XI

Jacques se tut ; et aussitôt les regards convergèrent sur le Pilote.

Il était immobile, les bras croisés, les pupilles brillantes et fixes.

Pendant une longue minute, tous demeurèrent muets. La même anxiété, le même désarroi surtout, bouleversaient leurs traits.

Enfin, Mithœrg rompit brutalement le silence :

– « Unglaublich  ! »

Il y eut une nouvelle pause.

Puis Richardley murmura :

– « Si vraiment l’Allemagne est derrière… ! »

Le Pilote tourna vers lui son œil perçant ; mais il ne paraissait pas voir. Ses lèvres se contractèrent, émirent un son inintelligible. Seule, Alfreda, qui ne le quittait pas des yeux, comprit :

– « Prématuré ! »

Elle frissonna et, d’instinct, s’appuya à l’épaule de Paterson.

L’Anglais enveloppa la jeune femme d’un regard rapide. Mais elle avait baissé la tête, et se dérobait à toute interrogation.

Elle eût été bien embarrassée, d’ailleurs, si Pat’ lui avait demandé d’expliquer ce frisson. Évidemment, c’était la première fois, ce soir, que la guerre, cessant pour elle d’être une abstraction, s’imposait à son imagination avec un tel relief, dans sa réalité sanglante. Mais ce n’était pas les révélations de Jacques qui l’avaient fait tressaillir : c’était le « Prématuré » de Meynestrel. Pourquoi ? La pensée ne pouvait pas la surprendre. Elle connaissait la conviction du Pilote : « La révolution ne peut sortir que d’une crise violente ; la guerre est, dans l’état présent de l’Europe, l’occasion la plus probable de cette crise ; mais, le cas échéant, le prolétariat, insuffisamment préparé, est inapte à transformer une guerre impérialiste en révolution. » Était-ce cela, justement, qui l’avait bouleversée : l’idée que, si vraiment le socialisme n’était pas prêt, une guerre ne serait rien d’autre qu’une hécatombe stérile ? Ou bien, était-ce le ton de ce « Prématuré » ? Mais ce ton, que pouvait-il lui apprendre ? N’était-elle pas faite, depuis longtemps, à l’insensibilité de son Pilote ? (Un jour qu’elle lui disait, étonnée malgré elle : « Tu es vis-à-vis de la guerre comme sont les chrétiens devant la mort : les yeux tellement fixés sur ce qui viendra après, qu’ils en oublient toutes les horreurs de l’agonie… », il avait ri : « Pour un médecin, petite fille, les douleurs de l’enfantement sont dans l’ordre des choses. ») Elle allait même – bien qu’elle en souffrît parfois – jusqu’à admirer ce détachement volontaire, obtenu par le dur et constant effort d’un être dont elle connaissait mieux que personne certaines faiblesses très humaines ; c’était comme une supériorité de plus. Et elle était toujours émue à la pensée que cette monstrueuse « déshumanisation » avait, à tout prendre, un mobile suprêmement humain : servir mieux l’humanité ; travailler mieux à la destruction de la société actuelle, pour l’avènement d’un monde meilleur… Pourquoi donc avait-elle frissonné ? Elle n’eût pas su le dire… Elle souleva ses longs cils, et son regard, glissant par-dessus Paterson, se posa sur Meynestrel avec une expression de confiance : « Patience », se dit-elle. « Il n’a encore rien dit. Il va parler. Et, de nouveau, tout sera clair, tout sera juste et bien ! »

– « Que le militarismus autrichien et allemand veulent la guerre, ça, je crois », continuait Mithœrg, en secouant sa tête hérissée. « Et que le militarismus ait avec lui beaucoup de dirigeants germaniques, et la grande industrie, et les Krupp, et tous les amis du Drang nach Osten, oui, ça, je peux croire aussi. Mais l’ensemble des classes possédantes, non ! Elles auront peur ! Elles ont grande influence. Elles ne laisseront pas faire. Elles diront aux gouvernements : “Halte ! C’est fou ! si vous allumerez cet explosif, vous sauterez tous avec !” »

– « Mais, Mithœrg », dit Jacques, « s’il y a réellement complicité entre les dirigeants et leurs partis militaires, que pourra l’opposition de tes classes possédantes ? Or, sur cette complicité, les renseignements d’Hosmer… »

– « Personne ne met en doute ces renseignements », interrompit Richardley. « Mais, la seule chose qu’on puisse dire pour l’instant, c’est qu’il y a menace de guerre. Pas plus… Eh bien, sous cette menace, qu’y a-t-il en réalité ? Volonté formelle de guerre ? Ou bien quelques nouveaux marchandages des chancelleries germaniques ? »

– « Je ne crois pas que la guerre est possible », déclara flegmatiquement Paterson. « Vous ne pensez pas à ma vieille Angleterre ! Jamais elle ne voudra laisser que la Triplice prenne la puissance en Europe… » Il souriait : « Elle se tient tranquille, ma vieille Angleterre. Alors, on l’oublie. Mais elle regarde, elle écoute, elle surveille ; et si ça ne va pas bien pour elle, elle se mettra tout d’un coup debout !… Elle a du bon muscle encore, vous savez ! Elle prend son tub tous les matins, cette chère vieille chose… »

Jacques s’agitait avec impatience :

– « Le fait est là ! Qu’il y ait volonté de guerre ou désir d’intimidation, l’Europe, demain, va se trouver en face d’une menace terrible ! Eh bien, nous, qu’est-ce que nous devons faire ? Je pense comme Hosmer. Devant cette offensive, nous devons prendre position. Nous devons préparer au plus tôt la contre-attaque ! »

– « Oui, oui, ça, je donne raison ! » cria Mithœrg.

Jacques se tourna vers Meynestrel ; mais il ne put rencontrer son regard. Il interrogea des yeux Richardley, qui fit un signe d’approbation :

– « D’accord ! »

Richardley se refusait à croire qu’il y eût danger de guerre. Néanmoins, il ne contestait pas que l’Europe dût être profondément troublée par cette brusque menace ; et il avait immédiatement aperçu quel parti l’Internationale pouvait tirer de ce trouble, pour rallier les forces d’opposition et faire progresser l’idée révolutionnaire.

Jacques reprit :

– « Je répète les paroles d’Hosmer : la menace d’un conflit européen pose devant nous un objectif nouveau et précis. Notre tâche est donc de reprendre, en l’intensifiant, le programme ébauché il y a deux ans, à propos de la guerre balkanique… Voir d’abord s’il y a moyen d’avancer la date du congrès de Vienne… Ensuite, et dès maintenant, déchaîner partout à la fois une campagne ouverte, officielle, retentissante !… Interventions au Reichstag, à la Chambre, à la Douma !… Pressions simultanées sur tous les ministres des Affaires étrangères !… Actions de presse !… Appel aux peuples !… Démonstrations de masse !… »

– « Et dresser devant les gouvernements le spectre de la grève ! » fit Richardley.

– « … Avec sabotages dans les usines de guerre ! » glapit Mithœrg. « Et crever les locomotives, et couper les boulons des rails, comme en Italie ! »

Il y eut un échange de regards électrisés. L’heure d’agir était-elle enfin venue ?

Jacques se tourna de nouveau vers le Pilote. Un sourire fugitif, lumineux et froid, que Jacques prit pour un acquiescement, passa et s’évanouit comme un rayon de projecteur sur les traits de Meynestrel. Encouragé soudain, il reprit, avec feu :

– « La grève, oui ! générale et simultanée ! Notre meilleure arme !… Hosmer craint que, au congrès de Vienne, la question ne reste encore sur le plan doctrinaire. Il faut qu’on la reprenne à plein, à neuf ! Sortir de la théorie ! Préciser, pour chaque pays, l’attitude à prendre, selon tel ou tel cas donné ! Ne pas recommencer le coup de Bâle ! Aboutir enfin à des résolutions concrètes, pratiques. N’est-ce pas, Pilote ?… Hosmer voudrait même pousser les chefs à organiser, avant le congrès, des réunions préparatoires. Pour déblayer le terrain. Et pour prouver, dès maintenant, aux gouvernements, que le prolétariat est bien résolu, cette fois, à se soulever, en bloc, contre leur politique d’agression ! »

Mithœrg ricana :

– « Ach ! Tes chefs ! Qu’est-ce que tu veux, avec les chefs ? Depuis combien d’années, ils parlent sur la grève ? Et tu crois, à Vienne, en quelques jours, ils vont cette fois décider des choses ? »

– « Fait nouveau ! » fit Jacques, « menace de conflagration européenne ! »

– « Non, pas tes chefs ! Pas tes discours ! L’action des masses, oui ! L’action des masses, mon Camm’rad ! »

– « Mais, naturellement, l’action des masses ! » s’écria Jacques. « Seulement pour cette action, est-ce qu’il n’est pas de première urgence que les chefs se prononcent d’abord, clairement, catégoriquement ? Réfléchis, Mithœrg : quel encouragement pour les masses !… Ah ! Pilote, si seulement nous l’avions déjà notre journal unique, international ! »

– « Träumeret  ! cria Mithœrg. Moi, je dis : laisse tes chefs et travaille les masses ! Tu crois que les chefs allemands, par exemple, vont accepter la grève ? Non ! Ils diront même chose qu’à Bâle : “Impossible, à cause de la Russie.” »

– « Ce serait grave », observa Richardley. « Très grave… Au fond, tout repose sur l’Allemagne, sur les social-démos… »

– « En tout cas », fit Jacques, « ils ont nettement prouvé, il y a deux ans, qu’ils savent, quand il le faut, se dresser contre la guerre ! Sans eux, l’histoire des Balkans mettait le feu à l’Europe ! »

– « Pas : “sans eux” », grogna Mithœrg : « sans les masses !… Eux, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Seulement suivre les masses ! »

– « Mais les démonstrations des masses, qui donc les a organisées ? Les chefs ! » répliqua Jacques.

Bœhm secouait la tête :

– « Tant que tu as en Russie pas même deux millions de prolétaires, et des millions, des millions de moujiks, le prolétariat russe il n’est pas fort assez contre son gouvernement ; et le militarismus tsariste est un danger réel pour l’Allemagne ; et la social-démocratie, elle ne peut pas promettre la grève !… Et Mithœrg a raison : au congrès de Vienne, elle fera seulement de l’acceptation théorique, comme au congrès de Bâle ! »

– « Ach ! Laissez donc vos congrès ! » cria Mithœrg, avec irritation. « Moi, je dis : cette fois, c’est encore l’action des masses qui pourra tout ! Les chefs suivront… Il faut, dans l’Autriche, dans l’Allemagne, dans la France, partout, insurrectionner les prolétaires, sans attendre que les chefs donnent l’ordre ! Il faut grouper ensemble les bonnes têtes, dans chaque coin, pour faire des incidents partout, dans les chemins de fer, dans les fabriques des armements, dans les arsenaux ! Partout ! Et forcer, comme ça, les chefs, les syndicats ! Et il faut, en même temps, rallumer toutes les organisations révolutionnaires d’Europe ! Je suis sûr que le Pilote pense avec moi !… Faire le trouble partout ! En Autriche, le plus facile ! Nicht wahr Bœhm  ? Exciter, encore plus, tous les clans conspirateurs nationaux, les Polonais, les Tchèques ! et les Hongrois ! et les Roumains !… Et même chose partout !… On peut faire rallumer les grèves italiennes ! On peut aussi les russes… Et si les masses, partout, sont insurrectionnées, alors les chefs marcheront ? » Il se tourna vers Meynestrel : « Pas vrai, Pilote ? »

Meynestrel, interpellé, leva la tête. Le regard aigu qu’il pointa sur Mithœrg, puis sur Jacques, alla se perdre dans la direction du lit où Alfreda était restée assise, entre Richardley et Paterson.

– « Ah, Pilote », s’écria Jacques, « si nous réussissons, cette fois, quel incroyable accroissement de force pour l’Internationale ! »

– « Bien entendu ! » fit Meynestrel.

Un éclair d’ironie, si fugace qu’il fallait, pour le saisir, les yeux avertis d’Alfreda, effleura le coin de ses lèvres.

Devant les révélations d’Hosmer, devant les fortes présomptions qui permettaient de supposer que l’Allemagne appuyait les visées autrichiennes, il s’était dit aussitôt : « La voilà leur guerre ! Soixante-dix chances sur cent… Et nous ne sommes pas prêts… Impossible d’espérer prendre le pouvoir ; en aucun pays d’Europe. Alors ?… » Immédiatement, son parti avait été pris : « Sur la tactique à suivre, pas le moindre doute : jouer à plein sur le pacifisme populaire. C’est actuellement notre meilleur moyen de prise sur les masses. Guerre à la guerre ! Si elle éclate, il faut que le plus grand nombre possible de soldats partent avec cette conviction, bien ancrée, que la guerre est déchaînée par le capital, contre la volonté, contre les intérêts des prolétaires ; qu’on les jette, malgré eux, dans une lutte fratricide, pour des fins criminelles. Cette semence-là, quoi qu’il advienne, ne sera pas perdue… Excellent truc, pour introduire dans l’impérialisme le germe qui le détruira ! Excellente occasion, aussi, de tenir à vue nos officiels, et de les compromettre tout à fait aux yeux des pouvoirs, en les forçant à s’engager à fond… Donc, allez-y, mes petits ! Embouchez tous la trompette du pacifisme !… Vous ne demandez que ça, d’ailleurs. Il n’y a qu’à vous laisser courir… » Il souriait, intérieurement : il imaginait par avance les embrassades généreuses des pacifistes et des socialisants de tous poils ; il croyait déjà entendre le trémolo des ténors de tribunes officielles… « Quant à nous… », se dit-il. « Quant à moi… » Il n’acheva pas sa pensée. Il se réservait d’y revenir.

À mi-voix, il murmura :

– « C’est à voir. »

Il croisa le regard insistant d’Alfreda, et s’aperçut que tous se taisaient, tournés vers lui, attendant qu’il prît enfin la parole. Machinalement, il répéta, à voix haute :

– « C’est à voir. »

Il ramena nerveusement sa jambe sous sa chaise, et toussota :

– « Je n’ai rien à dire de plus… Je pense comme Hosmer… Je pense comme Thibault, comme Mithœrg, comme vous tous… »

Il passa la main sur son front moite, et, d’un mouvement imprévu, se mit debout.

Dans cette pièce basse, encombrée de sièges, il paraissait plus grand. Il fit quelques pas au hasard, tournant en rond dans l’étroit espace libre entre la table, le lit, les jambes des assistants. Le coup d’œil, dont il frôlait chacun de ceux qui étaient là, semblait ne s’adresser personnellement à aucun d’eux.

Après une minute d’allées et venues, de silence, il s’arrêta. Sa pensée parut revenir de très loin. Tous étaient persuadés qu’il allait se rasseoir, développer un plan d’action, se lancer dans une de ces improvisations impératives, un peu sibyllines, auxquelles il les avait accoutumés. Mais il se contenta de murmurer, une fois encore :

– « C’est à voir… » Et, les yeux à terre, il sourit, avant d’ajouter, très vite : « Tout ça, d’ailleurs, rapproche du but. »

Puis il se faufila derrière la table, gagna la fenêtre, et, d’un coup, poussa les deux persiennes, qui s’ouvrirent sur la nuit. Alors, il pencha légèrement la tête, et changeant de ton, lança par-dessus l’épaule :

– « Si tu nous donnais quelque chose de frais à boire, petite fille ? »

Alfreda, docile, disparut dans la cuisine.

Il y eut quelques secondes de gêne.

Paterson et Richardley, restés sur le lit, causaient à voix basse.

Au milieu de la chambre, sous le plafonnier, les deux Autrichiens, debout, discutaient, en leur langue. Bœhm avait tiré de sa poche une moitié de cigare, qu’il rallumait ; sa lèvre inférieure, saillante, colorée, humide, donnait à son visage plat une expression de bonté, mais aussi de sensualité un peu vulgaire, qui le faisait très différent des autres.

Meynestrel, debout, appuyé des deux mains à la table, relisait la lettre d’Hosmer, posée devant lui, sous la lampe. La lumière qui s’épandait par le haut de l’abat-jour l’éclairait crûment : sa barbe courte paraissait plus noire, son teint, plus blanc ; le front était plissé ; les paupières voilaient presque entièrement les prunelles.

Jacques lui toucha le coude :

– « La voilà peut-être enfin, Pilote, et plus tôt que vous ne pensiez, la prise sur les choses ! »

Meynestrel hocha la tête. Sans regarder Jacques, sans se départir de son impassibilité, il accorda, sur un ton mat, dépourvu de toute nuance :

– « Bien entendu. »

Puis il se tut, et poursuivit sa lecture.

Une pensée pénible traversa l’esprit de Jacques : il lui semblait que quelque chose était changé, ce soir, non seulement dans l’expression du Pilote, mais dans son attitude à lui.

Ce fut Bœhm – il avait son train à prendre, le lendemain, de bonne heure, – qui donna le signal du départ.

Tous le suivirent, confusément soulagés. Meynestrel descendit avec eux pour leur ouvrir la porte de la rue.

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