XV

Quand Antoine, reparut, Jacques, qui n’avait pas bougé de son fauteuil, fut frappé d’apercevoir sur le masque de son frère un reflet insolite, la trace d’une émotion dont il perçut confusément le caractère intime, amoureux. Antoine, décidément, avait changé.

– « Je te demande pardon… Avec ce téléphone, on n’est jamais tranquille… »

Il s’approcha de la table basse où il avait laissé son verre, but quelques gorgées, puis revint s’allonger sur le divan :

– « De quoi parlions-nous ? Ah ! oui, tu me disais : la guerre… »

Il n’avait jamais eu le temps de s’intéresser à la politique ; ni l’envie. La discipline scientifique l’avait habitué à penser que, dans le monde social, comme dans celui de la vie organique, tout est problème, et problème difficile ; que, dans tous les domaines, la recherche de la vérité exige l’application, l’étude, la compétence. Il considérait donc la politique comme le champ d’une activité étrangère à la sienne. À cette réserve raisonnée, s’ajoutait une naturelle répugnance. Trop de scandales, d’un bout à l’autre de l’histoire des États, l’avaient persuadé qu’une sorte d’immoralité suintait naturellement de l’exercice du pouvoir ; ou, du moins, qu’une certaine rigueur d’honnêteté, qu’il avait coutume, lui, médecin, de tenir pour primordiale, n’était pas de règle, n’était peut-être pas aussi nécessaire, sur le terrain de la politique. Aussi suivait-il avec une indifférence méfiante la marche des affaires publiques ; sans plus de passion qu’il n’en apportait à voir fonctionner le service des Postes ou des Ponts et Chaussées. Et si, dans une conversation de fumoir – chez son ami Rumelles, par exemple, – il lui arrivait, comme à tout le monde, de risquer un jugement sur les actes d’un ministre en place, c’était toujours d’un point de vue précis, terre à terre, volontairement simpliste : à la manière d’un voyageur d’autobus qui, pour louer ou critiquer le chauffeur, s’inquiète uniquement de la façon dont celui-ci manie le volant.

Mais il ne demandait pas mieux, puisque Jacques semblait y tenir, que de commencer l’entretien par un échange de généralités sur la politique européenne. Et ce fut avec une bonne volonté sincère que, pour rompre le silence de Jacques, il reprit :

– « Tu crois vraiment qu’une nouvelle guerre couve dans les Balkans ? »

Jacques regardait fixement son frère :

– « Est-ce possible qu’à Paris vous n’ayez pas encore la moindre notion de ce qui se passe depuis trois semaines ? Tous ces présages qui s’accumulent !… Il ne s’agit plus d’une petite guerre dans les Balkans ; c’est toute l’Europe, cette fois, qui va droit à une guerre ! Et vous continuez à vivre, sans vous douter de rien ? »

– « Tzs… tzs… », fit Antoine, sceptique.

Pourquoi pensa-t-il soudain au gendarme qui était venu, un matin de cet hiver, à l’heure où il allait partir pour l’hôpital, changer l’ordre de mobilisation de son livret ? Il se souvint qu’il n’avait même pas eu la curiosité de regarder quelle était sa nouvelle affectation. Après le départ du gendarme, il avait jeté le livret dans quelque tiroir – il ne savait même plus où…

– « Tu n’as pas l’air de comprendre, Antoine… Nous sommes arrivés au moment où, si tous font comme toi, si tous laissent les choses aller, la catastrophe est inévitable… Déjà, à l’heure actuelle, il suffirait, pour la déclencher, d’un rien, d’un stupide coup de feu sur la frontière austro-serbe… »

Antoine ne disait rien. Il venait de recevoir un léger choc. Une bouffée de chaleur lui enflamma le visage. Ces paroles touchaient brusquement en lui comme un point secret que, jusqu’alors, aucune sensibilité particulière ne lui avait permis de localiser. Lui aussi, comme tant d’autres en cet été de 1914, se sentait vaguement à la merci d’une fébrilité collective, contagieuse – d’ordre cosmique, peut-être ? – qui circulait dans l’air. Et, pendant quelques secondes, il subit, sans pouvoir s’en défendre, l’angoisse d’un pressentiment. Il surmonta presque aussitôt cet absurde malaise, et, réagissant à l’extrême, comme toujours, il prit plaisir à contredire son frère mais sur un ton conciliant :

– « Naturellement, là-dessus je suis moins renseigné que toi… Tout de même, reconnais avec moi que, dans une civilisation comme celle de l’Europe occidentale, l’éventualité d’un conflit général est à peu près impossible à imaginer ! Avant d’en arriver là, il faudrait, en tout cas, de tels revirements d’opinion !… Cela demanderait du temps, des mois, des années peut-être… pendant lesquels d’autres problèmes surgiraient, qui enlèveraient à ceux d’aujourd’hui leur virulence… »

Il sourit, tout à fait rasséréné par son propre raisonnement :

– « Ces menaces-là, tu sais, ne sont pas nouvelles. Déjà, à Rouen, il y a douze ans, quand je faisais mon service… Pour prédire la guerre, ou la révolution, les prophètes de malheur n’ont jamais manqué… Et le plus curieux, d’ailleurs, c’est que les indices sur lesquels ces pessimistes fondent leurs prévisions sont toujours exacts, et, à juste titre, inquiétants. Seulement, voilà : pour une raison qu’on n’avait pas envisagée, ou pas évaluée à sa valeur, les faits s’enchaînent autrement que prévu, et les choses s’arrangent d’elles-mêmes… Et la vie continue, cahin-caha… Et la paix aussi ! »

Jacques, la tête dans les épaules, le front barré par sa mèche, écoutait avec impatience.

– « Cette fois, Antoine, c’est extrêmement grave… »

– « Quoi ? Ces chicanes entre l’Autriche et la Serbie ? »

– « Ça, c’est le motif, l’incident attendu, provoqué peut-être… Mais il y a tout ce qui fermente, depuis des années, dans les coulisses sur-armées de l’Europe. Cette société capitaliste, que tu sembles croire si solidement ancrée dans la paix, elle est à la dérive, toute déchirée d’antagonismes secrets, féroces… »

– « Est-ce qu’il n’en a pas toujours été ainsi ? »

– « Non !… Ou plutôt si, peut-être… Mais… »

– « Je sais bien », interrompit Antoine, « qu’il y a ce sacré militarisme prussien qui pousse toute l’Europe à s’armer jusqu’aux dents… »

– « Pas seulement prussien ! » s’écria Jacques. « Chaque nation a son militarisme, qui se justifie en invoquant les intérêts en jeu !… »

Antoine secouait la tête :

– « Intérêts, oui, bien sûr », dit-il. « Mais la concurrence des intérêts, si intense soit-elle, peut indéfiniment se concevoir, sans mener à la guerre ! Je crois à la paix, et pourtant je crois que la lutte est la condition de la vie. Heureusement, il y a aujourd’hui, pour les peuples, d’autres formes de lutte que le massacre par les armes ! Bonnes pour les Balkaniques, ces façons-là !… Tous les gouvernements – je veux dire ceux des grandes puissances – même dans les pays qui ont les plus gros budgets d’armements, sont manifestement d’accord pour considérer la guerre comme la pire des éventualités. Je ne fais que répéter là ce que disent eux-mêmes, dans leurs discours, les hommes d’État responsables. »

– « Naturellement ! En parole, devant leurs peuples, ils prônent tous la paix ! Mais la plupart d’entre eux ont encore cette conviction que la guerre est une nécessité politique périodiquement inévitable, dont il s’agira, le cas échéant, de tirer le meilleur parti – le meilleur profit. Car c’est toujours, partout, la même cause, à l’origine de tous les maux : le profit ! »

Antoine réfléchissait. Il fut sur le point de soulever une nouvelle objection. Mais déjà son frère poursuivait :

– « Vois-tu, il y a, actuellement, à la tête de l’Europe, une demi-douzaine de sinistres grands Patriotes, qui, sous l’influence néfaste des états-majors, mènent concurremment leurs pays à la guerre. Voilà ce qu’il faut savoir !… Les uns, les plus cyniques, voient très bien où ils vont : ils désirent la guerre, et ils la préparent comme on prépare un mauvais coup, parce qu’ils ont la conviction que, à tel moment, les circonstances leur seront favorables. C’est le cas, très net, d’un Berchtold, en Autriche. C’est celui d’un Iswolsky et d’un Sazonov, à Pétersbourg… Les autres, je ne dis pas qu’ils désirent la guerre : presque tous la redoutent. Mais ils s’y résignent, parce qu’ils la croient fatale. Et c’est la plus dangereuse conviction qui puisse s’enraciner dans le cerveau d’un homme d’État, que de croire la guerre inévitable ! Ceux-là, au lieu de tout mettre en œuvre pour éviter la guerre, ils ne pensent plus qu’à une chose : accroître, à tout hasard, le plus vite possible, leurs chances de victoire. Et toute l’activité qu’ils auraient pu déployer à défendre la paix, ils l’emploient, comme les précédents, à préparer la guerre. C’est sans doute le cas du Kaiser et de ses ministres… C’est peut-être celui du gouvernement anglais… Et c’est sûrement, en France, le cas de Poincaré ! »

Antoine haussa brusquement les épaules :

– « Tu dis : Berchtold, Sazonov… Je ne peux rien répondre, c’est à peine si je savais leurs noms… Mais Poincaré ?… Tu es fou !… En France, à part quelques braves loufoques du genre de Déroulède, qui est-ce qui rêve encore de gloire militaire, ou de revanche ? La France, dans toutes ses fibres, dans toutes ses couches sociales, est essentiellement pacifique ! Et si, par impossible, nous étions jamais entraînés dans une bagarre européenne, une chose en tout cas ne fait aucun doute : c’est que personne ne pourrait accuser la France d’avoir rien fait pour ça ni lui attribuer la plus petite part de responsabilité ! »

Jacques se leva d’un bond :

– « Est-ce possible ?… Tu en es là ?… Est-ce possible ?… »

Antoine enveloppa son frère de ce coup d’œil sûr et prenant dont il enveloppait ses malades (et qui leur donnait toujours grande confiance – comme si la vivacité du regard était le signe d’un diagnostic infaillible).

Jacques, debout, le toisait.

– « Tu es d’une candeur déconcertante !… C’est toute l’histoire de la République qu’il faudrait reprendre !… Tu crois qu’on peut soutenir, de bonne foi, que la politique de la France, depuis quarante ans, est celle d’une nation pacifique ? et qu’elle a vraiment le droit de protester contre les abus de force des autres ?… Tu crois que notre voracité coloniale, particulièrement nos visées sur l’Afrique, n’ont pas grandement contribué à mettre les autres en appétit ? n’ont pas donné aux autres de honteux exemples d’annexions ? »

– « Doucement ! » fit Antoine. « Notre pénétration au Maroc n’a pas eu, que je sache, un caractère illégal. Je me rappelle la conférence d’Algésiras. C’est bel et bien un mandat de toutes les puissances européennes qui nous a chargés, nous et les Espagnols, de pacifier le Maroc. ».

– « Ce mandat, nous l’avons extorqué, par la force. Et les puissances, qui nous l’ont octroyé, pensaient bien profiter, à leur tour, de ce précédent. Ce qu’elles ont fait d’ailleurs. Crois-tu, par exemple, que, sans notre expédition marocaine, l’Italie aurait osé se jeter sur la Tripolitaine, ou l’Autriche sur la Bosnie ?… »

Antoine fit une grimace incrédule ; mais il ne connaissait pas assez la question pour contredire son frère.

Celui-ci, d’ailleurs, était lancé :

– « Et nos alliances ? Est-ce pour prouver ses volontés pacifiques, que la France a conclu un pacte militaire avec la Russie ? On sait bien que, si la Russie des tsars a fait alliance avec la France de la Révolution, c’est avec l’espoir de nous entraîner, l’heure venue, dans son jeu contre l’Autriche, contre la Germanie ! Crois-tu qu’un Delcassé, auxiliaire de la diplomatie anglaise, a fait œuvre de paix en travaillant à l’encerclement de l’Allemagne ? Résultat : l’effervescence, l’essor, la puissance accrue, de ce militarisme prussien dont tu parles… Résultat : dans toute l’Europe, cette surenchère de préparatifs belliqueux, fortifications, constructions navales, chemins de fer stratégiques, et cætera… En France, dix milliards de crédits de guerre pour les quatre dernières années ! En Allemagne, huit milliards de francs ! En Russie, six cents millions empruntés à la France, pour créer des voies ferrées qui lui permettront de jeter ses troupes vers l’Ouest germanique ! »

– « … permettront ! » murmura Antoine. « Un jour, peut-être… Un jour encore lointain… »

– « D’un bout à l’autre du continent, c’est une fiévreuse concurrence d’armements qui ruine tous les pays, qui les oblige à consacrer au budget de guerre les milliards qui devraient servir à l’amélioration sociale… Course folle, course à l’abîme ! Mais dont nous sommes, nous, Français, en partie responsables. Et nous continuons ! Est-ce pour tranquilliser le monde sur ses intentions pacifiques, que la France a mis à l’Élysée ce Lorrain patriote, dont tous les trublions nationalistes ont fait aussitôt un symbole cocardier ? dont l’élection a réveillé aussitôt chez nous la marotte des revanchards ? et éveillé en Angleterre l’espoir des marchands anglais, qui seraient si contents de voir abattre la concurrence allemande ? et réveillé en Russie les appétits des impérialistes, qui rêvent toujours d’annexer Constantinople ? »

Il paraissait si peu maître de son agitation, qu’Antoine se mit à rire. Il était bien résolu à ne pas se laisser prendre au jeu, et à conserver sa bonne humeur. Il ne voulait pas que cette conversation fût autre chose qu’un exercice spéculatif, une partie de dames où les pions étaient des hypothèses politiques.

Ironiquement, il désigna du doigt le siège que son frère avait quitté :

– « Rassieds-toi… »

Jacques le cingla d’un mauvais regard. Mais il enfonça ses poings dans ses poches et se laissa retomber dans son fauteuil.

– « De Genève », reprit-il, après un silence, « – je veux dire : du milieu international où je vis – les nuances s’effacent ; on aperçoit, avec une sorte de recul, les lignes générales de la politique européenne. Eh bien, de là-bas, l’évolution de la France vers la guerre crève les yeux ! Et, dans cette évolution, quoi que tu puisses en penser, l’élection d’un Poincaré à la présidence de la République marque une date décisive ! »

Antoine continuait à sourire :

– « Toujours Poincaré ! » fit-il, gouailleur. « Évidemment, je ne le connais que par ouï-dire… Au Palais, où ils sont difficiles, il est unanimement respecté… Au Quai d’Orsay aussi : Rumelles, qui a fait partie de son cabinet, en parle comme d’un homme de cœur, un ministre scrupuleux, appliqué, un politicien honnête, un ami de l’ordre, un ennemi de toute aventure. Il me semble vraiment absurde de supposer qu’un tel homme… »

– « Attends, attends !… » interrompit Jacques. Il sortit la main de sa poche, et, plusieurs fois, d’un geste fébrile, redressa la mèche qui lui tombait sur le front. Visiblement, il faisait un effort pour se dominer. Il demeura quelques secondes les paupières baissées, puis releva les yeux :

– « Il y a tant à dire que je ne sais par où commencer… », avoua-t-il. « Poincaré… Il faut distinguer l’homme de sa politique. Mais, pour comprendre sa politique, il faut comprendre l’homme… Tout l’homme ! Sans même oublier qu’il y a aussi, dans ce chicanier combatif, un petit officier de chasseurs à pied, nerveux et râblé, qui a toujours manifesté du goût pour la chose militaire… “Ami de l’ordre… Homme de cœur.” Je crois que c’est exact. Loyalisme. Fidélité. Fidélité des gens têtus. On dit même qu’il est bon. C’est possible. Il signe la plupart de ses lettres : Votre dévoué, et ce n’est pas seulement une formule : il aime vraiment rendre service ; il est toujours prêt à se batailler contre l’injustice, et à redresser des torts. »

– « Hé, tout ça est assez sympathique ! » déclara Antoine.

– « Attends ! » répéta Jacques, avec impatience. « Le cas Poincaré, j’ai eu à l’étudier d’assez près, pour un article qui a paru dans le Fanal… Avant tout, c’est un orgueilleux, qui ne plie pas, qui ne cède jamais… Intelligent, bien sûr !… Une intelligence raisonneuse, logique, sans larges vues, sans génie… Incroyablement tenace !… Un esprit rapide, mais un peu myope ; une mémoire exceptionnelle, mais une mémoire de détails… Tout ça fait un parfait avocat ; – ce qu’il est resté d’ailleurs : plus habile à manier les mots que les idées… »

Antoine objecta :

– « S’il n’était que cela, comment expliquer ses succès politiques ? »

– « Par sa force de travail, qui est prodigieuse. Et puis, par des compétences financières, qui sont rares au Parlement. »

– « Par sa probité aussi, sans doute. Dans ces milieux-là, ça étonne toujours : et ça en impose… »

– « Mais ses succès », reprit Jacques ; « on devine qu’ils ont dû le surprendre lui-même, et qu’ils ont peu à peu surexcité ses ambitions. Car il est devenu ambitieux. Et on sent bien, à mille indices, qu’il ne serait pas fâché aujourd’hui d’avoir un rôle historique à jouer. Ou plutôt, qu’il ne serait pas fâché d’être celui qui a fait jouer à la France un rôle historique ; pas fâché de donner à la France un prestige nouveau, auquel il attacherait son nom… Le plus inquiétant, c’est sa conception de l’honneur national : ce sens religieux du patriotisme… Ça s’explique, d’ailleurs, par son origine lorraine, sa jeunesse dans un territoire qui venait d’être mutilé… Il est d’une région et d’une génération qui, pendant des années, ont espéré la revanche, la reprise des provinces perdues… »

– « Je veux bien », concéda Antoine. « Mais, de là à prétendre qu’il ait souhaité le pouvoir pour faire la guerre !… »

– « Attends donc », reprit Jacques. « Laisse-moi continuer… Évidemment, il y a deux ans et demi, quand il a pris la présidence du Conseil – ou même, il y a dix-huit mois, quand il a été porté à l’Élysée, – si quelqu’un était venu lui dire : “Vous voulez mener la France à la guerre”, il aurait bondi d’indignation, en toute bonne foi. Pourtant, rappelle-toi dans quelles conditions, en janvier 1912, il est devenu le chef du gouvernement. Pour remplacer qui ? Caillaux… Or, Caillaux, lui, venait d’éviter à la France la guerre avec l’Allemagne ; et il avait même posé les jalons d’un durable rapprochement franco-allemand. C’est pour avoir fait cette politique de concession à la paix, qu’il a été renversé par les nationalistes. Et, si Poincaré a pu prendre sa place, c’était, je ne dis pas : parce qu’il voulait faire la guerre ; mais, tout de même, parce qu’on attendait de lui qu’il prenne, vis-à-vis de l’Allemagne, une attitude nationale, c’est-à-dire nettement opposée à celle, trop conciliante, d’un Caillaux. La preuve, c’est qu’il a bientôt ressuscité le vieux Delcassé, l’homme de “l’encerclement”, nommé, un an plus tard, ambassadeur en Russie !… Et quand il est devenu président de la République, à quelle majorité a-t-il dû son élection ? À cette bourgeoisie capitaliste, qui pense encore, comme Joseph de Maistre, que la guerre est une nécessité biologique, parfaitement naturelle, regrettable mais périodiquement nécessaire… Ces gens-là ne lèveraient sans doute pas le petit doigt pour provoquer une guerre de revanche ; néanmoins, c’est une hypothèse qui les émoustille ; ils en accepteraient, à l’occasion, le risque. Nous les avons vus d’assez près, ici, autrefois, aux dîners de Père, ces fossiles de la bourgeoisie réactionnaire !… Sans compter que, dans tous ces vieux partis français de droite, plus ou moins mal ralliés à la République, il reste cette arrière-pensée : qu’une guerre heureuse donnerait au gouvernement vainqueur un pouvoir dictatorial, qui saurait arrêter net la montée socialiste et nettoierait même le pays de sa démagogie républicaine. Ils caressent le rêve d’une France militarisée, disciplinée ; d’une France triomphante, super-armée, appuyée sur un vaste empire colonial, et devant qui le monde entier filerait doux… C’est un beau rêve pour des patriotes ! »

– « Depuis qu’il est au pouvoir », hasarda Antoine, « Poincaré n’a pourtant pas cessé de proclamer ses intentions pacifiques… »

– « Ah », fit Jacques, « je veux bien croire qu’il est sincère – quoique certains buts d’expansion pacifique deviennent très vite des buts de guerre, quand la diplomatie n’arrive pas à les réaliser. Mais il faut penser à ceci, dont les conséquences sont incalculables : depuis des années, tout le monde sait que Poincaré est aveuglé par deux convictions. La première, c’est qu’un conflit entre l’Allemagne et l’Angleterre est fatal… »

– « Tu semblais le dire toi-même, tout à l’heure. ».

La seconde, c’est que l’Allemagne, surtout depuis Agadir, veut attaquer la France, et qu’elle s’y prépare sans relâche. Voilà ses deux idées fixes ; il n’en démord pas. Et comme, d’autre part, il est persuadé que la force seule, en se faisant craindre, peut assurer la paix, tu comprends la conclusion qu’il tire de tout ça : si la France a encore une chance d’échapper à l’attaque allemande, c’est en se rendant de plus en plus redoutable. Donc, il faut armer à outrance. Donc, il faut se montrer intraitable, agressif… Dès qu’on a compris ça, tout devient clair ; toute l’activité de Poincaré, depuis 1912, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, apparaît d’une parfaite logique ! »

Antoine, allongé parmi les coussins, fumait paisiblement. Il s’étonnait de l’animation de son frère, mais il l’écoutait avec attention. La voix de Jacques s’apaisait, d’ailleurs ; progressivement, comme un flot tumultueux qui rentre dans son lit. Sur ce terrain qui lui était familier, et qui, momentanément, lui donnait l’impression d’une supériorité sur son frère, il se sentait d’aplomb.

– « J’ai l’air de te faire un cours, c’est ridicule », dit-il, en s’efforçant de sourire.

Antoine lui lança un coup d’œil amical :

– « Mais non, va… »

– « Je te disais : tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Eh bien, commençons par la politique étrangère. Elle est préventivement agressive, à dessein ! Exemple : nos rapports avec la Russie. L’Allemagne tique sur les accords franco-russes ? Tant pis. Dans la guerre que Poincaré craint, l’aide de la Russie nous est indispensable pour résister à l’invasion allemande ; on va donc, sans ménager les susceptibilités de l’Allemagne, renforcer ouvertement l’alliance franco-russe ! C’est courir un risque terrible, car c’est faire le jeu du panslavisme, dont les desseins belliqueux contre l’Autriche et l’Allemagne ne sont un secret pour personne. Poincaré n’en a cure ! Il préfère encore courir le risque d’être entraîné dans une aventure, que le risque de voir se distendre les liens entre la France et son unique alliée. Et, pour cette politique-là, il a trouvé des collaborateurs tout prêts : Sazonov, le ministre russe des Affaires étrangères ; Iswolsky, l’ambassadeur du tsar à Paris. Il a expédié à l’ambassade de Pétersbourg son ami Delcassé qui est, de longue date, acquis aux mêmes idées. Directives : tenir en haleine les dispositions belliqueuses de la Russie, et s’associer étroitement avec elle pour une politique de force. Rien n’a été négligé. Nous avons, à Genève, des sources de renseignements très sûres. Dès son premier voyage à Pétersbourg, il y a deux ans, comme président du Conseil, Poincaré n’a pas découragé la Russie dans ses espoirs de conquête. Et son voyage actuel, ce voyage auquel les événements peuvent donner une portée terrible, doit sans doute lui servir à vérifier sur place, auprès des grands responsables, si tout est prêt, si le pacte est apte à fonctionner au premier signal ! »

Antoine se dressa sur un coude :

– « Tout ça, hein, ce ne sont pas des faits, ce ne sont que des suppositions ! »

– « Non : nous avons trop de recoupements… Poincaré est-il la dupe des Russes, ou bien est-il leur compère ? Peu importe : en fait, la politique russe de Poincaré est effarante. Logique, d’ailleurs ! C’est celle d’un homme qui croit dur comme fer à la guerre en Lorraine, et qui a besoin que l’armée russe envahisse la Prusse orientale… Il faut savoir le rôle qu’un Iswolsky – sinon avec la sympathie, sinon avec l’encouragement, du moins avec l’autorisation de Poincaré – joue à Paris ! Te doutes-tu seulement des sommes que les fonds secrets russes versent à notre presse, pour la propagande guerrière en France ? Te doutes-tu que ces millions de roubles qui servent à acheter l’opinion française sont dépensés, non seulement avec l’assentiment cynique du gouvernement français, mais avec sa complicité effective, quotidienne ? »

– « Ouais ? » fit Antoine, sceptique.

– « Écoute bien : sais-tu par qui les subsides russes sont répartis entre les grands journaux français ? Par notre ministère des Finances lui-même !… Et ça, nous en avons la preuve, nous, à Genève. D’ailleurs, un homme comme Hosmer – un Autrichien, très renseigné sur l’Europe, – ne cesse de répéter que, depuis les dernières guerres balkaniques, la presse des pays occidentaux est presque entièrement tombée à la solde des puissances intéressées à la guerre ! Et c’est pour ça que l’opinion publique, dans ces pays-là, est tenue dans une pareille ignorance des antagonismes criminels qui, depuis deux ans, en Europe centrale et dans les Balkans, rendent la guerre imminente pour ceux qui savent voir !… Mais, laissons la presse… Ce n’est pas tout… Attends… Le sujet Poincaré est inépuisable !… Je ne peux pas tout t’expliquer, comme ça, à bâtons rompus… Passons à la politique intérieure. Elle est parallèle à l’autre. C’est logique. D’abord, recrudescence des armements – au grand profit des comités métallurgistes, dont la puissance, dans la coulisse, est formidable… Service de trois ans… Tu as suivi les débats de la Chambre ? les discours de Jaurès ?… Ensuite, action sur les esprits. Tu disais : “Personne en France ne rêve plus de gloire militaire…” Tu ne vois donc pas cette effervescence patriotique, belliqueuse, qui a gagné, depuis quelques mois, la société française, et plus particulièrement la jeunesse ? Là encore, je n’exagère rien… Et, ça aussi, c’est l’œuvre personnelle de Poincaré ! Il a son plan : il sait que, le jour de la mobilisation, le gouvernement aura besoin de s’appuyer sur une opinion publique chauffée à blanc qui, non seulement l’approuve et le suive, mais le porte et le pousse en avant… La France de 1900, la France d’après l’Affaire, était trop pacifique. L’armée était discréditée ; on se désintéressait d’elle. On avait pris l’habitude de la sécurité. Il fallait réveiller l’inquiétude nationale. La jeunesse et particulièrement la jeunesse bourgeoise, est un terrain d’ensemencement incomparable pour la propagande chauvine. Les résultats ne se sont pas fait attendre ! »

– « Des jeunes nationalistes, il y en a, je ne dis pas le contraire », interrompit Antoine, qui songeait à son collaborateur, Manuel Roy. « Mais, c’est une très petite minorité. »

– « C’est une minorité qui augmente tous les jours ! Une minorité très remuante, qui ne demande qu’à s’embrigader, à porter des insignes, à brandir des drapeaux, à suivre des retraites militaires ! Sous le moindre prétexte, aujourd’hui, on va manifester devant la statue de Jeanne d’Arc ou la statue de Strasbourg ! Et rien n’est plus contagieux ! L’homme de la foule – le petit employé, le commerçant, – n’est pas indéfiniment insensible à ces spectacles, à ces excitations fanatiques… D’autant que la presse, orientée par le gouvernement, travaille les cerveaux dans le même sens… On persuade peu à peu au peuple de France qu’il est menacé, que sa sécurité dépend de ses poings, qu’il doit faire montre de sa force, accepter une préparation militaire intense. On a, sciemment, créé dans le pays, ce que vous autres, médecins, vous appelez une psychose ; la psychose de la guerre… Et, quand on a éveillé dans une nation cette anxiété collective, cette fièvre et cette peur, ce n’est plus qu’un jeu de la pousser aux pires folies !…

« Voilà le bilan. Je ne dis pas : un de ces jours, Poincaré va déclarer la guerre à l’Allemagne… Non. Poincaré n’est pas un Berchtold. Mais, pour préserver la paix, il faut la croire possible… Poincaré – partant de cette idée que le conflit est inévitable – a conçu et exécuté une politique qui, loin d’écarter les chances de guerre, n’a fait que les accroître ! Nos armements, parallèles aux préparatifs russes, ont, à juste titre, effrayé Berlin. Le parti militaire allemand a profité de l’occasion pour accélérer les siens. Le resserrement de l’alliance franco-russe a justifié en Allemagne la phobie de “l’encerclement”. Si bien que les généraux de là-bas déclarent ouvertement qu’on ne pourra plus en sortir que par une guerre ; certains vont jusqu’à dire qu’il sera nécessaire de la déclencher préventivement !… Tout ça, c’est en grande partie l’œuvre de Poincaré. Le résultat le plus clair, le résultat diabolique de la politique Iswolsky-Poincaré, c’est d’avoir amené l’Allemagne à devenir telle que Poincaré se la figurait : agressive, nation de proie… Nous tournons dans un cercle infernal. Et si, dans trois mois, la France se trouve jetée dans une guerre européenne – une guerre que la Russie aura patiemment couvée, une guerre que l’Allemagne aura peut-être follement laissé venir pour profiter d’une occasion favorable, – Poincaré pourra s’écrier triomphalement : “Vous voyez combien nous étions menacés ! Vous voyez combien j’avais raison de vouloir une armée plus forte et des alliés plus sûrs !” – sans se douter que, par ses erreurs de psychologie, ses amitiés russes, et sa politique de prophète pessimiste, il aura été, malgré les apparences, l’un des responsables de cette guerre ! »

 

Antoine avait décidé de laisser parler son frère ; mais, à part lui, il jugeait ces diatribes bien incohérentes. Il y avait relevé, au passage, plusieurs contradictions. Son intelligence, logique et réaliste, regimbait devant une argumentation qui, dans l’ensemble, lui paraissait faible et mal ordonnée. Il n’était pas loin de conclure à l’incompétence de son cadet, dont les vues, comme toujours, lui semblaient superficielles, voire puériles. Générosité et incompétence… S’il était vrai qu’il y eût, en ce moment, de vagues menaces à l’horizon, Poincaré qui, même à l’Élysée, gardait une activité prépondérante, saurait fort bien écarter à temps ces nuages. On pouvait lui faire confiance : il avait donné des gages de grand politique. Rumelles l’admirait. L’idée qu’un homme à tête froide, comme Poincaré, pût souhaiter une guerre de revanche, était stupide ; et, non moins stupide, l’idée que, sans la souhaiter, simplement parce qu’il la croyait possible, ou fatale, il pût agir de manière à la rendre inévitable. Enfantillage ! Le plus élémentaire bon sens suffisait à faire comprendre que Poincaré, au contraire, – et, avec lui, tous les hommes d’État français – devait être obstinément résolu à épargner coûte que coûte une aventure à son pays. Pour cent raisons. Et d’abord parce qu’il savait mieux que personne que, ni la Russie ni la France n’étaient aujourd’hui en posture de jouer avec succès une pareille partie. Rumelles le disait encore l’autre jour. Jacques lui-même, d’ailleurs, avait implicitement reconnu l’insuffisance des transports et des voies stratégiques russes, puisque c’est pour parer à cette déficience que la Russie avait contracté six cents millions d’emprunt. Quant à la France, la loi du service de trois ans, estimée indispensable pour atteindre le niveau des effectifs allemands, venait à peine d’être votée, et restait encore sans effet… Néanmoins Antoine n’avait pas assez de données précises pour réduire à néant, comme il eût aimé le faire, toutes les assertions de son frère. Mieux valait donc se tenir coi. Les événements se chargeraient bien de donner tort à Jacques, et à tous ces métèques de Suisse, à tous ces faux prophètes, dont il subissait l’influence.

Jacques s’était tu. Il avait l’air exténué, tout à coup. Il sortit son mouchoir, et se bouchonna le visage, la nuque.

Il sentait bien que cette rageuse improvisation n’avait pas convaincu son frère. Et il savait pourquoi. Il avait conscience d’avoir sottement jeté, en vrac, sans hiérarchie, des arguments d’ordre très divers, politiques, pacifistes, révolutionnaires – qui n’étaient, pour la plupart, que de confuses réminiscences des palabres de la Parlote. À cette minute, il avait cruellement, lui aussi, le sentiment de cette incompétence dont Antoine lui faisait silencieusement grief.

Depuis une semaine qu’il vivait à Paris, il avait surtout employé son temps à se renseigner sur l’état d’esprit des socialistes français, et il s’était plus occupé de leur réaction devant la menace de guerre, que du problème des responsabilités européennes.

Ses regards inquiets allaient et venaient par la pièce sans se poser nulle part. Enfin, il les arrêta sur son frère qui, les mains sous la tête, l’œil au plafond, n’avait pas bougé.

– « D’ailleurs », reprit-il d’une voix saccadée, « je ne sais pas pourquoi je… Il y aurait évidemment bien d’autres choses à dire sur tout ça, et mieux que je ne saurais faire… Mettons même que je sois injuste pour Poincaré… que je m’exagère la part des responsabilités françaises… L’important n’est pas là ! L’important, c’est que la guerre approche ! C’est qu’il faut, à tout prix, écarter le danger ! »

Antoine eut un sourire incrédule, qui l’exaspéra.

– « Ah, vous autres », cria-t-il, « vous avez vraiment, dans votre sécurité, une confiance criminelle ! Quand la classe bourgeoise se décidera à voir enfin les choses telles qu’elles sont, sans doute sera-t-il trop tard !… Les événements se précipitent. Ouvre le Matin d’aujourd’hui 19 juillet. On y parle du procès Caillaux. On y parle des vacances, des bains de mer, des prix de saison. Mais tu liras aussi, en première page, un article qui n’a pas été mis là par hasard, et qui commence par ces mots chargés de dynamite : Si la guerre éclatait… Voilà où nous en sommes ! L’Occident est comme une soute à poudre. Si une étincelle jaillit quelque part !… Et les gens comme toi disent : “La guerre ?…” sur le ton que tu avais tout à l’heure… On dirait que, dans vos esprits, ce n’est qu’un mot, comme sur vos lèvres ! Vous dites : “guerre”, et aucun de vous ne pense “massacres sans précédent” … “millions de victimes irresponsables”… Ah, si seulement votre imagination sortait, une seconde, de sa torpeur, vous vous lèveriez tous, toi le premier ! pour faire quelque chose ! pour lutter, pendant qu’il en est encore temps ! »

– « Non », dit posément Antoine.

Quelques secondes encore, il demeura impassible.

– « Non ! » lança-t-il de nouveau, sans tourner la tête. « Moi pas. »

Si troublé qu’il fût, malgré tout, par les questions que son frère venait de soulever, il se refusait à laisser l’inquiétude s’installer en lui, bouleverser la solide existence qu’il s’était faite, et sur quoi reposait son équilibre.

Il se redressa légèrement, et croisa les bras.

– « Non ! Non ! Et non !… » reprit-il, avec un sourire têtu. « Moi, je ne suis pas un type qui se lève pour intervenir dans les événements du monde !… Moi, j’ai ma besogne bien définie. Moi, je suis un type qui, demain matin, à huit heures, sera à son hôpital. Il y a le phlegmon du 4, la péritonite du 9… Chaque jour, je me trouve devant vingt malheureux gosses, qu’il s’agit de tirer d’un mauvais pas ! Alors, je dis “non” à tout le reste !… Un homme qui a un métier à exercer ne doit pas s’en laisser distraire pour aller faire la mouche du coche dans les affaires auxquelles il n’entend rien… Moi, j’ai un métier. J’ai à résoudre des problèmes précis, limités, qui sont de mon ressort, et dont souvent dépend l’avenir d’une vie humaine – d’une famille quelquefois. Alors, tu comprends !… J’ai autre chose à faire qu’à tâter le pouls de l’Europe ! »

Au fond, il pensait aussi que ceux qui ont la charge de la chose publique sont, par définition, des experts rompus à toutes les difficultés internationales, et auxquelles les incompétents comme lui devaient s’en remettre aveuglément. Le crédit qu’il apportait aux gouvernants français s’étendait, de même, aux maîtres des autres pays. Il avait un respect inné des spécialistes.

Jacques le considérait avec une attention nouvelle. Il se demandait, tout à coup, si ce fameux équilibre d’Antoine, qu’il admirait jadis comme une conquête de la raison, comme une victoire de l’esprit sur les contradictions du monde, et qui lui avait toujours inspiré un mélange d’irritation et d’envie, n’était pas simplement la défense d’un de ces paresseux actifs, qui s’agitent – sportivement, en quelque sorte, – afin de se mieux prouver leur valeur ! Ou, plus justement encore, si l’équilibre d’Antoine n’était pas une heureuse conséquence du champ limité – somme toute, assez restreint – qu’il avait assigné à son activité.

– « Tu dis : psychose de guerre… », reprit Antoine. « Ta, ta ta ! Je n’attache pas la même importance que toi à ces facteurs psychiques… La politique, c’est, par essence, le domaine des choses concrètes ; un domaine, où les généreux élans des cœurs sensibles comptent moins encore qu’ailleurs !… Alors, même si les dangers que tu annonces sont réels, nous n’y pouvons rien. Absolument rien. Ni toi, ni moi, ni personne ! »

Jacques se leva avec impétuosité :

– « Ce n’est pas vrai ! » cria-t-il, en proie à une indignation que, cette fois, il ne réussissait pas à contenir. « Comment ! Devant une pareille menace, il n’y aurait rien à faire, qu’à plier le dos et à continuer sa petite besogne, en attendant la catastrophe ! C’est monstrueux ! Heureusement pour les peuples, heureusement pour vous autres, il y a des hommes qui veillent, des hommes qui n’hésiteront pas, demain, à risquer leur vie, s’il le faut, pour préserver l’Europe de… »

Antoine se pencha :

– « Des hommes ? » fit-il, intrigué. « Quels hommes ? Toi ?… »

Jacques s’approcha du divan. Son irritation était tombée. Il regardait son frère de haut. Ses yeux rayonnaient de fierté, de confiance.

– « Sais-tu seulement qu’il y a, dans le monde, douze millions de travailleursorganisés ? » dit-il d’une voix lente, tandis que son front se couvrait de sueur. « Sais-tu que le mouvement socialiste international a derrière lui quinze ans de combats, d’efforts, de solidarité, de progression ininterrompue ? Qu’il y a, aujourd’hui, d’importants groupes socialistes dans tous les parlements d’Europe ? Que ces douze millions de partisans sont répartis sur plus de vingt pays différents ? Plus de vingt partis socialistes, qui forment, d’un bout à l’autre du monde, une immense chaîne, une seule masse fraternelle ?… Et que leur idée dominante, le nœud du pacte, c’est la haine du militarisme, la résolution acharnée de lutter contre la guerre, quelle qu’elle soit, d’où qu’elle vienne ? – parce que la guerre, c’est toujours une manœuvre capitaliste, dont le peuple… »

– « Monsieur est servi », dit Léon en ouvrant la porte.

Jacques, interrompu, s’épongea le front et regagna son fauteuil. Puis, dès que le domestique eut disparu, il murmura en guise de conclusion :

– « Maintenant, Antoine, peut-être comprends-tu mieux ce que je suis venu faire en France… »

Pendant quelques secondes, Antoine contempla son frère, sans répondre. La ligne sinueuse de ses sourcils formait, au-dessus de son regard encaissé, une barre tendue qui exprimait la concentration de sa pensée.

– « Parfaitement », articula-t-il enfin, sur un ton énigmatique.

Il y eut un moment de silence. Antoine avait déplacé ses jambes et se tenait assis sur le divan, appuyé sur ses paumes, les yeux à terre. Puis il eut un léger mouvement des épaules et se leva :

– « Viens tout de même dîner », fit-il en souriant.

Jacques, sans mot dire, suivit son frère.

Il était en nage. Au milieu du couloir, le souvenir de la baignoire lui revint. La tentation fut plus forte que ses hésitations.

– « Écoute », fit-il brusquement, et il rougit comme un gamin. « C’est idiot, mais j’ai une envie folle de prendre un bain… Tout de suite, avant dîner… Est-ce possible ? »

– « Parbleu ! » s’écria Antoine, amusé. (Il eut l’absurde impression d’une petite revanche.) « Bain, douche, tout ce que tu voudras !… Viens. ».

 

Tandis que Jacques s’attardait dans l’eau, Antoine, revenu dans le bureau, avait tiré de sa poche le billet d’Anne. Il le relut, et le déchira : il ne gardait jamais aucune lettre de femme. Il souriait intérieurement, mais à peine si ses traits reflétaient quelque chose de ce sourire. Il s’allongea de nouveau, alluma une cigarette, et s’immobilisa parmi les coussins.

Il réfléchissait. Non pas à la guerre, ni à Jacques, ni même à Anne : à lui-même.

« Je suis terriblement esclave de ma profession, voilà la vérité », songeait-il. « Je n’ai plus jamais le temps de réfléchir… Réfléchir, ça n’est pas penser à mes malades, ni même à la médecine : réfléchir, ce devrait être : méditer sur le monde… Je n’en ai pas le loisir… Je croirais voler du temps à mon travail… Ai-je raison ? Est-ce que mon existence professionnelle est vraiment toute la vie ? Est-ce même toute ma vie ?… Pas sûr… Sous le docteur Thibault, je sens bien qu’il y a quelqu’un d’autre : moi… Et ce quelqu’un-là, il est étouffé… Depuis longtemps… Depuis que j’ai passé mon premier examen, peut-être… Ce jour-là, crac ! la ratière s’est refermée… L’homme que j’étais, l’homme qui préexistait au médecin, – l’homme que je suis encore, après tout, – c’est comme un germe enseveli, qui ne se développe plus, depuis longtemps… Oui, depuis le premier examen… Et tous mes confrères sont comme moi… Tous les hommes occupés, peut-être, sont comme moi… Les meilleurs, justement… Car ce sont toujours les meilleurs qui font le sacrifice d’eux-mêmes, qui acceptent l’exigence dévorante du travail professionnel… Nous sommes un peu comme des hommes libres qui se seraient vendus… »

Sa main, au fond de la poche, jouait avec le petit agenda qu’il portait toujours sur lui. Machinalement, il le sortit et parcourut d’un regard distrait la page du lendemain 20 juillet, qui était chargée de noms et de signes.

« Pas de blague », se dit-il brusquement : « c’est demain que j’ai promis à Thérivier d’aller revoir sa gosse, à Sceaux… Et j’ai ma consultation à deux heures… »

Il écrasa sa cigarette dans le cendrier, et s’étira.

« Voilà le docteur Thibault qui reparaît », fit-il en souriant. « Eh bien ! Vivre, c’est agir, après tout ! Ça n’est pas philosopher… Méditer sur la vie ? À quoi bon ? La vie, on sait bien ce que c’est : un amalgame saugrenu de moments merveilleux et d’emmerdements ! La cause est entendue, une fois pour toutes… Vivre, ça n’est pas remettre toujours tout en question… »

Il se souleva d’un énergique coup de reins, sauta sur ses pieds, et fit quelques pas qui le conduisirent à la fenêtre.

« Vivre, c’est agir… », répéta-t-il, en promenant un regard distrait sur la rue déserte, les façades mortes, la pente des toits où le soleil couchait l’ombre des cheminées. Il continuait à tripoter l’agenda au fond de sa poche. « Demain, c’est lundi : nous allons sacrifier le cobaye du petit 13… Mille chances pour que l’inoculation soit positive… Sale affaire. Perdre un rein à quinze ans… Et puis, il y a cette sacrée gosse de Thérivier… Je n’ai pas de veine, cette année, avec ces pleurésies à streptos… Encore deux jours, et, si ça ne va pas, on fera sauter la côte… Eh quoi ! » fit-il brusquement, en laissant retomber le rideau de vitrage. « Faire son travail proprement, est-ce que ça n’est pas déjà quelque chose ?… Et laisser la vie courir !… »

Il revint au milieu de la pièce et alluma une autre cigarette. Amusé par la consonance, il s’était mis à chantonner, comme un refrain :

« Laisser la vie courir… Et Jacques discourir… Laisser la vie courir… »

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