XIII

Le chauffeur avait traversé l’esplanade des Invalides, et pris la rue de l’Université. L’auto filait, sans bruit. Mais, par ce torride après-midi de dimanche, ce quartier était si désert, si lourdement assoupi, que le crissement soyeux des roues sur l’asphalte sec, le timide coup de trompe au croisement des rues, prenaient le caractère d’une indiscrétion, d’une inconvenance.

Dès que la voiture eut franchi la rue du Bac, Anne de Battaincourt attira contre elle le pékinois blond qui dormait, roulé en boule sur la banquette, et, se penchant, elle toucha du bout de son ombrelle le dos du mulâtre, impassible sur le siège, dans son cache-poussière blanc :

– « Arrêtez là, Jo… J’irai à pied. »

L’auto vint se ranger au bord du trottoir, et Jo ouvrit la portière. Sous la visière, ses prunelles, plus luisantes que le cuir verni, glissaient de droite et de gauche comme les yeux articulés d’une poupée.

Anne hésita. Était-elle sûre, tout à l’heure, de trouver un taxi, dans ce quartier mort ? Comme Antoine avait eu tort de ne pas suivre son conseil, de n’être pas venu, après le décès de son père, s’installer près du Bois !… Elle prit le chien sous son bras et sauta légèrement à terre. Le désir d’être libre l’emporta :

– « Je n’ai plus besoin de vous ce soir, Jo… Rentrez… »

Même à l’ombre, le sol chauffait les semelles. Aucun souffle dans l’air. Par-dessus les toits, une buée immobile cachait le ciel. Les yeux plissés par la réverbération, Anne longeait des façades inanimées, des portes cochères de maison d’arrêt. Fellow, paresseusement, trottait sur ses talons. Pas un être vivant ; pas même une de ces fillettes à nattes, aux mollets trop grêles, qu’on voit, par les beaux dimanches, sautiller, solitaires, sur le trottoir de leur prison, et qu’Anne avait brusquement envie d’adopter trois semaines, pour les emmener à Deauville, les gaver de brioches et de grand air. Personne. Les concierges eux-mêmes, chiens de garde endormis dans leurs niches, retardaient jusqu’au crépuscule le moment de venir savourer un peu de fraîcheur, à califourchon devant leur porte. Ce dimanche 19 juillet, le peuple de Paris, fatigué par une semaine de fête démocratique, semblait avoir en masse abandonné sa capitale.

L’immeuble Thibault se voyait de loin. Des échafaudages couronnaient encore la toiture. La vieille façade, zébrée de raccords de céruse, n’attendait plus, pour rajeunir, qu’un coup de badigeon. Des palissades, bariolées d’affiches, masquaient le rez-de-chaussée, et rétrécissaient à cet endroit le trottoir.

Relevant et serrant contre elle les volants de sa robe de foulard, Anne, suivie du chien, se faufila entre les sacs, les madriers, les tas de gravats, qui encombraient l’entrée. Sous la voûte, régnaient une odeur de cave et une humidité de plâtre frais qui saisissait à la nuque, comme le contact d’une éponge glacée. Fellow leva sa petite truffe noire, et s’arrêta pour renifler ces odeurs insolites. Anne sourit, souleva d’une main la petite boule de soie tiède, et la garda contre sa poitrine.

Dès qu’on franchissait la porte vitrée du vestibule, les travaux intérieurs semblaient terminés. Un chemin de tapis rouge, qui n’était pas posé lors de la dernière visite d’Anne, menait jusqu’à l’ascenseur.

Au palier du second, elle s’arrêta, et par habitude, bien qu’elle sût qu’Antoine était absent, elle se donna un coup de houppette, avant de sonner.

La porte s’ouvrit, comme à regret : Léon hésitait à se montrer en petite tenue, dans son gilet rayé. Son visage allongé et glabre, couronné d’un duvet de poussin, avait cet air impersonnel, à la fois godiche et rusé – sourcils arqués, lippe molle, paupières basses, et nez tombant – qui était devenu chez lui un réflexe de défense. Il jeta sur Anne, sur son chapeau à fleurs, sur sa toilette mauve, un regard oblique, rapide, enveloppant comme un coup de filet ; puis il s’effaça pour la laisser entrer.

– « Le docteur n’est pas là… »

– « Je sais », dit-elle, en posant le chien sur le sol.

– « Il doit être encore en bas, avec ces messieurs… »

Anne se mordit la lèvre. Antoine, en la conduisant à la gare, mardi, lorsqu’elle était partie pour Berck, lui avait annoncé qu’il s’absenterait tout l’après-midi du dimanche, pour une consultation hors de Paris. Depuis six mois que durait leur liaison, elle découvrait ainsi, de temps à autre, de petites cachotteries, qui créaient autour d’Antoine une zone de protection infranchissable.

– « Ne vous dérangez pas », dit-elle, en tendant son ombrelle. « Je viens pour écrire un mot, que vous remettrez au docteur. »

Et, passant devant le domestique, elle s’élança sur la moquette beige, uniforme et moelleuse, qui tapissait maintenant l’ancien appartement de M. Thibault. Sans hésiter, le pékinois s’était arrêté devant le cabinet d’Antoine. Anne entra, fit passer le chien, et ferma la porte derrière elle.

Les stores étaient baissés ; les fenêtres, closes. Cela sentait le tapis neuf, le vernis frais, avec un ancien et persistant arôme de peinture. Elle s’approcha vivement du bureau, mit ses mains sur le dossier du fauteuil et, debout, l’œil dur, les narines flaireuses, enlaidie soudain, elle parcourut la pièce d’un regard avide et soupçonneux, prête à cueillir tout indice qui pût la renseigner un peu sur cette existence mal connue qu’Antoine menait loin d’elle.

Mais rien n’était plus impersonnel que cette salle, fastueuse et nue. Antoine n’y travaillait jamais : il ne s’en servait qu’aux jours de visite. Les murs étaient cachés à mi-hauteur par des bibliothèques, dont on devinait les rayons vides derrière les vitres voilées de soie chinoise. Au centre, trônait un bureau d’apparat, où, sur la surface inhospitalière d’une glace sans tain, s’alignait une garniture en maroquin – classeur, sous-main, tampon-buvard, chiffrés d’un monogramme. Pas un dossier, pas une lettre, pas d’autre livre qu’un Annuaire des Téléphones. Dressé comme un bibelot près de l’encrier de cristal vierge d’encre, un stéthoscope d’ébonite évoquait seul la profession du propriétaire ; encore cet accessoire ne semblait-il pas avoir été placé là par Antoine, pour un usage médical, mais par la main anonyme d’un décorateur, soucieux de pittoresque.

Fellow, dès la porte, s’était allongé sur le ventre, les pattes écartées, et ses franges blondes se confondaient avec le tapis. Anne le caressa d’un regard distrait ; puis elle s’assit, en amazone, sur le bras du fauteuil tournant où, trois jours par semaine, Antoine rendait ses oracles. Elle s’imagina un instant qu’elle était lui : elle en éprouvait une jouissance subtile : c’était une revanche de la place trop mesurée qu’il lui avait faite dans sa vie.

Elle sortit du classeur le bloc à en-tête, sur lequel Antoine écrivait ses ordonnances, et prit son stylo dans son sac :

 

« Mon Tony aimé, cinq jours sans toi, c’est tout ce que j’ai pu. Ce matin, j’ai sauté dans le premier train. Il est quatre heures. Je vais chez nous, attendre que tu aies fini ta journée. Viens me rejoindre, mon Tony, viens vite.

« A. »

« J’apporterai de quoi faire la dînette, pour que nous n’ayons pas à sortir. »

 

Elle prit une enveloppe, et sonna.

Léon parut. Il avait remis sa livrée. Il caressa le chien, et s’approcha d’Anne.

Campée sur le bras du siège, elle balançait une jambe, et léchait la gomme de l’enveloppe. Elle avait la bouche bien fendue, la langue épaisse, mais déliée. Le parfum, dont elle saturait ses vêtements, flottait dans la pièce. Elle surprit une lueur dans le regard du domestique, et sourit silencieusement.

– « Tiens », dit-elle en jetant sa lettre sur le bureau, d’un geste qui fit sonner les gourmettes de son poignet, « tu lui donneras ça, veux-tu, dès qu’il remontera. »

Elle le tutoyait parfois, en l’absence d’Antoine : si naturellement, que Léon n’en était pas surpris. De furtives et tacites connivences les liaient. Quand elle venait prendre Antoine pour dîner, et que celui-ci la faisait attendre, elle bavardait volontiers avec Léon ; elle respirait auprès de lui comme un air de pays natal. D’ailleurs, il n’abusait pas de cette familiarité ; à peine si, dans le tête-à-tête, il se dispensait de lui parler à la troisième personne ; et, lorsqu’elle lui donnait un pourboire, il lui savait gré de pouvoir la remercier d’un simple clignement d’œil, le cœur pur de toute haine de classe.

Elle allongea le mollet, glissa la main sous sa jupe pour tendre la soie de son bas, et sauta du fauteuil :

– « Je me sauve, Léon. Où avez-vous mis mon ombrelle ? »

Pour trouver un taxi, le plus sûr était de monter par la rue des Saints-Pères jusqu’au boulevard. La rue était à peu près déserte. Un jeune homme la croisa. Ils s’effleurèrent d’un regard indifférent, sans se douter qu’ils s’étaient déjà rencontrés, en un jour assez mémorable. Mais, comment se fussent-ils reconnus ? Jacques, en quatre ans, avait profondément changé : cet homme trapu, au masque soucieux, n’avait ni la démarche ni la figure de cet adolescent qui, jadis, avait fait le voyage de Touraine pour assister au mariage d’Anne avec Simon de Battaincourt. Et lui, bien que, au cours de cette étrange cérémonie, il eût curieusement observé la mariée, comment eût-il reconnu, dans ce visage fardé de Parisienne – que l’ombrelle, d’ailleurs, lui cachait à moitié – les traits de cette veuve inquiétante qu’avait épousée son ami Simon ?

 

– « Avenue de Wagram », avait dit Anne au chauffeur.

Avenue de Wagram, c’était « chez nous » : un rez-de-chaussée meublé en garçonnière, qu’Antoine avait loué au début de leur liaison, au coin de l’avenue et d’une impasse sur laquelle donnait une entrée particulière, ce qui permettait d’échapper au contrôle de la concierge.

Jamais Antoine n’avait accepté d’être reçu dans le petit hôtel qu’Anne habitait près du Bois, rue Spontini. Pourtant, depuis plusieurs mois, elle y vivait seule, et libre. (Lorsque, sur le conseil d’Antoine, il avait fallu mettre Huguette dans un plâtre, et l’emmener à la mer, Anne avait loué une maison à Berck, et il avait été décidé qu’elle s’y installerait, avec son mari, jusqu’à la guérison de la petite. Résolution héroïque, à laquelle Anne n’avait pu se conformer bien longtemps. En fait, Simon, qui n’avait jamais aimé Paris, était le seul qui se fût définitivement fixé là-bas, auprès de sa belle-fille et de la gouvernante anglaise. Il y faisait beaucoup de photographie et un peu de peinture, un peu de musique aussi ; et, pendant les longues soirées, se souvenant de ses études de théologie, il lisait des livres sur le protestantisme. Anne trouvait toujours un prétexte pour être à Paris ; ses séjours à Berck se bornaient, chaque mois, à une visite de cinq à six jours. Le sentiment maternel n’avait jamais été bien développé chez elle. Naguère, la présence quotidienne de cette grande fille de treize ans l’irritait comme une entrave. Aujourd’hui, à cette sourde animosité, se mêlait un sentiment d’humiliation devant ce chariot d’infirme que Miss Mary promenait au soleil, dans le sable des dunes. Anne rêvait parfois d’adopter des fillettes chlorotiques, mais elle trouvait tout naturel de ne pas soigner son enfant. À Paris, du moins, elle oubliait Huguette – et Simon.)

L’auto descendait déjà l’avenue de Wagram, quand Anne songea à la « dînette ». Les boutiques étaient fermées. Elle connaissait aux Ternes un magasin d’alimentation qui restait ouvert le dimanche. Elle s’y fit conduire, et congédia le taxi.

C’était amusant, d’acheter ! Son pékinois sous le bras, elle allait et venait devant les étalages appétissants. Elle choisit d’abord les choses qu’Antoine aimait : un pain de seigle, du beurre salé, de la poitrine d’oie fumée, un panier de fraises. Pour Fellow autant que pour Antoine, elle y ajouta un pot de double-crème.

– « Et puis, une tranche de ça ! » dit-elle, avec gourmandise, en pointant son index ganté vers une terrine de vulgaire pâté de foie. « Ça », c’était pour elle ; le pâté de foie était sa folie ; et naturellement, sauf en voyage, au hasard d’un buffet de gare ou d’une auberge de campagne, elle n’en mangeait jamais. Quelques sous de pâté, rosâtre et gras, cerné de saindoux, bien épicé au girofle et à la muscade, étalé sur une miche de pain trop frais, c’était tout son passé de midinette qui lui revenait à la bouche… Ses déjeuners froids, seule sur un banc des Tuileries, au milieu des pigeons et des moineaux, lorsqu’elle était vendeuse avenue de l’Opéra. Pas de boisson ; mais, pour calmer la brûlure des épices, une poignée de bigarreaux, achetés au bord du trottoir. Et, pour finir, quand approchait l’heure de rentrer à la boîte, un petit noir, sucré, brûlant, qui sentait le fer-blanc et le cirage, et qu’elle avalait debout, toute seule, contre le zinc d’un café-bar, rue Saint-Roch.

Elle regardait distraitement le commis empaqueter les achats, faire l’addition.

Toute seule… Même à cette époque-là, un sûr instinct l’avertissait que, si elle avait quelque chance d’arriver, c’était à condition de rester distante et secrète, sans amitiés, sans habitudes, perpétuellement disponible pour une immédiate transformation. Ah ! si la diseuse de bonne aventure qui se promenait alors dans les Tuileries avec sa hotte et sa claquette, vendant des plaisirs et du coco, lui avait prédit qu’elle deviendrait Mme Goupillot, la femme du grand patron !… C’était arrivé pourtant. Et même, aujourd’hui, vu de loin, cela paraissait presque simple…

– « Voilà, Madame. » Le commis tendait le paquet ficelé.

Anne sentit sur sa gorge le regard du vendeur. Elle aimait de plus en plus être effleurée par le désir des hommes. Celui-ci n’était encore qu’un gamin, avec une joue duveteuse, une lèvre gercée, une grande bouche mal faite et saine. Anne passa son doigt sous la ficelle, releva le front, plia légèrement la nuque en arrière, et, en guise de remerciement, laissa, de ses prunelles grises, couler sur l’enfant un regard enjôleur.

Le paquet n’était pas bien lourd. Elle avait du temps : il n’était que cinq heures. Elle remit le chien à terre, et partit à pied vers l’avenue de Wagram.

– « Allons, Fellow, un peu de courage… »

Elle avançait à longues foulées, le buste souple, un peu de fierté dans le port de tête. Car elle ne pouvait retenir un élan d’orgueil, chaque fois qu’elle se rappelait sa vie : elle avait conscience que sa volonté n’avait pas cessé d’agir sur son destin, et que sa réussite était bien son œuvre.

À distance, surprise comme s’il se fût agi d’une autre, elle admirait cette opiniâtreté qu’elle avait mise, dès l’enfance, à s’échapper des bas-fonds ; une sorte d’instinct, pareil à celui du nageur qui coule, et qui, par tous ses réflexes, tend à revenir vers la surface. C’était pour monter mieux qu’elle s’était réservée, jalousement, pendant ces longues années d’adolescence chaste, entre son frère aîné et son père veuf. Le dimanche, tandis que le père, ouvrier plombier, jouait aux boules sur les fortifs, Anne et son frère allaient traîner au bois de Vincennes, avec des amis. Un soir, au retour d’une promenade, un jeune électricien, un camarade de son frère, avait voulu l’embrasser. Elle avait dix-sept ans déjà, et il lui plaisait. Mais elle l’avait giflé, et s’était sauvée, seule, jusqu’à la maison ; et jamais plus elle n’avait consenti à sortir avec son frère. Le dimanche, elle restait chez elle, à coudre. Elle avait le goût des étoffes, de la toilette. Une mercière du voisinage, qui avait connu sa mère, l’avait prise comme demoiselle de magasin ; mais c’était triste, cette boutique de quartier où n’entrait qu’une clientèle pauvre… Heureusement, elle avait eu la chance de trouver une place de vendeuse à la succursale que les Bazars du XX e siècle venaient d’ouvrir à Vincennes, sur la place de l’Église. Manier des pièces de velours, de taffetas ; se sentir frôlée par ces allants et venants ; vivre dans la convoitise des commis, des chefs de rayon, sans rien leur accorder jamais qu’un sourire de camarade ; et rentrer sagement, le soir, pour préparer le souper de famille : telle avait été sa vie pendant deux ans ; et, somme toute, elle en gardait bon souvenir. Mais, dès la mort du père, elle avait fui la banlieue, et obtenu une place de choix, en plein cœur de Paris, avenue de l’Opéra, à la maison mère, que le vieux Goupillot dirigeait encore un peu lui-même. Et c’est alors qu’il avait fallu jouer serré, jusqu’au mariage… « Jouer serré ! » Ç’aurait pu être sa devise… Maintenant encore… N’était-ce pas elle qui, dès sa première rencontre avec Antoine, avait jeté son dévolu sur lui, vaincu ses résistances, fait patiemment sa conquête ? Et il ne s’en doutait pas ; car elle était assez rouée pour ménager la fatuité du mâle, et lui laisser l’illusion de l’initiative. Trop belle joueuse, d’ailleurs, pour préférer la jouissance vaniteuse d’afficher son pouvoir à la satisfaction vraiment royale de l’exercer en secret, avec toutes les armes d’une apparente faiblesse…

Sa rêverie l’avait conduite jusqu’à la garçonnière. Elle avait pris chaud en marchant. Le silence, la fraîcheur de l’appartement resté clos, lui parurent exquis. Debout au milieu de la chambre, elle fit hâtivement tomber tout ce qu’elle avait sur elle, et courut dans le cabinet de toilette faire couler un bain.

Elle eut plaisir à se sentir nue parmi ces glaces, ces vitres dépolies, dont la lumière d’astre mort donnait plus d’éclat à sa chair. Penchée sur les robinets, d’où l’eau jaillissait en tumulte, elle promenait distraitement sa paume sur ses hanches brunes, restées maigres, sur sa poitrine qui s’alourdissait. Puis, sans attendre que la baignoire fût pleine, elle enjamba le bord. L’eau était à peine tiède. Elle s’y glissa, avec un frisson de plaisir.

Une sortie de bain, blanche à rayures bleues, qui pendait au mur devant elle, la fit sourire : Antoine s’était drôlement drapé là-dedans, l’autre soir, pour faire la dînette. Et brusquement, elle se souvint d’une petite scène qui s’était passée entre eux, ce soir-là justement : à une question qu’elle posait à Antoine sur sa vie de jeune homme, sur sa liaison avec Rachel, il lui avait dit, mi-figue, mi-raisin : « Je te raconte tout, je ne te cache rien de mon passé, moi ! »

En effet, elle lui parlait fort peu d’elle. Au début de leur liaison, Antoine, un soir, penché sur ses yeux, lui avait dit : « … ton regard de femme fatale ! » Rien ne lui avait causé autant de plaisir. Elle ne l’avait jamais oublié. Pour mieux préserver ce prestige, elle s’était appliquée à entretenir du mystère autour de son passé. Peut-être était-ce une maladresse ? Sous la femme fatale, qui sait si Antoine n’aurait pas eu de plaisir à découvrir la midinette ? Elle se promit d’y réfléchir. Le remède était facile : sa vie d’autrefois était assez riche pour que, sans avoir à inventer ni à mentir, elle pût y puiser cela aussi : les souvenirs de la petite vendeuse sentimentale qu’elle avait été, certains jours de sa jeunesse…

Antoine… Dès qu’elle pensait à lui, c’était avec désir. Elle l’aimait tel qu’il était, pour son assurance, pour sa force – et bien qu’il eût conscience de cette force… Elle l’aimait pour sa fougue amoureuse, un peu brutale, un peu trop dépourvue de tendresse… Dans une heure, peut-être, il serait là…

Elle allongea les jambes, renversa la tête et ferma les yeux. Sa lassitude fondait à l’eau comme de la poussière. Un bien-être animal l’engourdissait. Au-dessus d’elle, le grand immeuble, déserté, était silencieux. Pas d’autre bruit que le ronflement du chien vautré sur le carrelage frais, un lointain raclement de patins à roulettes sur l’asphalte d’une cour voisine, et la modulation d’une goutte d’eau qui, de seconde en seconde, tombait du robinet avec un son cristallin.

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