XIX

Minuit allait sonner lorsque Jacques sortit du bureau de poste de la Bourse.

Il pensait à Daniel, il imaginait son ami décachetant le télégramme qu’il venait d’expédier, et qu’il avait signé : « Docteur THIBAULT. » Il resta une seconde au bord du trottoir, perplexe, regardant sans la voir la place éclairée et quasi vide. Ses membres lui faisaient un peu mal, comme au début d’une fièvre ; la tête lui tournait : « Qu’est-ce que j’ai ? » songea-t-il.

D’un coup de reins, il se redressa, et traversa la chaussée. L’air était plus fluide, mais la nuit restait chaude. Il marcha devant lui, sans but. « Qu’est-ce que j’ai ? » se demanda-t-il de nouveau. « Jenny ? » L’image de la jeune fille, pâle et mince dans son tailleur bleu, telle qu’elle lui était soudain apparue, après tant d’années, se dressa devant lui. Une seconde seulement. Il la chassa aussitôt, et presque sans effort.

Il arriva par la rue Vivienne au boulevard Poissonnière, et s’arrêta. Les Boulevards, à peu près déserts jusque-là, par ce dimanche d’été, s’animaient pour une heure : les salles de spectacle se vidaient ; les terrasses des cafés s’étaient garnies. Des taxis découverts dévalaient en trombe vers l’Opéra. Sur les trottoirs, la foule aussi coulait vers l’Ouest. Des filles, fringantes sous leurs larges chapeaux fleuris, montaient à contre-courant, vers la porte Saint-Martin, dévisageant les hommes seuls.

Adossé contre une boutique, à l’angle de la rue, Jacques regardait défiler cette humanité inconsciente. L’aveuglement d’Antoine était bien général. Parmi ces passants rieurs, en était-il un qui se doutât des pièges où déjà l’Europe était prise ?… Jamais Jacques n’avait compris de façon plus poignante que le sort de millions d’insouciants est aux mains de quelques hommes choisis presque au hasard, et auxquels, absurdement, les peuples confient le soin de leur sécurité.

Un vendeur de journaux, traînant la savate, criait sans conviction :

– « Deuxième édition… La Liberté… La Presse… »

Jacques acheta les feuilles, les parcourut à la lueur d’un réverbère : « Procès Caillaux… Le voyage de M. Poincaré… La traversée de Paris à la nage… Les États-Unis et le Mexique… Drame de la jalousie… Le Tour de France cycliste… Le grand prix des ballons, aux Tuileries… Bulletin financier… » Rien.

De nouveau, la pensée de Jenny l’effleura. Et, brusquement, il résolut d’avancer son départ de deux jours :

« Dès demain, je retourne à Genève. » Cette détermination lui fit un bien inattendu.

« Si je passais à l’Huma ? » se dit-il. Et, presque allègrement, il gagna la rue du Croissant.

Le quartier où se fabriquaient, à cette heure, la plupart des journaux du lendemain, grouillait de vie. Jacques se faufila dans cette fourmilière. Les bars, les cafés, éclairés à giorno, étaient pleins. Leur rumeur se répandait, par les baies ouvertes, jusqu’au milieu de la rue.

Devant l’Humanité, un petit rassemblement obstruait la porte. Jacques serra quelques mains. On commentait déjà une information que Larguest venait d’apporter au Patron : un dépôt exceptionnel de quatre milliards en or (ce qu’on nommait “la réserve de guerre”) aurait été fait, ces jours-ci, à la Banque de France.

Bientôt, le groupe se disloqua. Quelques-uns proposèrent d’aller finir la soirée au Café du Progrès, qui était à quelques minutes de là, rue du Sentier, et où les socialistes en quête de nouvelles étaient toujours sûrs de rencontrer plusieurs rédacteurs du journal. (Ceux qui ne fréquentaient pas le Progrès allaient au Croissant, rue Montmartre ; ou bien à la Chope, rue Feydeau.)

Jacques fut invité à venir prendre un bock au Progrès. Il avait déjà ses entrées dans ces lieux de réunion, et y retrouvait toujours des amis. On le savait venu de Suisse, en mission. On le traitait avec certains égards ; on cherchait, en le renseignant, à lui faciliter sa tâche ; cependant, malgré leur confiance et leur camaraderie, beaucoup de ces militants, sortis de la classe ouvrière, considéraient Jacques comme un « intellectuel », un « sympathisant » qui n’était pas, originellement, des leurs.

Au Progrès, ils avaient adopté une salle assez vaste, basse de plafond, située à l’entresol, et où le gérant, affilié au Parti, ne laissait monter que les habitués. Ce soir, une vingtaine d’hommes de tous âges y étaient réunis, autour des marbres poisseux, dans la fumée des cigarettes et l’odeur acidulée de la bière. On discutait l’article de Jaurès, paru le matin, sur le rôle de l’Internationale en cas de guerre.

Il y avait là Cadieux, Marc Levoir, Stefany, Berthet et Rabbe. Ils entouraient un géant barbu, rose et blond, le socialiste allemand Tatzler, que Jacques avait connu à Berlin. Tatzler affirmait que cet article serait reproduit et commenté par toute la presse germanique. Selon lui, le récent discours que Jaurès avait prononcé à la Chambre pour justifier le refus des socialistes français aux crédits du voyage présidentiel en Russie – et où Jaurès avait déclaré que la France ne se souciait pas d’être jetée dans des aventures – avait eu un profond retentissement outre-Rhin.

– « En France aussi », dit Rabbe, un ancien typo, barbu, dont le crâne était bizarrement bosselé. « C’est ça qui a décidé la Fédération de la Seine à voter cette motion sur la grève générale, en cas de menace de guerre. »

– « Vos travailleurs allemands », demanda Cadieux, « seraient-ils prêts, sont-ils assez disciplinés, pour faire la grève, sans discussion, si jamais votre social-démocratie en acceptait le principe… et en donnait l’ordre, devant une menace de mobilisation ? »

– « Je te tourne la question », dit Tatzler, en riant de son bon rire confiant. « Le jour d’une mobilisation, serait-elle, votre classe ouvrière de France, assez disciplinée pour… ? »

– « Ça dépendrait beaucoup, je crois, de l’attitude du prolétariat allemand », remarqua Jacques.

– « Moi, je réponds : oui, sans aucun doute ! » coupa Cadieux.

– « Pas sûr ! » dit Rabbe. « Moi, je répondrais plutôt : non. »

Cadieux haussa les épaules.

(Il était grand, maigre, dégingandé. On le rencontrait partout, dans les sections, dans les comités, à la Bourse du Travail, à la C. G. T., dans les salles de rédaction, dans les escaliers des ministères, toujours pressé, toujours courant, insaisissable. On le croisait généralement entre deux portes, et, dès qu’on le cherchait, il avait disparu : le type des gens qu’on reconnaît toujours trop tard, quand ils sont passés.)

– « Oui, non… », dit Tatzler, riant de toutes ses dents. « Eh bien, pour chez nous, gerade so  !… Savez-vous quoi ? » fit-il brusquement, en roulant de gros yeux : « En Allemagne, on s’inquiète beaucoup du Poincaré qui visite le tsar ! »

– « Parbleu ! » grogna Rabbe. « Ce n’était vraiment pas le moment ! Aux yeux du monde entier, nous avons l’air de vouloir donner au panslavisme un encouragement officiel ! »

Jacques remarqua :

– « Surtout quand on lit nos journaux : les commentaires que toute la presse française fait de ce voyage ont un ton de défi vraiment intolérable. »

– « Savez-vous quoi ? » poursuivit Tatzler. « C’est la présence du Viviani, ministre des Affaires étrangères, qui fait penser que, à Pétersbourg, on va parler diplomatiquement contre le Germanismus… Chez nous, on sait bien que c’est la Russie qui a forcé la France pour la loi du service de trois années. Pour quel but ? Le panslavisme, il menace l’Allemagne, et l’Autriche, toujours davantage ! »

– « Ça va pourtant mal en Russie », dit Milanof, qui venait d’entrer, et qui s’était assis près de Jacques. « Les journaux, ici, ne disent presque rien là-dessus. Mais Praznowski, lui, arrive de chez nous. Il apporte des renseignements. La grève est partie des usines Poutilof, et elle s’allonge vite. Avant-hier vendredi, déjà soixante-cinq mille grévistes, rien qu’à Pétersbourg ! Il y a eu guerre des rues ! La police a tiré, et tué beaucoup ! Même des femmes, des jeûnes filles ! »

La silhouette de Jenny, dans son tailleur bleu, parut et disparut devant les yeux de Jacques. Pour parler, pour chasser la troublante image, il demanda au Russe :

– « Praznowski est ici ? »

– « Il est donc arrivé ce matin. Il est enfermé depuis une heure avec le Patron… Je l’attends… Tu veux l’attendre aussi ? »

– « Non », dit Jacques. Il se sentait fiévreux, repris par son malaise. Rester là immobile, dans cette tabagie ; à ressasser toujours les mêmes questions, lui sembla tout à coup intolérable. « Il est tard, il faut que je m’en aille. »

Mais, dehors, la nuit, la solitude, lui parurent plus pénibles encore que la promiscuité des camarades. Pressant le pas, il partit dans la direction de son hôtel. Il habitait au coin de la rue des Bernardins et du quai de la Tournelle, de l’autre côté de la Seine, près de la place Maubert, dans une maison de chambres meublées, que tenait un socialiste belge, un ancien ami de Vanheede. Il traversa, sans un regard d’attention, le tumulte nocturne des Halles ; puis la place de l’Hôtel-de-Ville, immense et silencieuse. L’horloge marquait deux heures moins le quart. C’était l’heure équivoque où les hommes et les femmes, attardés dans la nuit, se flairent comme chiens et chiennes, en croisant leurs pistes…

Il avait chaud et soif. Tous les bars étaient fermés. Tête basse, les pieds lourds, il longea les quais, se hâtant vers le sommeil et l’oubli. Là-bas, Jenny veillait sans doute au chevet de son père. Il se refusait à y penser.

« Demain », murmura-t-il, « à cette heure-ci, je serai loin ! »

Il monta l’escalier à tâtons, finit par trouver sa chambre, but une lampée tiède au pot à eau, se déshabilla sans prendre le temps d’allumer sa bougie, et, jeté en travers de son lit, réussit presque aussitôt à s’endormir.

Share on Twitter Share on Facebook