XVIII

Jenny n’avait pas reconnu Jacques. Peut-être ne l’avait-elle pas regardé, pas même vu. Elle avançait vers Antoine, les traits tendus :

– « Venez vite… Papa est blessé… »

– « Blessé ? » dit Antoine. « Gravement ? Où ? »

Elle esquissa un geste de la main vers la tempe.

Son air hagard, son geste, le peu qu’Antoine savait de la vie de Jérôme de Fontanin, lui firent immédiatement supposer un drame. Tentative de meurtre ? de suicide ?

– « Où est-il ? »

– « Dans un hôtel… J’ai l’adresse… Maman y est, elle vous attend… Venez… »

– « Léon », cria Antoine, « prévenez Victor… L’auto, vite ! »

Il se retourna vers la jeune fille :

– « Dans un hôtel ? Comment ça ?… Blessé depuis quand ? »

Elle ne répondit pas. Elle venait de jeter les yeux vers le convive qui était là… Jacques !

Il avait baissé les yeux. Il sentit, comme une brûlure sur son visage, le regard de Jenny.

Ils ne s’étaient jamais revus depuis l’été de Maisons-Laffitte : quatre ans !

– « Le temps de prendre ma trousse », jeta Antoine, en s’élançant vers la porte.

 

Dès qu’elle se sentit seule en face de Jacques, Jenny se mit à trembler. Elle regardait fixement le tapis. Les coins de sa bouche frémissaient imperceptiblement. Jacques retenait son souffle, en proie à un bouleversement que, une minute plus tôt, il n’eût pas cru possible. Ils relevèrent les yeux en même temps. Leurs regards se heurtèrent ; une même stupeur, une même angoisse, dilataient leurs prunelles. Dans celles de Jenny, jaillit une lueur d’effroi, que les paupières baissées voilèrent aussitôt.

Machinalement, Jacques fit un pas :

– « Asseyez-vous, au moins… », balbutia-t-il, approchant une chaise.

Elle ne bougea pas. Elle se tenait droite, dans la lumière qui tombait du plafond. L’ombre des cils palpitait sur ses joues. Elle était vêtue d’un tailleur tout uni qui la faisait grande, mince, strictement gainée.

 

Antoine rentra brusquement. Il était en veston de ville, le chapeau sur la tête. Léon le suivait, portant deux trousses de pansement, qu’Antoine ouvrit sur la table, en poussant le couvert.

– « Voyons, expliquez un peu… L’auto sera prête dans une minute… Comment ça, blessé ? Par quoi ? Léon, vite, cherchez-moi une boîte de compresses… »

Tout en parlant, il prit dans l’une des trousses une pince et deux flacons qu’il mit dans l’autre. Il se hâtait, mais avec des mouvements économes et précis.

– « Nous ne savons rien… », murmura Jenny, qui, dès le retour d’Antoine, s’était vivement rapprochée de lui. « Une balle de revolver… »

– « Ah !… » fit Antoine, sans tourner les yeux.

– « Nous ne savions même pas qu’il était à Paris… Maman le croyait encore à Vienne… »

Le timbre était voilé, un peu haletant, mais ferme. En plein désarroi, elle donnait encore une impression d’énergie et de courage.

– « On est venu nous prévenir, de l’hôtel où il est… Il y a une demi-heure… Nous avons sauté dans une voiture… Maman m’a déposée ici en passant. Elle n’a pas voulu attendre, de peur… »

Elle n’acheva pas. Léon venait d’entrer, avec une boîte nickelée.

– « Bon », dit Antoine. « Maintenant, filons !… Il est loin, cet hôtel ? »

– « Avenue de Friedland, 27 bis. »

– « Tu viens avec nous ! » fit Antoine, en s’adressant à Jacques. Le ton était plus impérieux qu’interrogatif. Il ajouta : « Tu peux nous être utile, là-bas. »

Jacques regardait Jenny, sans répondre. Elle n’avait pas bronché, mais il crut sentir qu’elle acceptait qu’il vînt.

– « Passez », dit Antoine.

L’auto n’était pas encore sortie du garage. Les phares projetaient dans la cour leur lumière aveuglante. Tandis que Victor refermait hâtivement le capot, Antoine avait déjà fait monter Jenny.

– « Je me mets devant », déclara Jacques en grimpant sur le siège.

Le trajet, jusqu’à la Concorde, fut rapide. Mais, avenue des Champs-Élysées, la circulation des voitures força le chauffeur à ralentir l’allure.

Antoine, assis dans le fond, à côté de Jenny, respectait le silence de la jeune fille. Il savourait sans scrupule ce moment délicieux, bien connu de lui, ce moment d’attente, d’énergie disponible, qui précède l’heure de l’initiative, de la responsabilité. Et, distraitement, il regardait dehors.

Jenny, reculée dans l’angle de la voiture, aussi loin que possible de tout contact, se raidissait en vain contre son tremblement : elle vibrait des pieds à la tête, comme un cristal heurté.

Depuis l’instant où ce garçon d’hôtel, inconnu, introduit non sans quelque méfiance, avait annoncé d’une voix rogue que « le monsieur de la chambre 9 venait de se tirer une balle dans la tête » – jusqu’à son arrivée rue de l’Université, dans ce taxi où, sans un mot, sans une larme, sa mère et elle s’étaient convulsivement tenu les mains – toute sa pensée avait été pour le blessé. Mais, depuis l’apparition foudroyante de Jacques, elle avait oublié son père… Devant elle, ce dos trapu, vivant, qu’elle évitait de regarder – présence indiscutable, qui polarisait toutes les forces de son être !… Serrant les dents, elle appuyait contre elle son bras gauche, pour écraser les palpitations de son cœur ; et elle baissait obstinément la tête. Elle était bien incapable, pour l’instant, d’analyser ce tumulte intérieur. Mais elle s’y abandonnait, sauvagement reprise, en quelques minutes, par ce drame de sa vie, dont elle avait failli mourir, et dont elle s’était crue à jamais délivrée.

Un freinage brusque lui fit lever les yeux. L’auto avait dû s’arrêter net, au rond-point, pour laisser défiler une retraite militaire.

– « Quand on est pressé !… » bougonna Antoine, en se tournant vers Jenny.

Un bataillon de jeunes hommes, en rangs serrés, brandissant des lampions, suivait la fanfare, au pas cadencé, et chantait à plein gosier le refrain martial de la marche. À droite et à gauche, maintenue par un important service d’ordre, une foule compacte acclamait les braillards et se découvrait au passage du drapeau.

Le chauffeur, après s’être assuré que Jacques ne soulevait pas son chapeau, garda, lui aussi, sa casquette.

– « Naturellement… », risqua-t-il. « Dans ces quartiers-ci, n’y en a que pour eux… » Et, enhardi par le haussement d’épaules de Jacques, il ajouta : « Chez moi, à Belleville, l’a fallu qu’ils y renoncent, à leur bastringue ! Ça finissait chaque fois en bagarre… »

Par chance, le cortège, qui descendait vers la Concorde, tournait à gauche, dégageant l’avenue d’Antin.

 

Quelques minutes plus tard, l’auto grimpait à vive allure la rampe du faubourg, et débouchait avenue de Friedland.

Antoine avait déjà ouvert la portière. Dès que la voiture eut stoppé, il sauta. Jenny fit un effort pour s’arracher de la banquette : évitant la main qu’Antoine lui tendait, elle descendit sur le trottoir. Une seconde, debout, éblouie par la tranchée lumineuse que la porte de l’hôtel projetait jusque sur la chaussée, elle demeura immobile, si étourdie qu’elle faillit tomber.

– « Suivez-moi », dit Antoine, en lui touchant doucement l’épaule. « Je passe devant. »

Elle se raidit, et s’élança dans son sillage. « Où est-il ? » songeait-elle, sans oser tourner la tête. (Même là, même en ce moment, ce n’était pas à son père qu’elle pensait.)

L’Hôtel Westminster était une pension pour étrangers, comme il en existait beaucoup dans le quartier de l’Étoile. Le petit hall était très éclairé. Au fond, une cloison vitrée laissait voir une galerie-salon, où des gens, assis par groupes, jouaient aux cartes, en fumant, au son d’un piano caché dans des plantes vertes.

Aux premiers mots d’Antoine, le portier fit un signe vers une dame corpulente, caparaçonnée de satin noir, qui se leva aussitôt de derrière la caisse, et, sans dire un mot, l’air revêche, les conduisit précipitamment jusqu’à l’ascenseur. La grille se referma. Alors seulement Jenny s’aperçut, avec un immense soulagement, que Jacques ne montait pas avec eux.

Sans avoir eu le temps de se ressaisir, elle se trouva, sur un palier, devant sa mère.

Les traits de Mme de Fontanin étaient à la fois ravagés et calmes. Jenny, avant toute chose, remarqua que le chapeau de sa mère était posé tout de travers ; et ce désordre insolite l’émut plus encore que la détresse du regard.

Mme de Fontanin tenait à la main une enveloppe décachetée. Elle avait saisi le bras d’Antoine :

– « Il est là… Venez… »

Elle l’entraînait en hâte vers le couloir :

– « La police vient de partir… Il vit… Il faut le sauver… Le médecin de l’hôtel dit qu’il est intransportable… »

Elle se retourna vers Jenny ; elle voulait lui épargner la vision de son père blessé.

– « Attends-nous là, chérie. »

Et elle lui tendit l’enveloppe qu’elle tenait à la main. C’était la lettre qu’on avait ramassée sur le parquet, près du revolver ; et dont l’adresse avait permis de courir aussitôt avenue de l’Observatoire.

Jenny, restée seule sur le palier, essayait de déchiffrer, à la mauvaise clarté du plafonnier, le billet écrit par son père. Son nom, Jenny, aux dernières lignes, lui sauta aux yeux :

« Que ma Jenny me pardonne. Je n’ai jamais su lui montrer ma tendresse… »

Ses mains tremblaient. Pour vaincre cet ébranlement des nerfs qui la secouait jusqu’à l’extrémité de ses doigts, elle contractait en vain tous ses membres ; et elle s’appliquait de son mieux à lire, à lire tout, depuis le début :

« Thérèse ! Ne pensez pas, à moi sévèrement. Si vous saviez comme j’ai souffert avant d’en arriver là ! Quelle pitié j’ai de vous. Amie, toute la peine que je vous ai faite ! Vous si loyale, si bonne. J’ai honte, je n’ai su que vous rendre le mal pour le bien. Pourtant, je vous aimais, Amie. Si vous saviez. Je vous aime, je n’ai jamais aimé que vous. »

Les mots dansaient devant ses yeux, qui restaient secs, brûlants, et qui, à tout instant, délaissaient le papier pour plonger dans la cage d’escalier un regard anxieux : elle ne pouvait penser qu’à la proximité de Jacques. Sa crainte de le voir réapparaître était si grande qu’elle ne parvenait pas à fixer son attention sur ces quelques lignes pathétiques, griffonnées au crayon en travers de la page, et où son père, à la minute suprême, avant d’accomplir le geste, avait pourtant laissé la trace de sa dernière pensée pour elle :

« … Que ma Jenny me pardonne… »

Elle quêta des yeux un coin où se cacher, un abri. Rien… Une banquette, là-bas, dans un angle… Elle l’atteignit, chancelante, et s’assit. Elle ne cherchait pas à comprendre ce qu’elle éprouvait. Elle était trop lasse. Elle eût accepté de mourir là, à l’instant, pour en finir, pour être délivrée d’elle-même.

Mais elle n’était pas maîtresse de son cerveau. Le passé s’imposait à son souvenir, défilait devant ses yeux, comme un film déroulé à une vitesse de rêve… L’incompréhensible, pour elle, commençait à Maisons-Laffitte, dès la fin de cet été 1910. Alors qu’elle voyait Jacques plus épris chaque jour, plus obstiné à la conquérir ; alors que, elle-même, chaque jour, s’effrayait de se sentir plus troublée et plus consentante ; brusquement, sans qu’il l’eût prévenue, sans qu’il lui eût écrit, sans que rien atténuât l’offense d’un tel revirement, il avait cessé de venir… Puis, un soir, Antoine convoquait Daniel par téléphone : Jacques avait disparu !… Et, pour elle, la torture avait commencé. Pourquoi cette fuite ? ou pire peut-être : ce suicide ? Quel secret ce garçon sauvage avait-il emporté avec lui ?… Jour par jour, en ce mois d’octobre 1910, sans que personne autour d’elle, pas même sa mère, pût soupçonner sa souffrance, elle avait suivi, avec angoisse, les recherches infructueuses d’Antoine et de Daniel pour retrouver la trace du fugitif… Et cela s’était prolongé des mois… Dans le silence et le désarroi, sans même avoir l’appui d’une vie religieuse véritable, elle s’était débattue, seule, dans cette étouffante atmosphère d’énigme. Elle s’entêtait, non seulement à cacher son désespoir, mais à taire aussi ses misères physiques, le délabrement de son organisme à la suite d’un tel choc… Enfin, après plus d’un an de lutte solitaire, de convalescences coupées de rechutes, la détente morale était venue. Restait à soigner le corps. Les médecins l’avaient envoyée tout un été dans la montagne ; et, dès les premiers froids, dans le Midi… C’était en Provence, l’automne dernier, qu’elle avait appris, par une lettre de Daniel à sa mère, que Jacques était retrouvé, qu’il vivait en Suisse, qu’il était revenu à Paris pour les obsèques de M. Thibault. Elle avait eu alors quelques semaines d’un trouble profond ; mais qui s’était apaisé de lui-même, si vite, malgré tout, qu’elle avait, à ce moment-là, pris vraiment conscience de sa guérison : non, entre elle et Jacques, c’était bien fini, il n’y avait plus rien… Plus rien, croyait-elle ! Et ce soir, à l’heure la plus dramatique de sa vie, voilà qu’il venait de surgir de nouveau, avec ses prunelles mobiles, avec son visage mauvais !

Elle restait assise, penchée en avant, les yeux craintivement tournés vers l’escalier. Sa pensée galopait…

Qu’allait-elle devenir ? Le hasard d’une rencontre, le choc de deux regards, était-ce assez pour remuer toute la lie d’autrefois, pour anéantir, en une heure, cet équilibre physique et moral qu’elle avait mis des années à conquérir ?

 

Jacques, obéissant au signe de son frère, était demeuré dans le hall.

La dame en satin noir avait repris sa place à la caisse et lui jetait, de temps à autre, par-dessus son lorgnon, un éclair hostile. L’orchestre lointain, composé d’un piano et d’un aigre violon, s’évertuait à jouer un tango pour un unique couple de danseurs, que Jacques apercevait, par instants, derrière les vitres. Dans la salle à manger, des retardataires achevaient de dîner. On entendait tinter la vaisselle dans l’office. Des garçons allaient et venaient avec des plateaux. En passant devant la caissière, ils annonçaient, d’une voix discrète : « Une évian au 3 », « L’addition du 10 », « Deux cafés au 27. »

Une femme de chambre descendit en courant l’escalier. Du bout de son porte-plume, la dame en noir lui désigna Jacques.

Elle apportait un mot d’Antoine :

« Téléphone au docteur Héquet qu’il vienne d’urgence. Passy 09-13. »

Jacques se fit indiquer la cabine. Il reconnut au bout du fil la voix de Nicole, mais il ne se nomma pas. Héquet était chez lui. Il vint à l’appareil :

– « Je pars. Je serai là-bas dans dix minutes. ».

La caissière attendait à la porte de la cabine. Tout ce qui se rapportait à « cet imbécile du 9 » lui était suspect : un malade, c’est déjà, dans un hôtel, un client indésirable ; mais un suicidé !

– Ces choses-là, vous comprenez, dans une maison comme la nôtre… Nous ne pouvons pas… absolument pas… Il faut immédiatement… »

Antoine venait d’apparaître dans l’escalier. Il était nu-tête et seul. Jacques se hâta vers lui.

– « Alors ?

– « Il est dans le coma… Tu as téléphoné ? »

– « Héquet arrive. »

La dame en noir fonça résolument sur eux :

– « Vous êtes peut-être le médecin de la famille ? »

– « Oui. »

– « Nous ne pouvons pas le garder ici, vous comprenez… Dans un hôtel comme le nôtre… Il faut le faire transporter à l’hôpital… »

Antoine, sans plus s’occuper d’elle, emmena son frère à l’autre extrémité du hall.

– « Qu’est-ce qui est arrivé ? » questionna Jacques. « Pourquoi a-t-il voulu se tuer ? »

– « Je n’en sais rien. »

– « Il habite seul, ici ? »

– « Je crois. »

– « Tu remontes tout de suite ? »

– « Non. J’attends Héquet, pour lui parler… Asseyons-nous. »

Mais, à peine assis, il se releva :

– « Où est le téléphone ? » Il venait brusquement de songer à Anne. « Surveille l’entrée. Je reviens. »

 

Anne était étendue sur le divan, sans lumière, fenêtres ouvertes, stores baissés. Dès la sonnerie du téléphone, elle eut l’intuition qu’Antoine ne viendrait pas. Elle entendit ses explications, sans parvenir à écouter, sans bien saisir ce qu’il disait.

– « Vous comprenez ? » fit-il, étonné de son silence.

Elle ne pouvait répondre. Une crampe lui serrait le gosier, l’étranglait. Elle fit un effort, et murmura :

– « … pas vrai, Tony ? »

La voix était si basse, si changée, qu’il se contint une seconde, avant de céder à l’irritation :

– « Quoi, pas vrai ? Puisque je vous dis… Il est dans le coma ! J’attends le chirurgien ! »

Elle crispait, de dépit, ses doigts sur le récepteur, et n’osait plus parler de peur d’éclater en sanglots.

Il attendait.

– « Où es-tu donc ? » fit-elle enfin.

– « Dans un hôtel… Près de l’Étoile… »

Elle répéta, comme un faible écho :

– « L’Étoile ?… » Puis, après une interminable hésitation : « Mais, c’est à côté… Tu es tout près de moi, Tony !… »

Il sourit :

– « Oui, ça n’est pas loin… »

Elle devina le sourire au son de la voix, et reprit brusquement espoir.

– « Je vois bien à quoi tu penses », dit-il, souriant toujours. « Mais, je te répète, je vais être retenu ici toute la nuit… Tu ferais mieux de rentrer sagement chez toi. »

– « Non », cria-t-elle, vite et bas. « Non, je ne bouge pas ! » Et, après une nouvelle hésitation, elle chuchota : « Je t’attends… »

Elle renversa le buste, écarta l’écouteur, et respira profondément. Ce fut de très loin qu’elle entendit l’appareil nasiller :

– « … si je peux m’évader, oui… mais n’y compte pas trop… Bonsoir, chérie… »

Elle rapprocha vivement le téléphone de son oreille. Antoine avait raccroché.

Alors, elle se ré-allongea sur le divan, et resta, les yeux fixes, les jambes serrées, le corps tendu, pressant le récepteur contre sa joue.

 

– « Mme de Fontanin est décidément une femme admirable », dit Antoine, après être revenu silencieusement s’asseoir près de Jacques. Il se tut, et, après une pause : « Tu n’avais pas revu Jenny… depuis ? » Il venait soudain de se rappeler la disparition de son frère, la Sorellina, et tout ce qu’il avait flairé, jadis, de cette confuse histoire.

Jacques, assombri, secoua négativement la tête.

Une auto venait de s’arrêter devant l’hôtel. Héquet parut au bas des marches. Sa femme le suivait. Nicole n’avait jamais pardonné à l’oncle Jérôme : elle le rendait responsable de l’inconduite de sa mère, et cette fin scandaleuse lui paraissait le châtiment de Dieu. Mais, en ces heures d’angoisse, elle n’avait pas voulu laisser seules sa tante Thérèse et Jenny.

Héquet s’arrêta une seconde sur le seuil. Son regard fin, derrière le lorgnon, fit le tour du hall. Il aperçut Antoine qui venait à eux. Il ne reconnut pas Jacques, resté volontairement à l’écart.

Antoine n’avait pas rencontré Nicole depuis cette soirée qui avait précédé la mort de la fillette. (Il savait que, peu après, Nicole avait accouché d’un enfant mort, dans des circonstances difficiles qui l’avaient laissée à jamais mutilée, corps et âme.) Elle avait maigri ; l’expression juvénile, confiante, de son visage, avait totalement disparu. Elle lui tendit la main. Leurs regards se croisèrent, et les traits de Nicole se contractèrent légèrement : le souvenir d’Antoine était lié à ses plus douloureux souvenirs, et voilà qu’elle le retrouvait, justement ce soir, dans l’atmosphère tragique de ce nouveau drame…

Antoine, tout en parlant à l’oreille du chirurgien, les conduisit vers l’ascenseur. Avant qu’ils eussent disparu dans la cage vitrée, Jacques, de loin, vit son frère poser un doigt sur un point précis de sa tempe, à la naissance des cheveux.

La dame en noir avait bondi de derrière sa caisse :

– « C’est un parent ? »

– « C’est le chirurgien. »

– « On ne va tout de même pas l’opérer ici, je présume ! »

Jacques lui tourna le dos.

La musique avait cessé. Dans la salle à manger, les lumières s’étaient éteintes. Un omnibus de gare amena un jeune couple, des Anglais sans doute, taciturnes, avec de beaux bagages neufs.

Une dizaine de minutes s’étaient écoulées, lorsque la femme de chambre reparut, avec un autre billet d’Antoine :

« Téléphone à la clinique Bertrand, Neuilly 54-03, de la part de Héquet. Qu’on envoie immédiatement ambulance pour malade couché. Qu’on prépare salle d’opérations. »

Il téléphona aussitôt.

En sortant de la cabine, il heurta la caissière, debout contre la porte. Elle lui sourit, d’un air affable, soulagé.

Il aperçut Antoine et Héquet qui traversaient le hall. Le chirurgien remonta en voiture, seul.

Antoine revint vers Jacques.

– « Héquet va essayer d’extraire le projectile, cette nuit. C’est la seule chance… »

Jacques l’interrogeait du regard. Antoine fit la moue.

– « La boîte crânienne est profondément défoncée. Ce serait miracle qu’on l’en tire… Maintenant, écoute… », reprit-il, en se dirigeant vers la table de correspondance, qui se trouvait à l’entrée de la galerie. « Mme de Fontanin voudrait faire prévenir Daniel, à Lunéville. Il faut que tu portes une dépêche à un bureau ouvert la nuit ; celui de la Bourse, par exemple. »

– « Lui donnera-t-on une permission ? » objecta Jacques.

« Dans les circonstances actuelles… », songeait-il, « et une garnison de frontière !… »

– « Naturellement… Pourquoi pas ? » fit Antoine, sans comprendre.

Il était déjà assis et commençait à rédiger le télégramme. Mais il se ravisa, et froissa le papier :

– « Non… Le plus sûr, c’est de s’adresser au colonel. » Il prit une autre feuille et murmura, tout en écrivant : « … vous prie… instamment… accorder d’urgence… permission… maréchal des logis Fontanin… dont le père… » Puis il se leva.

Jacques, docilement, prit le télégramme :

– « Je te retrouverai ensuite à la clinique ? Où est-ce ? »

– « … Si tu veux, 14, boulevard Bineau… Mais à quoi bon ? » reprit-il, après réflexion. « Ce que tu as de mieux à faire, vieux, c’est d’aller te coucher… » (Il fut sur le point d’ajouter : « Où loges-tu ? Veux-tu t’installer rue de l’Université ? » Mais il n’en fit rien.) « Téléphone chez moi demain matin avant huit heures, je te dirai ce qui se sera passé. »

Et comme Jacques s’éloignait, il le rappela :

– « Tu devrais, malgré tout, télégraphier aussi à Daniel, en lui donnant l’adresse de la clinique. »

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