X

Une quinzaine plus tard, Jacques, accompagné d’un Autrichien, nommé Bœhm, revenait de Vienne par le rapide de jour.

Des nouvelles graves, alarmantes, confidentiellement communiquées la veille par Hosmer, l’avaient décidé à interrompre son enquête, et à rentrer précipitamment en Suisse, pour avertir Meynestrel.

 

Ce dimanche-là, 12 juillet, Mithœrg, dépêché par Jacques qui redoutait d’affronter les questions de ses camarades, pénétrait vers six heures du soir dans le Local. Il grimpa vivement l’escalier, répondit d’un sourire hâtif aux bonjours de ses amis, et, se faufilant parmi les groupes qui encombraient les deux premières pièces, gagna directement la troisième salle où il savait trouver le Pilote.

En effet : assis à sa place habituelle, tout contre Alfreda, devant une douzaine d’auditeurs attentifs, Meynestrel parlait. Il semblait s’adresser plus particulièrement à Prezel, debout, au premier rang :

– « Anticléricalisme ? » disait-il. « Déplorable tactique ! Voyez votre Bismarck avec son fameux Kulturkampf. Ses persécutions n’ont servi qu’à renforcer le cléricalisme allemand… »

Mithœrg, les traits soucieux, quêtait avec insistance le regard d’Alfreda. Il put enfin lui faire signe, et, s’écartant du groupe, recula jusqu’à la fenêtre.

Prezel avait fait une objection que Mithœrg n’avait pas entendue. Diverses interruptions fusèrent. Des discussions privées provoquèrent des déplacements dans le groupe. Alfreda en profita pour se lever et rejoindre l’Autrichien.

La voix sèche de Meynestrel s’éleva de nouveau :

– « Je pense que ce n’est pas cet anticléricalisme idiot, cher à la bourgeoisie libre penseuse du XIXe siècle, qui libérera les masses du joug des religions. Là encore, le problème est social. Les assises des religions sont sociales. De tout temps, les religions ont puisé leur principale force dans la souffrance de l’homme asservi. Les religions ont toujours profité de la misère. Le jour où ce point d’appui leur manquera, les religions perdront leur vitalité. Sur une humanité plus heureuse, les religions actuelles n’auront plus de prise… »

– « Qu’est-ce qu’il y a, Mithœrg ? » murmura Alfreda.

– « Thibault est rentré… Il veut voir le Pilote. »

– « Pourquoi n’est-il pas venu ici ? »

– Il paraît que des choses mauvaises se passent là-bas », dit Mithœrg, sans répondre.

– « Des choses mauvaises ? »

Elle scrutait le visage de l’Autrichien. Elle songeait à la mission de Jacques à Vienne.

Mithœrg écarta les bras pour indiquer qu’il ne savait rien de précis ; et il resta, quelques secondes, les sourcils dressés, les yeux arrondis derrière ses lunettes, balançant le buste comme un jeune ours.

– « Thibault est avec Bœhm, un des miens compatriotes, qui repart demain pour Paris. Il faut absolument que le Pilote les reçoive ce soir. »

– « Ce soir ?… » Alfreda réfléchissait. « Eh bien, venez à la maison ; c’est le mieux. »

– « Bon… Convoque Richardley. »

– « Et Pat’ aussi », dit-elle précipitamment.

Mithœrg, qui n’aimait pas l’Anglais, fut sur le point de dire : « Pourquoi Pat’ ? » Cependant, il acquiesça d’un mouvement de paupières.

– « À neuf heures ? »

– « À neuf heures. »

La jeune femme regagna silencieusement sa chaise.

Meynestrel venait de couper la parole à Prezel, par un : « Bien entendu ! » sans réplique. Il ajouta :

– « La transformation ne se fera pas en un jour. Ni en une génération. Mais les besoins religieux de l’homme nouveau trouveront un dérivatif : un dérivatif social. À la mystique des religions professionnelles se substituera une mystique sociale. Le problème est d’ordre social. »

Après avoir de nouveau croisé le regard d’Alfreda, Mithœrg s’esquiva.

 

Trois heures plus tard, accompagné de Bœhm et de Mithœrg, Jacques descendait du tramway de Carouge, et gagnait la maison de Meynestrel.

Il faisait presque nuit déjà, et le petit escalier était obscur.

Alfreda vint ouvrir.

La silhouette de Meynestrel s’encadrait en ombre chinoise dans la porte de la chambre éclairée. Il s’approcha vivement de Jacques, et demanda à voix basse :

– « Du nouveau ? »

– « Oui. »

– « Les accusations étaient fondées ? »

– « Sérieuses », murmura Jacques. « Surtout en ce qui concerne Tobler… Je vous expliquerai ça… Mais, pour l’instant, il s’agit de bien autre chose… Nous sommes à la veille d’événements graves… » Il se tourna vers l’Autrichien qu’il avait amené, et présenta : « Le camarade Bœhm. »

Meynestrel tendit la main.

– « Alors, camarade », fit-il avec une nuance de scepticisme dans la voix, « c’est vrai, tu nous apportes du nouveau ? »

Bœhm le regarda posément :

– « Oui. »

C’était un Tyrolien, un montagnard de petite taille, au visage énergique. Trente ans. Il était coiffé d’une casquette, et portait, malgré la chaleur, un vieil imperméable jaune, posé sur ses épaules râblées.

– « Entrez », dit Meynestrel, en faisant passer les arrivants dans la chambre, au fond de laquelle attendaient Paterson et Richardley.

Meynestrel présenta les deux hommes à Bœhm. Celui-ci s’aperçut qu’il avait gardé sa casquette ; il se troubla une seconde, et la retira. Il était chaussé de gros brodequins à clous, qui patinaient sur le parquet ciré.

Alfreda, aidée de Pat’, était allée quérir les chaises de la cuisine. Elle disposa les sièges en cercle autour du lit, sur lequel elle vint s’asseoir, son bloc-notes et son crayon sagement posés dans le creux de sa jupe.

Paterson s’installa à côté d’elle. À demi allongé, un coude sur le traversin, il se pencha vers la jeune femme :

– « Tu sais ce qu’on va dire ? »

Alfreda fit un geste évasif. Elle se méfiait, par expérience, de ces airs de conspirateur, qui, chez ces hommes d’action condamnés à l’inactivité, témoignaient surtout d’un désir obsédant, cent fois déçu, de pouvoir enfin donner leur mesure.

– « Pousse-toi un peu », dit familièrement Richardley, en venant s’asseoir près de la jeune femme. Dans son regard brillait à perpétuité une lueur joyeuse, presque martiale ; mais, dans cette assurance, il y avait quelque chose d’artificiel, comme une volonté préméditée d’être fort, d’être satisfait, en dépit de tout, par principe, par hygiène.

Jacques avait tiré de sa poche deux enveloppes cachetées, une grosse et une petite, qu’il remit à Meynestrel.

– « Ça, ce sont des copies de documents. Et ça, une lettre d’Hosmer. »

Le Pilote s’approcha de l’unique lampe, posée sur la table, et qui éclairait faiblement la pièce. Il décacheta la lettre, la lut, et chercha machinalement Alfreda des yeux ; puis dardant sur Jacques son regard aigu, interrogatif, il posa les deux enveloppes sur la table ; et, pour donner l’exemple, il s’assit.

Lorsqu’ils furent tous les sept installés, Meynestrel se tourna vers Jacques :

– « Alors ? »

Jacques regarda Bœhm, releva sa mèche d’un geste brusques et s’adressa au Pilote :

– « Vous avez lu la lettre d’Hosmer… Sarajevo, le meurtre de l’Archiduc… Ça date juste de quinze jours… Eh bien, depuis quinze jours, il y a eu, en Europe, mais surtout en Autriche, une suite d’événements secrets… D’une telle importance, qu’Hosmer a cru urgent d’alerter tous les centres socialistes européens. Il a dépêché des camarades à Pétersbourg, à Rome… Bühlmann est parti pour Berlin… Morelli est allé voir Plekhanoff… et aussi Lénine… »

– « Lénine est un dissident », murmura Richardley.

– « Bœhm sera demain à Paris », continua Jacques, sans répondre. « Il sera mercredi à Bruxelles, vendredi à Londres. Et moi, je suis chargé de vous mettre au courant… Parce que, vraiment, les choses ont l’air d’aller vite… Hosmer, en me quittant, m’a dit ceci, textuellement : « Explique-leur bien que, si on laisse aller les choses, avant deux ou trois mois, l’Europe peut être embarquée dans une guerre générale… »

– « Pour le meurtre d’un archiduc ? » fit encore Richardley.

– « D’un archiduc tué par des Serbes…, par des Slaves… », reprit Jacques en se tournant vers lui. « J’étais comme toi : à cent lieues de me douter… Mais là-bas, j’ai compris… Du moins, j’ai entrevu le problème… C’est d’une complexité infernale… »

Il se tut, promena ses regards autour de lui, les arrêta sur Meynestrel et demanda, avec hésitation :

– « Dois-je reprendre tout, depuis le début, tel que me l’a exposé Hosmer ? »

– « Bien entendu. »

Jacques, aussitôt, commença :

– « Vous connaissez les efforts autrichiens pour la création d’une nouvelle Ligue balkanique ?… Quoi ? » fit-il, en regardant Bœhm s’agiter sur sa chaise.

– « Je crois », articula Bœhm, « que pour bien expliquer les faits par les causes, la bonne méthode serait d’aller chercher les choses plus avant… »

Au mot de « méthode », Jacques avait souri. Du regard, il consulta le Pilote.

– « Nous avons toute la nuit à nous », déclara Meynestrel. Il sourit brièvement, et allongea devant lui sa jambe ankylosée.

– « Eh bien », reprit Jacques, en s’adressant à Bœhm, « vas-y, toi… Cet exposé historique, tu le feras sûrement mieux que moi. »

– « Oui », dit Bœhm, sérieux. (Ce qui fit passer un éclair de malice dans les yeux d’Alfreda.)

Il laissa glisser l’imperméable qu’il avait gardé sur ses épaules, le posa soigneusement par terre près de sa casquette, et s’avança jusque sur le bord de sa chaise, où il se tint le buste raide, les genoux joints. Ses cheveux ras lui faisaient une tête toute ronde.

– « Excusez », dit-il. « Pour le commencement, je dois prendre le point de vue de l’idéologie impérialiste. C’est pour bien expliquer ce qu’il y a dessous notre politique autrichienne… En premier », reprit-il, après quelques secondes de préparation intérieure, « il faut savoir ce que veulent les Slaves du Sud… »

– « Les Slaves du Sud », interrompit Mithœrg, « c’est-à-dire : Serbie, Monténégro, Bosnie-Herzégovine. Et aussi les Slaves de la Hongrie. »

Meynestrel, qui suivait avec la plus grande attention, fit un signe d’acquiescement. Bœhm prit la parole :

– « Ces Slaves du Sud, ils cherchent, depuis un demi-siècle, à faire agglomération contre nous. Le noyau principal est serbe. Ils veulent se grouper autour de la Serbie pour faire un État autonomique, yougoslave. Pour ça, ils ont l’aide de la Russie. Depuis 1878, depuis le Congrès de Berlin, c’est une rancune, c’est une lutte à mort entre le panslavisme russe et l’Autriche-Hongrie. Et le panslavisme, il est tout-puissant chez les dirigeants de la Russie. Mais, sur la secrète préméditation russe et sur la responsabilité de la Russie dans les complications qui vont bientôt venir, je ne sais pas assez, je n’ose pas dire. Je veux seulement parler de mon pays. Pour l’Autriche – là, je prends le point de vue gouvernemental impérialiste – c’est juste de dire que la coalition des Slaves du Sud, c’est bien réellement un grand problème de vie. Si une nation yougoslave était instituée près de notre frontière, l’Autriche perdrait la domination des Slaves très nombreux qui font maintenant partie de l’Empire. »

– « Bien entendu », murmura machinalement Meynestrel.

Il parut regretter cette interruption involontaire et toussota.

– « Jusqu’en 1903 », reprit Bœhm, « la Serbie était sous la domination de l’Autriche. Mais, en 1903, la Serbie a fait une révolution nationaliste ; elle a posé sur son trône les Karageorgevitch, et elle a pris son indépendance. L’Autriche attendait une occasion pour sa revanche. Alors, en 1908, nous avons profité que le Japon avait tapé sur la Russie, et nous avons brutalement annexé la Bosnie-Herzégovine, qui était une province confiée à notre administration. L’Allemagne et l’Italie étaient approbatives. La Serbie était furieuse. Mais l’Europe n’a pas osé vouloir des complications. L’Autriche avait réussi par l’audace…

« Elle a voulu recommencer l’audace au moment de la première guerre balkanique, en 1912. Et elle a encore réussi par l’audace. Elle a empêché la Serbie d’avoir un port marin sur l’Adriatique. Elle a mis, entre la Serbie et la mer, un territoire autonomique, l’Albanie, pour boucher le passage de la Serbie à l’Adriatique. Et la Serbie a été, de cela, encore plus furieuse… Alors est venue la deuxième guerre balkanique. L’année dernière. Vous vous souvenez ? La Serbie avait gagné de nouveaux pays en Macédoine. L’Autriche a voulu dire non. Deux fois, elle avait réussi par l’audace. Mais, cette fois, l’Italie et l’Allemagne n’étaient pas approbatives, et la Serbie a pu tenir tête, et elle a gardé ce qu’elle avait pris… Seulement, l’Autriche est restée très humiliée de cela. Elle veut une occasion pour sa revanche. L’orgueil national, chez nous, est très fort. Notre état-major travaille pour cette revanche. Notre diplomatie travaille aussi… Thibault a parlé de la nouvelle Ligue balkanique. C’est, chez nous, le grand plan politique autrichien pour cette année. Voilà ce que c’est : une alliance projetée entre l’Autriche, la Bulgarie et la Roumanie, pour faire une nouvelle Ligue des Balkans, et qui sera dressée contre les Slaves. Pas seulement nos Slaves du Sud : tous les Slaves… Vous comprenez ? Cela veut dire aussi : contre la Russie ! »

Il se recueillit quelques secondes, cherchant s’il n’avait rien omis d’essentiel. Puis il se pencha interrogativement vers Jacques.

Alfreda, adossée à l’épaule de Paterson, baissa la tête pour étouffer un bâillement. Elle trouvait l’Autrichien bien consciencieux, et ce cours d’histoire, insipide.

– « Naturellement », ajouta Jacques, « chaque fois qu’on pense à l’Autriche, ne pas perdre de vue le bloc Autriche-Allemagne… L’Allemagne et son “avenir sur les mers”, qui l’oppose à l’Angleterre… L’Allemagne commercialement encerclée, et qui se cherche des expansions nouvelles… L’Allemagne du Drang nach Osten… L’Allemagne et ses vues sur la Turquie… Couper aux Russes le chemin des Détroits… La ligne ferrée de Bagdad, le golfe Persique, les pétroles anglais, la route des Indes, et cætera, et cætera… Tout ça est lié… À l’arrière-plan, dominant tout, il faut toujours voir deux grands groupes de puissances capitalistes qui s’affrontent !… »

– « Bien entendu », fit Meynestrel.

Bœhm approuvait de la tête.

Il y eut un silence.

L’Autrichien se tourna vers le Pilote, et demanda, avec sérieux :

– « C’est bien ? »

– « Très clair ! » déclara Meynestrel, d’une voix nette.

Les éloges du Pilote étaient rares, et tous, sauf Bœhm, en furent surpris. Alfreda changea brusquement d’avis, et considéra l’Autrichien avec plus d’attention.

– « Maintenant », reprit Meynestrel, en regardant Jacques et en se renversant un peu en arrière, « voyons ce que dit Hosmer, et quels sont les faits nouveaux. »

– « Faits nouveaux ? », commença Jacques. « À vrai dire, non… Pas encore… Indices… »

Il redressa le buste, d’un mouvement rapide qui fit disparaître son front dans l’ombre ; la lueur jaune de la lampe éclairait le bas du visage, la mâchoire saillante, la grande bouche aux plis soucieux :

– « Indices graves, et qui laissent prévoir, à brève échéance peut-être, les faits nouveaux… Je résume : Du côté serbe, exaspération profonde, populaire, à la suite de ces brimades répétées contre les aspirations nationales… Du côté russe, tendance manifeste à soutenir les revendications des Slaves ; – cela est si vrai, que, dès l’assassinat de l’Archiduc, le gouvernement russe, entièrement dominé par les influences de l’état-major et des castes nationalistes, a laissé dire par ses ambassadeurs qu’il se poserait résolument en protecteur de la Serbie. Hosmer l’a su par des renseignements venus de Londres… Du côté autrichien, mortification cuisante des sphères gouvernementales, à la suite du dernier échec, et graves inquiétudes sur l’avenir. Comme dit Hosmer, c’est avec cette charge explosive de haines, de rancunes, d’appétits, que nous glissons maintenant dans l’inconnu… L’inconnu, il commence au coup de théâtre du 28 juin : le guet-apens de Sarajevo… Sarajevo, ville bosniaque… Sarajevo, où, après six ans d’annexion autrichienne, la population est restée fidèle à la Serbie… Hosmer, lui, n’est pas éloigné de croire que certains dirigeants officiels de la Serbie ont aidé, plus ou moins directement, à préparer l’attentat. Mais c’est difficile à prouver… Pour le gouvernement autrichien, ce meurtre, qui soulève l’indignation de l’opinion européenne, se présente aussitôt comme une occasion inespérée. Prendre la Serbie en faute ! Lui régler son compte, une fois pour toutes ! Relever le prestige de l’Autriche, et, du même coup, boucler, sans délai, cette nouvelle Ligue balkanique qui doit assurer l’hégémonie autrichienne dans l’Europe centrale ! Il faut reconnaître que, pour des hommes d’État, c’est assez tentant ! Aussi, à Vienne, les dirigeants n’hésitent pas. On improvise aussitôt un programme d’action.

« Le premier point, c’est d’établir la complicité de la Serbie dans l’attentat. Vienne ordonne sur-le-champ une enquête officielle à Belgrade et dans tout le royaume serbe. Il faut, coûte que coûte, des preuves. Cependant, jusqu’ici, ce premier point du programme paraît avoir fait fiasco. À peine si l’on a pu trouver quelques noms d’officiers serbes mêlés au mouvement anti-autrichien de la Bosnie. Malgré les ordres pressants qu’ils ont reçus, les enquêteurs n’ont pu conclure à la culpabilité du gouvernement serbe. Naturellement, leur rapport a été étouffé. On l’a soigneusement caché aux journalistes. Hosmer a pu s’en procurer les conclusions. Elles sont là », ajouta-t-il, en posant la main sur la grosse enveloppe restée sur la table, et dont la lampe éclairait les cachets rouges.

Le regard songeur de Meynestrel se fixa un instant sur l’enveloppe, et revint à Jacques, qui continuait :

– « Qu’a fait le gouvernement autrichien ? Il a passé outre. Ce qui suffirait à prouver qu’il poursuit un but secret. Il a laissé croire, il a laissé imprimer, que la complicité de la Serbie était un fait acquis. La presse officielle n’a pas cessé de triturer l’opinion. L’assassinat était d’ailleurs facile à exploiter. Mithœrg et Bœhm pourront vous le dire : là-bas, la personne de l’héritier était sacrée aux yeux du peuple. À l’heure actuelle, pas un Autrichien, pas un Hongrois, qui ne soit convaincu que le meurtre de Sarajevo est le résultat d’une conjuration encouragée par le gouvernement serbe, et peut-être par le gouvernement russe, pour protester contre l’annexion de la Bosnie ; pas un, qui ne se sente offensé, et qui ne souhaite une vengeance. C’est bien ce qu’on voulait en haut lieu. Dès le lendemain de l’attentat, on a tout fait pour exaspérer cet amour-propre national ! »

– « Qui, on ? » questionna Meynestrel.

– « Les hommes au pouvoir. Principalement le ministre des Affaires étrangères, Berchtold. »

Bœhm intervint :

– « Berchtold ! » fit-il, avec une grimace significative. « Pour comprendre, il faut avoir connaissance comme nous de l’ambitieux monsieur ! Pensez : par l’écrasage de la Serbie, il deviendrait le Bismarck de l’Œsterreich ! Deux fois déjà, il a cru réussir. Deux fois, l’occasion lui a coulé des mains. Cette fois, il sent que les chances sont bonnes. Il ne faut pas les laisser couler ! »

– « Mais, Berchtold, ce n’est tout de même pas l’Autriche », objecta Richardley.

Il tendait vers Bœhm son nez pointu, et souriait. Dans ses moindres intonations, on sentait cette sécurité intérieure, totale, que confère aux êtres jeunes la possession d’une doctrine cohérente, d’une certitude.

– « Ach ! » répliqua Bœhm, « il a toute l’Autriche dans son sac ! En premier, l’état-major, et aussi l’empereur… »

Richardley secoua la tête :

– « François-Joseph ? On a du mal à croire ça… Quel âge a-t-il ? »

– « Il est de quatre-vingt-quatre ans vieux », dit Bœhm.

– « Un bonhomme de quatre-vingts et des ! Qui a déjà sur le dos deux guerres malheureuses ? Et qui accepterait, de gaieté de cœur, à la fin de son règne… »

– « Mais », s’écria Mithœrg, « il sent très bien que la monarchie, elle est menacée mortellement ! Malgré l’âge, l’empereur n’est pas vraiment certain qu’il aura encore sa couronne sur la tête pour aller au cercueil ! »

Jacques se leva :

– « L’Autriche, Richardley, se débat dans des difficultés intérieures effroyables… N’oublie pas ça… C’est une nation composée de huit ou neuf nationalités disparates, rivales. Et l’autorité centrale s’affaiblit de jour en jour. La désagrégation est presque fatale. Tous ces paquets juxtaposés, ces Serbes, ces Roumains, ces Italiens, qui se trouvent de force incorporés à l’Empire, ils sont en effervescence, ils n’attendent qu’une heure favorable pour secouer le joug !… Je reviens de là-bas. Dans les milieux politiques, à droite aussi bien qu’à gauche, on déclare couramment qu’il n’y a qu’une solution pour éviter le démembrement : la guerre ! C’est l’avis de Berchtold et de sa clique. C’est naturellement l’avis des généraux ! »

– « Voilà huit ans », dit Bœhm, « nous avons comme chef de l’état-major, le général Conrad von Hötzendorf… Le damné du parti militaire… L’ennemi le plus méchant des Slaves… Depuis huit ans, il pousse ouvertement pour la guerre ! »

Richardley ne semblait pas convaincu. Les bras croisés, l’œil brillant, – trop brillant – il regardait successivement ceux qui parlaient, avec le même air de pénétration et d’incrédulité suffisante.

Jacques cessa de s’adresser à lui, et, se retournant vers Meynestrel, il se rassit.

– « Donc », reprit-il, « pour les dirigeants de là-bas, une guerre préventive sauverait l’Empire. Finie, la division des partis ! Finies, les rouspétances des nationaux dissidents ! La guerre rendrait à l’Autriche sa prospérité économique ; elle lui assurerait tout ce marché des Balkans que les Slaves cherchent à accaparer… Et, comme ils se font forts de pouvoir, en deux ou trois semaines, contraindre militairement la Serbie à capituler, quels risques courent-ils ? »

– « C’est à voir ! » coupa Meynestrel.

Tous les yeux se tournèrent vers lui. Avec une solennité distraite, il fixait un point vague dans la direction d’Alfreda.

– « Attendez ! » fit Jacques.

– « Il y a la Russie ! » interrompit Richardley. « Et puis, il y a l’Allemagne ! Supposons un instant que l’Autriche attaque la Serbie ; et supposons – ce qui n’est pas certain, mais qui est dans les choses possibles – que la Russie intervienne. Une mobilisation russe, c’est aussitôt la mobilisation allemande, suivie automatiquement d’une mobilisation de la France. Tout leur beau système d’alliance jouerait de lui-même… Ce qui revient à dire qu’une guerre austro-serbe aurait chance de déclencher un conflit général. » Il regarda Jacques, et sourit : « Mais ça, mon vieux, l’Allemagne le sait mieux que nous. Donc, en laissant faire le gouvernement autrichien, l’Allemagne accepterait de courir le risque d’une guerre européenne ? Non ! Réfléchissez… Le risque est tel, que l’Allemagne empêchera l’Autriche d’agir. »

Les traits de Jacques s’étaient tendus.

– « Attendez ! » répéta-t-il. « C’est bien ça qui justifie le cri d’alarme d’Hosmer. Il y a de fortes présomptions pour croire que l’Allemagne a déjà donné son appui à l’Autriche. »

Meynestrel tressaillit. Il ne quittait pas Jacques des yeux.

– « Voilà », continua Jacques, « comment, d’après Hosmer, les choses se seraient passées… Il paraîtrait d’abord que, à Vienne, dans les premiers conseils qui ont suivi l’attentat, Berchtold aurait rencontré deux résistances : Tisza, le ministre de Hongrie, qui est un type prudent, hostile à la manière forte, – et l’empereur. Oui ; il paraît que François-Joseph hésitait à donner son consentement : il voulait d’abord savoir ce que penserait Guillaume II. Or, le Kaiser allait partir en croisière. Pas de temps à perdre pour l’atteindre. Aussi semble-t-il probable que Berchtold, entre le 4 et le 7 juillet, a trouvé moyen de consulter le Kaiser et son Chancelier, et d’obtenir le consentement de l’Allemagne. »

– « Suppositions… » spécifia Richardley.

– « Naturellement », reprit Jacques. « Mais ce qui donne du poids à ces suppositions, c’est ce qui s’est passé à Vienne depuis les cinq derniers jours. Réfléchissez. La semaine dernière, dans l’entourage même de Berchtold, on paraissait encore irrésolu ; on ne cachait pas que l’empereur – et même Berchtold – craignaient une opposition nette de l’Allemagne. Brusquement, le 7, tout change. Ce jour-là (c’était mardi dernier) un grand conseil de gouvernement, un réel conseil de guerre, a été réuni précipitamment. Comme si, tout à coup, on avait les mains libres… Sur ce qui s’est dit à ce conseil, le silence a été gardé quarante-huit heures. Mais, dès avant-hier, il y a eu des indiscrétions : trop de gens avaient été mis dans le secret, par suite des multiples instructions qui avaient été données à l’issue du conseil. D’ailleurs, Hosmer s’est créé à Vienne un merveilleux service de renseignements : Hosmer finit toujours par tout savoir !… À ce conseil, Berchtold a pris une attitude nouvelle : exactement comme s’il avait eu, dans sa poche, l’engagement formel que l’Allemagne soutiendrait à fond une expédition punitive contre la Serbie. Et, froidement, il a soumis à ses collègues un véritable plan de guerre, que Tisza seul a combattu. La preuve que le plan Berchtold est bien un plan de guerre, c’est que Tisza voulait amener ses collègues à se contenter d’une humiliation de la Serbie : il trouvait déjà beau de remporter cette éclatante victoire diplomatique. Or, il a eu tout le conseil contre lui ; et, finalement, il a cédé : il s’est rangé à l’avis général… Bien mieux : Hosmer affirme que, ce matin-là, les ministres ont cyniquement examiné s’il n’y avait pas lieu de décréter une mobilisation immédiate. Et, s’ils ne l’ont pas fait, c’est uniquement parce qu’ils ont trouvé plus habile, à l’égard des autres puissances, de ne se démasquer qu’au dernier moment… Ce qui est certain, c’est que le plan de Berchtold et de l’état-major a été adopté… Les détails de ce plan ? Évidemment, pas très faciles à connaître… Pourtant, on sait déjà des choses : par exemple, que des ordres ont été donnés pour commencer tous les préparatifs militaires qui peuvent se faire sans trop attirer l’attention ; et que, sur la frontière austro-serbe, les troupes de couverture sont tenues prêtes : en quelques heures, sous le premier prétexte, elles occuperont Belgrade ! » Il passa rapidement la main dans ses cheveux. « Et, pour finir, voici un propos qu’aurait tenu l’un des collaborateurs du chef d’état-major, du fameux Hötzendorf ; ce n’est peut-être qu’une forfanterie de vieille culotte de peau, mais qui en dit long sur l’état d’esprit des dirigeants autrichiens. Il aurait déclaré dans un cercle d’intimes : “L’Europe, un de ces matins, se réveillera devant le fait accompli.” »

Share on Twitter Share on Facebook