.

– « Quelle mouche te pique ? » balbutia-t-il.

– « Un révolutionnaire », repartit Mithœrg, avec une acrimonie qu’il ne se donnait plus la peine de dissimuler, « c’est un croyant ! Voilà ! Toi, tu es quelqu’un qui réfléchit, un jour, ça, et demain, ça… Tu es quelqu’un qui a des opinions, tu n’es pas quelqu’un qui a une croyance !… La croyance, c’est une grâce ! Elle n’est pas pour toi, Camm’rad ! Tu ne l’as pas, jamais tu ne l’auras… Non, non ! Je te connais bien ! Ce qui te plaît, à toi, c’est de balancer d’abord d’un côté, et ensuite d’un autre… Comme le bourgeois, sur son sofa, avec sa pipe, qui joue, bien tranquille, avec le contre et avec le pour ! Et il est tout content de sa finesse, et il balance sur le sofa ! Toi, tout pareil, Camm’rad ! Tu cherches, tu doutes, tu rationalises, tu frappes ton nez à droite, à gauche, sur les contradictions, que tu fabriques du lever jusqu’au coucher ! Et tu es content de ta finesse !… Pas de croyance !… » cria-t-il. Il s’était rapproché de Meynestrel : « N’est-ce pas, Pilote ? Alors il ne doit pas dire : “Nous, révolutionnaires” ! »

Meynestrel eut un nouveau sourire, bref, impénétrable.

– « Quoi ? Qu’est-ce que tu me reproches, Mithœrg ? » hasarda Jacques, de plus en plus désorienté. « De n’être pas un sectaire ? Non. » (Son embarras tournait peu à peu à la colère, et ce glissement ne s’opérait pas sans lui causer une sensation de plaisir.) Il ajouta sèchement : « Je regrette. Je viens justement de m’expliquer là-dessus avec le Pilote. Je t’avoue que je n’ai aucune envie de recommencer. »

– « Un dilettante, voilà ce que tu es, Camm’rad ! » reprit Mithœrg avec force. (Comme toujours lorsque la passion l’entraînait, une intempestive abondance de salive le faisait bredouiller.) « Un dilettante rationaliste ! Je pense : un protestant ! Tout à fait un protestant ! Le libre esprit d’examiner, le libre jugement de conscience, et cætera… Tu es avec nous par la sympathie, oui : mais tu n’es pas avec nous tendu dans un seul but ! Et je pense : Le Parti, il est trop empoisonné par des comme toi ! Par des timides qui hésitent toujours, et qui veulent devenir juges de la doctrine ! On vous laisse aller avec nous. Peut-être on a tort ! Votre manie de discuter rationnellement toutes les choses, elle s’attrape comme une maladie. Et bientôt tout le monde commencera à avoir des doutes, et à balancer à droite, à gauche, au lieu de marcher droit pour la révolution !… Vous êtes capables peut-être, une fois, de faire un acte de héros, individuellement. Mais qu’est-ce que c’est, un acte individuel ? Rien ! Un vrai révolutionnaire, il doit accepter qu’il n’est pas un héros. Il doit accepter d’être un quelqu’un perdu dans la communauté. Il doit accepter d’être rien du tout ! Il doit attendre, en patience, le signal donné à tous ; et seulement alors, il se lève pour marcher avec tous… Ach, toi, philosophe, tu peux trouver cette obédience-là méprisable pour un cerveau comme le tien. Mais je dis : pour cette obédience-là, il faut avoir une âme plus forte, oui, plus fidèle, plus haute, que pour être un dilettante rationaliste ! Et, cette force-là, c’est seulement la croyance qui la donne ! Et, le vrai révolutionnaire, il a cette force, parce qu’il a la croyance, parce qu’il est tout entier croyance, sans discussion !… Oui, mon Camm’rad ! Et tu peux regarder le Pilote. Il ne dit rien, mais je sais qu’il pense avec moi… »

À ce moment, Paterson passa comme une flèche entre Mithœrg et Jacques :

– « Écoutez donc ! Qu’est-ce qu’on crie ? »

– « Qu’est-ce qu’il y a ? » dit Meynestrel, en se retournant vers Alfreda.

Ils avaient traversé la Promenade et débouchaient dans la rue Candolle. Trois vendeurs de journaux, venant vers eux, zigzaguaient d’un trottoir à l’autre, glapissant à plein gosier :

– « Dernière édition ! Attentat politique en Autriche ! »

Mithœrg eut un sursaut :

– « En Autriche ? »

Paterson s’était étourdiment élancé vers le plus proche des crieurs. Mais il fit demi-tour et revint, la main négligemment enfoncée dans la poche :

– « Je n’ai pas assez de monnaie… », fit-il piteusement. Et il sourit lui-même de cet euphémisme.

Mithœrg, pendant ce temps, avait acheté le journal, et le parcourait des yeux. Tous se groupèrent autour de lui.

– « Unglaublich  ! », murmura-t-il, stupéfait.

Il tendit la feuille au Pilote.

Meynestrel la prit, et, de sa voix rapide qui ne trahissait aucune émotion, il lut d’abord la manchette :

– « Ce matin, à Sarajevo, capitale de la Bosnie, province récemment annexée par l’Autriche, l’Archiduc François-Ferdinand, héritier présomptif du trône d’Autriche-Hongrie, et l’Archiduchesse, sa femme, ont été abattus tous deux à coups de revolver au cours d’une cérémonie officielle, par un jeune révolutionnaire bosniaque… »

– « Unglaublich !… » répétait Mithœrg.

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