XII

Alfreda, penchée sur la rampe, attendit que les voix ne fussent plus distinctes. Alors, elle revint dans l’appartement, et voulut commencer à mettre un peu d’ordre. Mais son cœur pesait lourd… Elle se réfugia dans la cuisine, qui était obscure, vint s’accouder à la croisée, et demeura immobile, les yeux démesurément ouverts dans le noir.

 

– « Tu rêves, petite fille ? »

La main de Meynestrel, brûlante et rêche, lui caressait l’épaule. Elle frissonna ; et, dans un souffle, avec une voix d’enfant, elle demanda soudain :

– « Tu crois vraiment, toi, que c’est la guerre ? »

Il rit. Elle sentit chanceler ses espérances.

– « Mais nous… »

– « Nous ? Nous ne sommes pas prêts ! »

– « Pas prêts ? » Elle se méprit, car elle ne pensait plus, ce soir, qu’à lutter contre la guerre : « Tu crois vraiment, toi, qu’il n’y a pas moyen d’empêcher… »

Il coupa :

– « Non ! Bien entendu ! » L’idée, que le prolétariat actuel pourrait faire obstacle aux forces de guerre, lui semblait absurde.

Elle devina, dans l’ombre, le sourire, l’éclair des yeux ; et, de nouveau, un frisson la secoua. Ils restèrent quelques secondes l’un contre l’autre, silencieux.

– « Mais », dit-elle. « Pat’ a peut-être raison ? Si nous ne pouvons rien, nous, l’Angleterre… »

– « Tout ce qu’elle peut, votre Angleterre, c’est retarder l’heure – et encore ! »

Le Pilote discernait-il, en elle, une résistance inaccoutumée ? Il accentua sa rudesse :

– « D’ailleurs, la question n’est pas là ! L’important n’est pas d’empêcher la guerre ! »

Elle se releva à demi :

– « Alors, pourquoi ne le leur as-tu pas dit ? »

– « Parce que, pour l’instant, ça ne regarde personne, petite fille ! Et parce que, aujourd’hui, pratiquement, il faut faire comme si ! »

Elle se tut. Elle se sentait blessée, ce soir, blessée plus qu’elle ne l’avait jamais été par lui, au plus profond ; et en révolte contre lui, sans savoir pourquoi. Elle se souvint d’un jour, au début de leur liaison, où il avait déclaré, très vite, avec une secousse de l’épaule : « L’amour ? Pour nous, aucune importance ! »

« Qu’est-ce qui a de l’importance pour lui ? », se demanda-t-elle. « Rien ! Rien – sauf la Révolution ! » Et, pour la première fois, elle pensa : « … la Révolution, son idée fixe… Il a fait bon marché de tout le reste !… De moi ! de ma vie de femme !… Rien n’a d’importance pour lui ! même pas d’être ce qu’il est : autre chose qu’un homme !… » Et c’était la première fois que, au lieu de : « plus et mieux qu’un homme » elle pensait : « autre chose qu’un homme… »

Meynestrel poursuivait, sur un ton sarcastique :

– « Guerre à la guerre, petite fille ! Laisse-les faire ! Manifestations, soulèvements, grèves, tout ce qu’ils voudront ! En avant, la fanfare ! En avant, les trompettes ! Qu’ils ébranlent, s’ils peuvent, les murailles de Jéricho ! »

Il se détacha brusquement d’elle, pivota sur les talons, et articula, entre ses dents :

– « Mais les murailles, ça n’est pas leurs trompettes qui les foutront par terre, petite fille : c’est nos bombes ! »

Et, tandis qu’il regagnait leur chambre en boitillant, elle perçut ce petit rire essoufflé qui lui glaçait toujours le cœur.

 

Elle demeura longtemps accoudée, sans un geste, plongeant son regard dans la nuit.

Le long du quai désert, l’Arve clapotait faiblement contre les roches. Une à une, les dernières lumières s’éteignirent aux maisons du rivage.

Elle ne bougeait pas. À quoi songeait-elle ? – « À rien », eût-elle répondu. Deux larmes, qui s’étaient formées au bord de ses paupières, restaient suspendues entre les cils.

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