XIV

Jacques, arrêté au coin de la rue de l’Université, contemplait sa maison natale. Coiffée d’échafaudages, elle était méconnaissable. « C’est vrai », songeait-il, « Antoine projetait toutes sortes de travaux… »

Depuis la mort de son père, il avait bien fait deux séjours à Paris, mais sans venir dans son ancien quartier, sans même signaler son passage à son frère. Celui-ci, plusieurs fois, au cours de l’hiver, avait écrit affectueusement. Jacques, lui, s’était borné à de cordiales et laconiques cartes postales. Il n’avait même pas fait d’exception pour répondre à une longue lettre d’affaires relative à la succession ; il avait exprimé, en cinq lignes, son refus catégorique et à peine motivé d’entrer en possession de sa part d’héritage, priant son frère de ne plus lui parler de « ces questions-là ».

Il était en France depuis le mardi précédent. (Le lendemain de la réunion Bœhm, Meynestrel lui avait dit : « File à Paris. Possible que j’aie besoin de t’avoir là-bas, ces jours-ci. Je ne peux rien préciser pour l’instant. Profites-en pour prendre le vent, regarder de près ce qui se passe ; comment réagissent les milieux de gauche français ; spécialement le groupe Jaurès, ces messieurs de l’Humanité… Si dimanche, ou lundi tu n’as rien reçu de moi, tu pourras revenir. À moins que tu ne penses être utile là-bas. ») Pendant ces quelques jours, il n’avait pas trouvé le temps – ou pas eu le courage – de venir voir Antoine. Mais les événements lui semblaient prendre, de jour en jour, tant de gravité, qu’il avait décidé de ne pas repartir sans avoir rencontré son frère.

Les yeux levés vers le second étage où s’alignaient des stores neufs, il cherchait à retrouver sa fenêtre, celle de sa chambre de gamin… Il était encore temps de faire demi-tour. Il hésita. Finalement, il traversa la rue et pénétra sous la voûte.

Il ne reconnaissait plus rien ; dans l’escalier, des murs de stuc, une rampe forgée, de larges verrières, remplaçaient la sombre tenture à fleurs de lis, les balustres tournés, les vitraux moyenâgeux de naguère. Seul, l’ascenseur n’avait pas été changé. C’était toujours le même déclic, bref, puis ce flottement de chaînes et ce borborygme huileux précédant la mise en marche, que Jacques, à chacun de ses retours, n’entendait jamais sans un serrement de cœur, sans revivre soudain l’un des plus cruels instants de son enfance humiliée : sa rentrée à la maison paternelle après sa fugue… C’était là, seulement là, dans cette étroite cabine où Antoine l’avait poussé, que le fugitif s’était vraiment senti repris, happé, impuissant… Son père, le pénitencier… Et maintenant Genève, l’Internationale… La guerre, peut-être…

 

– « Bonjour, Léon. En voilà des changements !… Mon frère est-il là ? »

Au lieu de répondre, Léon, avec une expression de surprise, dévisageait ce revenant. Il dit enfin, battant des paupières :

– « Le docteur ? Non… C’est-à-dire, oui… Pour Monsieur Jacques, sûrement !… Mais il est au-dessous, dans les bureaux… Faudrait que Monsieur Jacques redescende un étage… La porte est ouverte, Monsieur n’aura qu’à entrer. »

Au palier du premier, Jacques lut, sur une plaque de cuivre : Laboratoires A. Oscar-Thibault.

« Toute la maison, alors ?… » songea-t-il. « Et il s’est annexé jusqu’au prénom d’Oscar !… »

La porte s’ouvrait, de l’extérieur, par une béquille nickelée. Jacques se trouva dans un vestibule, où donnaient trois portes pareilles. Derrière l’une d’elles, il perçut des voix. Antoine recevait-il des clients, un après-midi de dimanche ? Perplexe, Jacques avança de quelques pas.

– « … témoignages biométriques… enquêtes dans les groupes scolaires… »

Ce n’était point Antoine qui parlait. Mais, tout à coup, il reconnut la voix de son frère :

– « Premier point : accumuler des tests… Classer des tests… Avant quelques mois, n’importe quel neurologue, n’importe quel spécialiste de pathologie infantile, n’importe quel éducateur, même, doit pouvoir trouver chez nous, ici, dans nos statistiques… »

Oui, c’était bien Antoine, son élocution tranchante et comme satisfaite, un peu gouailleuse aux finales… « Plus tard, il aura tout à fait la voix de son père », se dit Jacques.

Il demeura une minute immobile, sans écouter, les yeux baissés vers le linoléum neuf qui recouvrait le sol. De nouveau, la tentation de partir l’effleura. Mais Léon l’avait vu… D’ailleurs, puisqu’il était venu jusque-là… Il redressa les épaules, et, comme une grande personne qui n’hésite pas à troubler le jeu des enfants, il vint jusqu’à la porte et frappa un coup sec.

Antoine, interrompu, s’était levé. La mine hargneuse, il entrouvrit le battant :

– « Qu’est-ce que… ? Comment ? Toi ! » s’écria-t-il, épanoui tout à coup.

Jacques, lui aussi, souriait, envahi soudain par une de ces vagues de tendresse fraternelle qui le soulevaient, malgré tout, chaque fois qu’il retrouvait Antoine, en chair et en os, son visage énergique, son front carré, sa bouche…

– « Entre donc », dit Antoine. Il ne quittait pas son frère des yeux. Jacques était là ! Jacques était là, debout, avec sa mèche roux foncé, avec son regard mobile, avec ce demi-sourire qui ressuscitait son visage d’enfant…

Trois hommes, en blouses blanches déboutonnées, le visage suant, sans cols, étaient assis devant une grande table où des verres, des citrons, un seau de glace, voisinaient avec des papiers et des graphiques dépliés.

– « C’est mon frère », annonça Antoine, riant de plaisir. Et, désignant à Jacques les trois hommes qui s’étaient levés, il présenta : « Isaac Studler… René Jousselin… Manuel Roy… »

– « Je vous dérange ? » balbutia Jacques.

– « Oui ! » fit Antoine. Il regarda gaiement ses collaborateurs : « N’est-ce pas ? Impossible de dissimuler qu’il nous dérange, l’animal… Mais tant mieux ! Cas de force majeure… Assieds-toi. »

Jacques, sans répondre, examinait la vaste pièce, entièrement garnie de rayonnages sur lesquels s’alignaient des cartons numérotés, tout neufs.

– « Tu te demandes où tu es ? » dit Antoine, amusé par la surprise de son frère. « Tu es dans la Salle des archives, tout simplement… Veux-tu boire quelque chose de frais ? Whisky ? Non ?… Roy va te fabriquer une citronnade », décréta-t-il, en s’adressant au plus jeune des trois hommes : une figure intelligente d’étudiant parisien, éclairée par un regard lisse, un regard de bon élève.

Tandis que Roy pressait un citron sur de la glace pilée, Antoine s’était tourné vers Studler :

– « Nous reprendrons tout ça dimanche prochain, vieux… »

Studler était sensiblement plus âgé que les autres, et il semblait même être l’aîné d’Antoine. Le prénom d’Isaac convenait d’emblée à son profil, à sa barbe d’émir, à ses yeux fiévreux de mage oriental. Jacques eut l’impression qu’il l’avait déjà rencontré, jadis, quand les deux frères habitaient ensemble.

– « Jousselin va ranger les paperasses… », poursuivait Antoine. « De toutes façons, nous ne pouvons rien commencer de suivi avant le premier août, avant mes vacances d’hôpital… »

Jacques écoutait. Août… Les vacances… Sans doute, un peu d’étonnement parut-il sur ses traits, car Antoine, qui le regardait, crut devoir expliquer :

– « Oui, nous sommes d’accord, tous les quatre, pour ne pas prendre de congé, cette année… Vu les circonstances… »

– « Je comprends », approuva Jacques, d’un air grave.

– « Songe qu’il n’y a pas trois semaines que les travaux de la maison sont terminés : rien ne fonctionne encore, de nos nouveaux services. D’ailleurs, avec l’hôpital et la clientèle, je n’aurais pas eu plus tôt le temps de mettre tout ça en train. Mais, avec ces deux mois de calme que nous allons avoir, jusqu’à la rentrée… »

Jacques le regardait, surpris. L’homme qui parlait ainsi n’avait évidemment rien perçu, dans les pulsations du monde, qui pût ébranler la sécurité de son travail, sa confiance dans le lendemain.

– « Ça t’étonne ? » reprit Antoine. « C’est que tu n’as aucune idée de nos entreprises. Nous avons des ambitions… magnifiques ! N’est-ce pas, Studler ?… Je te raconterai ça… Tu dînes avec moi, bien entendu ?… Bois ta citronnade, tranquillement. Après ça, je te ferai faire le tour du propriétaire. Tu verras toute notre nouvelle installation… Et, ensuite, nous monterons là-haut, pour bavarder. »

« Il est bien resté le même », se disait Jacques ; « Il faut toujours qu’il organise, qu’il dirige le mouvement… » Docile, il but sa citronnade et se leva. Antoine était déjà debout.

– « Descendons d’abord aux laboratoires », dit-il.

 

Jusqu’à la mort de M. Thibault, Antoine avait vécu la vie normale d’un jeune médecin d’avenir. Il avait, un à un, passé ses concours, s’était fait recevoir au Bureau central et, en attendant un poste de titulaire dans le service des Hôpitaux, il avait continué à faire de la clientèle.

Brusquement, l’héritage paternel l’avait investi d’une puissance inattendue : l’argent. Or, il n’était pas homme à négliger cette chance insigne.

Il n’avait aucune charge, aucun vice coûteux. Une seule passion : le travail. Une seule ambition : devenir un maître. L’hôpital, la clientèle, n’étaient, à ses yeux, qu’un exercice. Ce qui comptait, c’étaient ses recherches personnelles de pathologie infantile. Aussi, du jour où il s’était senti riche, sa vitalité, déjà puissante, s’était trouvée soudain décuplée. Il n’eut plus qu’une pensée : consacrer sa fortune à accélérer son ascension professionnelle.

Son plan fut vite au point. S’assurer d’abord les facilités d’ordre matériel, par une organisation perfectionnée : des laboratoires ; une bibliothèque ; un groupe choisi d’assistants. Avec de l’argent, tout devenait possible, facile. Même d’acheter l’intelligence, le dévouement de quelques jeunes médecins sans ressources, auxquels il assurerait l’aisance, et dont il utiliserait les capacités pour avancer ses recherches, et en entreprendre de nouvelles… Tout de suite, il avait pensé à l’ami du docteur Héquet, son ancien camarade Studler, surnommé le Calife, dont il connaissait de longue date l’esprit de méthode, la probité intellectuelle et la force de travail. Puis il avait jeté son dévolu sur deux jeunes : Manuel Roy, un externe qu’il avait eu plusieurs années dans son service ; et René Jousselin, un chimiste, qui s’était déjà fait remarquer par d’importantes études sur les sérums.

En quelques mois, sous la conduite d’un architecte entreprenant, la maison paternelle avait été métamorphosée. L’ancien rez-de-chaussée, relié maintenant au premier étage par un escalier intérieur, avait été aménagé en laboratoires munis de tous les agencements modernes. Rien n’avait été négligé. Dès que surgissait une difficulté d’exécution, Antoine touchait machinalement la poche où il portait son carnet de chèques : « Faites-moi un devis. » La dépense ne lui importait guère. Il tenait fort peu à l’argent, mais beaucoup à la réussite de ses projets. Son notaire, son agent de change s’effrayaient de le voir entamer, avec tant d’appétit, cette fortune, lentement acquise et prudemment gérée par deux générations de grands bourgeois. Mais il n’en avait cure, faisait vendre des paquets de titres, et riait des timides avertissements de ses hommes d’affaires. D’ailleurs, il avait aussi son plan financier. Ce qui resterait de sa fortune, après ces larges brèches, il avait l’intention de le placer en fonds étrangers et notamment en mines russes, sur les conseils de son ami Rumelles, le diplomate. Il pensait ainsi, même avec un capital très écorné, se procurer des revenus qui, d’après ses calculs, ne devaient pas être sensiblement inférieurs à ceux que M. Thibault, fidèle aux valeurs « sûres » mais de très petit rapport, tirait naguère de la fortune intacte.

L’inspection détaillée du rez-de-chaussée dura près d’une demi-heure. Antoine ne faisait grâce de rien au visiteur… Il le traîna même dans les anciennes caves, qui formaient maintenant un vaste sous-sol, blanchi à la chaux : Jousselin venait, ces jours derniers, d’y installer un odorant élevage, où les rats, les souris et les cobayes, voisinaient avec un aquarium de grenouilles. Antoine était ravi. Il riait de ce rire de gorge, jeune et houleux, qu’il avait refoulé si longtemps, et que Rachel avait pour toujours libéré. « Un gosse de riche, qui montre ses joujoux », pensa Jacques.

Au premier étage, se trouvaient une petite salle d’opération, les bureaux des trois collaborateurs, la salle réservée aux archives et la bibliothèque.

– « Avec ça, on peut commencer à travailler », expliqua Antoine, sur un ton grave et satisfait, tandis qu’ils montaient au second étage. « Trente-trois ans… Il est temps que je m’y mette sérieusement, si je veux laisser quelque chose de durable derrière moi !… Tu sais », reprit-il, en s’arrêtant, et en se tournant vers Jacques, avec cette brusquerie un peu forcée qu’il aimait à montrer, particulièrement à son frère : « on peut toujours beaucoup plus qu’on ne croit ! Quand on veut quelque chose – une chose réalisable, s’entend… – d’ailleurs, moi, je ne veux jamais que des choses réalisables… – eh bien, quand on veut pour de bon !… » Il n’acheva pas sa phrase, sourit avec complaisance et se remit en marche.

– « Où en es-tu, de tes concours ? » demanda Jacques, pour dire quelque chose.

– « J’ai passé celui des Hôpitaux, cet hiver. Reste l’agrégation – parce qu’il faut bien aussi pouvoir être professeur, un jour !… Seulement, vois-tu », reprit-il, « être un bon médecin d’enfants, comme Philip, c’est bien, mais ça ne me suffirait plus : ce n’est pas ça qui me permettrait de donner ma mesure… La médecine de notre époque, c’est dans le domaine psychique qu’elle fera son pas décisif… Eh bien, je veux en être, tu comprends ? Je ne veux pas que ce pas-là se fasse sans moi ! Ce n’est pas par hasard que, pendant ma préparation au concours, je me suis tant occupé des arriérés du langage… La psycho de l’enfance, à mon avis, n’en est qu’à ses débuts. C’est le bon moment… Ainsi, je voudrais, l’an prochain, compléter mes documents sur les rapports entre la discipline respiratoire des gosses et leur vie cérébrale… » Il se tourna. Sur son visage affleura soudain le masque du grand homme, que le savoir sépare de l’ignorance des simples. Avant de mettre sa clef dans la serrure, il fixa sur son frère un regard profond : « Que de choses à faire, de ce côté-là… » fit-il lentement. « Que de choses à débrouiller… »

Jacques se taisait. Rarement, cet air qu’avait Antoine de toujours bien mordre à la vie, l’avait exaspéré si fort. Devant cette trentaine trop bien gréée, qui semblait si assurée de gagner le large, il sentait, avec une sorte d’angoisse, l’instabilité de son équilibre à lui – et, plus encore, la menace d’orage qui pesait sur le monde.

Dans ces dispositions hostiles, la visite de l’appartement lui fut particulièrement pénible. Antoine se promenait à travers cette installation luxueuse, le jarret tendu, comme un coq dans sa basse-cour. Il avait fait abattre la plupart des cloisons, et entièrement modifier la distribution. L’aménagement, bien que dénué de simplicité, était assez réussi. De hauts paravents de laque divisaient les deux salons d’attente en petits espaces où l’on isolait les clients ; et cette innovation de l’architecte, dont Antoine se montrait fier, donnait à l’ensemble un aspect d’Exposition décorative. Antoine affirmait d’ailleurs que, personnellement, il n’attachait guère, de prix à ce faste extérieur. « Mais », expliqua-t-il, « ça permet de trier la clientèle, tu comprends ? de la réduire, et de gagner du temps pour le travail. »

Le cabinet de toilette était une merveille d’ingéniosité et de confort. Antoine, complaisamment, tout en retirant sa blouse, faisait jouer les vantaux polis des armoires :

– « Tout à portée de la main : ça gagne du temps », répétait-il.

Il avait enfilé un veston d’intérieur. Jacques remarqua combien la tenue de son frère était plus soignée qu’autrefois. Rien ne tirait l’œil ; mais la veste noire était de soie ; la chemise molle était de fine batiste. Cette élégance discrète lui allait bien. Il paraissait rajeuni, plus souple, sans avoir rien perdu de sa robustesse.

« Comme il semble être à l’aise dans son luxe », songeait Jacques. « La vanité de Père… La vanité aristocratique du bourgeois !… Quelle race !… On dirait, ma parole, qu’ils prennent pour une supériorité, non seulement leur fortune, mais leur habitude de bien vivre, leur goût du confort, de la “qualité” ! Ça devient pour eux un mérite personnel ! Un mérite qui leur crée des droits sociaux ! Et ils trouvent parfaitement légitime cette “considération” dont ils jouissent ! Légitimes, leur autorité, l’asservissement d’autrui ! Oui, ils trouvent tout naturel de “posséder” ! Et ils trouvent tout naturel que ce qu’ils possèdent soit inattaquable, protégé par les lois contre la convoitise de ceux qui n’ont rien ! Généreux, oh ! sans doute ! Tant que cette générosité est un luxe de plus : une générosité qui fait partie des dépenses superflues… » Et Jacques évoquait la vie précaire de ses amis suisses qui, privés du superflu, s’entrepartageaient le nécessaire, et pour qui l’entraide était toujours un risque de manquer du minimum.

Pourtant, devant la baignoire, qui était vaste comme une petite piscine et tout éblouissante de reflets, il ne put se défendre d’une pointe d’envie. Il était si mal installé dans sa chambre à trois francs… Par cette chaleur, un bain lui eût semblé délicieux.

– « Là, c’est mon cabinet », dit Antoine en ouvrant une porte.

Jacques entra et s’approcha de la fenêtre.

– « Mais c’est l’ancien salon, n’est-ce pas ? »

En effet : le vieux salon, où, trente-cinq ans de suite, dans une pénombre solennelle, M. Thibault avait tenu les assises familiales, parmi des rideaux à baldaquins et d’épaisses portières, – l’architecte avait réussi ce tour de force de le transformer en une pièce moderne, claire et nue, sérieuse sans sévérité, qu’inondait maintenant la clarté des trois fenêtres, débarrassées de leurs vitraux gothiques.

Antoine ne répondit pas. Sur le bureau, il avait aperçu l’enveloppe d’Anne, et, surpris, car il croyait Anne à Berck, il se hâtait de l’ouvrir. Dès qu’il eut parcouru le billet, ses sourcils se froncèrent. Anne lui apparut, dans le cadre familier de leur garçonnière, avec son peignoir de soie blanche entrouvert… Il jeta machinalement un coup d’œil vers la pendule, et glissa le papier dans sa poche. Ça tombait mal… Tant pis ! Pour une fois qu’il pouvait passer une soirée avec son frère…

– « Quoi ? » fit-il, sans avoir entendu. « Je ne travaille jamais ici… C’est pour la consultation… Je me tiens toujours dans mon ancienne chambre… Viens. »

Du fond du couloir, Léon s’avançait au-devant d’eux :

– « Monsieur a trouvé la lettre ? »

– « Oui… Apportez-nous à boire, voulez-vous ? Dans mon bureau. »

Ce bureau était l’un des seuls coins de l’appartement où se reflétait un peu de vie. À vrai dire, l’on y sentait moins le travail que l’agitation d’une activité multiple et désordonnée ; mais ce désordre parut sympathique à Jacques. Un amas de paperasses, fiches, carnets, articles découpés, encombrait la table, laissant à peine assez de place pour écrire : les rayonnages étaient pleins de livres usagés, de revues marquées de signets, de photographies en vrac, de fioles et d’échantillons pharmaceutiques.

– « Allons, asseyons-nous maintenant », dit Antoine, en poussant Jacques vers un accueillant fauteuil de cuir. Lui-même s’allongea sur le divan, parmi les coussins. (Il avait toujours aimé s’étendre pour causer. « Debout ou couché », disait-il : « la position assise est pour les fonctionnaires. ») Il vit le regard de Jacques faire le tour de la pièce, et s’arrêter une seconde sur le bouddha qui décorait la cheminée.

– « Il est beau, n’est-ce pas ? C’est une pièce du XIe siècle, qui vient de la collection Ramsy. »

Il enveloppait son frère d’un regard affectueux, qui devint soudain scrutateur :

– « Parlons de toi maintenant. Une cigarette ? Qu’est-ce qui te ramène en France ? Un reportage sur le procès Caillaux, je parie ? »

Jacques ne répondit pas. Il contemplait obstinément le bouddha, dont le visage rayonnait de sérénité solitaire au fond de la grande feuille de lotus d’or, recourbée comme une conque. Puis il dirigea sur son frère son regard fixe, où il y avait une sorte d’effroi. Ses traits prirent une expression si grave qu’Antoine en éprouva un malaise : il supposa aussitôt qu’un drame nouveau ravageait la vie de son cadet.

Léon entra avec un plateau, qu’il posa près du divan.

– « Tu ne m’as pas répondu », reprit Antoine. « Comment es-tu à Paris ? Pour longtemps ?… Qu’est-ce que tu veux boire ? Moi, je suis toujours fidèle à mon thé froid… »

Jacques, d’un geste agacé, refusa.

– « Mais, Antoine », murmura-t-il, après un instant de silence, « est-ce possible que vous n’ayez, ici, aucun soupçon de ce qui se prépare ? »

Antoine, penché au bord du divan, tenait à deux mains le gobelet de verre qu’il venait de remplir, et, avant d’y tremper les lèvres, il humait avec gourmandise l’arôme du thé, légèrement parfumé de citron et de rhum. Jacques ne voyait que le haut du visage, le regard où flottait une nonchalance distraite. (Antoine songeait à Anne, qui l’attendait là-bas ; en tout cas il fallait, sans trop tarder, la prévenir par téléphone…)

Jacques fut sur le point de se lever, de partir, sans explication.

– « Et qu’est-ce qui se prépare ? » murmura Antoine, sans changer de pose. Puis, comme à regret, il tourna les yeux vers son frère.

Ils se regardèrent un instant en silence.

– « La guerre », articula Jacques, d’une voix rauque. La sonnerie du téléphone retentit, assez loin, dans le vestibule.

– « Oui ? » fit Antoine, les yeux plissés par la fumée de sa cigarette. « Toujours ces sacrés Balkans ? »

Il parcourait chaque matin un journal d’information et savait, d’une façon vague, qu’il y avait en ce moment une de ces incompréhensibles « tensions diplomatiques » qui occupaient périodiquement les chancelleries de l’Europe centrale.

Il sourit :

– « On devrait établir un cordon sanitaire autour des peuples balkaniques, et les laisser s’entr’égorger, une bonne fois, jusqu’à la disparition totale ! »

Léon entrouvrait la porte :

– « On demande Monsieur au téléphone », annonça-t-il, sur un ton mystérieux.

« On, c’est Anne », se dit Antoine. Et, bien qu’il y eût un appareil dans la pièce, à portée de sa main, il se leva pour gagner son cabinet de consultation.

Pendant une minute, Jacques considéra d’un œil fixe la porte par laquelle son frère était sorti. Puis, brusquement, comme s’il rendait un verdict sans appel : « Entre lui et moi », déclara-t-il, « le fossé est infranchissable ! » (Il y avait des moments où il goûtait une satisfaction rageuse à constater que le fossé était « infranchissable ».)

 

Dans son cabinet, Antoine décrochait hâtivement le récepteur.

– « Allô… C’est vous ? » fit une voix de contralto, tendre et chaude, dont la résonance du micro aggravait encore le frémissement.

À travers l’espace, Antoine sourit.

– « Vous tombez bien, chérie… J’allais téléphoner… Je suis désolé… Jacques vient d’arriver… Jacques, mon frère… Il débarque de Genève… Mais oui, à l’improviste… Ce soir, à l’instant… Alors, naturellement… D’où donc téléphonez-vous ? »

La voix reprit, câline :

– « Mais de chez nous, Tony… Je t’attendais… »

– « Il faut m’excuser, chérie… Vous comprenez bien, n’est-ce pas ?… Il faut que je reste avec lui… »

Comme la voix ne répondait plus, il appela :

– « Anne… »

La voix se taisait toujours.

– « Anne ! » répéta-t-il.

Debout devant le grand bureau d’apparat, la tête penchée sur le récepteur, il promenait sur le tapis havane, sur le bas des bibliothèques, sur les pieds des meubles, un regard absent et inquiet.

– « Oui », murmura enfin la voix. Il y eut un nouveau silence. « Est-ce que… est-ce qu’il restera tard ?… »

L’accent était si malheureux qu’Antoine en fut chaviré.

– « Je ne pense pas », dit-il. « Pourquoi ? ».

– « Mais, Tony, crois-tu que j’aurais le courage de rentrer ce soir, sans seulement t’avoir eu… un peu ?… Si tu voyais comme je t’attends !… Tout est préparé… Même la dînette… »

Il rit. Elle aussi se contraignit à rire :

– « Est-ce que tu la vois, la dînette ? Le guéridon, devant la fenêtre… Le gros saladier vert, plein de petites fraises… pour toi… » Après une pause, elle reprit, sur un ton rapide, guttural : « Écoute, mon Tony, c’est vrai ? Tu ne peux pas venir tout de suite, tout de suite, rien qu’une heure ?… »

– « Non, chérie, non… Impossible avant onze heures ou minuit… Sois raisonnable… »

– « Rien qu’un moment ?… »

– « Tu ne comprends donc pas ?… »

– « Si, je comprends », interrompit-elle, vite et tristement. « Il n’y a rien à faire… Quel dommage !… » Encore un silence, puis une petite toux. « Alors, écoute, c’est bien… je t’attendrai », reprit-elle, avec un soupir résigné, où Antoine sentit tout l’effort de l’acceptation.

– « À ce soir, chérie… »

– « Oui… Écoute ! »

– « Quoi ? »

– « Non, rien… »

– « À tout à l’heure ! »

– « À tout à l’heure, Tony ! »

Antoine resta quelques secondes aux écoutes. Là-bas, Anne, elle aussi, l’oreille au récepteur, ne se décidait pas à couper. Alors, après un bref coup d’œil autour de lui, il mit ses lèvres tout contre l’appareil, et fit le bruit d’un baiser. Puis, souriant, il raccrocha.

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