XX

L’opération, faite en présence d’Antoine, n’avait pu être complète. Héquet avait débridé la plaie, relevé les os fracturés dont les esquilles s’enfonçaient profondément dans la substance cérébrale, et, même, il s’était décidé à tenter la trépanation. Mais, l’état du malade ne permettant pas de prolonger les recherches, les deux médecins avaient dû renoncer à trouver le projectile.

Ils se mirent d’accord pour en avertir Mme de Fontanin. Toutefois, ils eurent la charité d’affirmer – ce qui d’ailleurs n’était pas inexact – que l’opération avait donné au malade quelques chances de vie ; si les conditions s’amélioraient, il deviendrait possible de rechercher la balle et de l’extraire. (Ce qu’ils n’avouèrent pas, c’est combien, pour eux, ces chances restaient douteuses.)

Il était deux heures quand Héquet et sa femme se décidèrent à quitter la clinique. Mme de Fontanin avait insisté pour que Nicole rentrât chez elle avec son mari.

Jérôme avait été transporté dans une chambre du second étage ; une garde le veillait.

Pour ne pas laisser les deux femmes seules, Antoine avait offert de passer la nuit. Ils avaient échoué, tous trois, dans le petit salon, voisin de la chambre. Portes et fenêtres étaient ouvertes. Autour d’eux régnait ce louche silence nocturne des maisons de souffrance : on devinait, derrière chaque cloison, un corps endolori qui s’agite, et soupire, et compte les heures sans trouver de répit.

Jenny s’était assise, à l’écart, sur le canapé qui occupait le fond de la pièce. Les mains croisées sur sa jupe, le buste raide, la nuque appuyée, elle avait fermé les yeux et paraissait dormir.

Mme de Fontanin avait approché son fauteuil de celui d’Antoine. Elle ne l’avait pas revu depuis plus d’un an. Pourtant, sa première pensée, en apprenant le suicide, avait été de recourir au docteur Thibault. Et il était venu. Au premier appel, il était là, toujours égal à lui-même, énergique et fidèle.

– « Je ne vous ai pas rencontré depuis votre deuil », dit-elle soudain. « Vous avez passé de pénibles moments, je sais… J’ai beaucoup pensé à vous. J’ai prié pour votre père… » Elle se tut : elle se souvenait de son unique visite à M. Thibault, au moment de la fugue des deux enfants. Comme il s’était montré dur, injuste !… Elle murmura : « Qu’il repose en paix dans l’Éternel… »

Antoine ne répondit pas. Il y eut un silence.

Le lustre, autour duquel voletaient des insectes, inondait d’une clarté impitoyable le faux luxe du mobilier, les volutes dorées des sièges, la plante verte, anémique et enrubannée, qui trônait au centre de la table, dans un cache-pot de faïence bleue. Par instants, un timbre assourdi tremblotait à l’extrémité du couloir. On entendait alors le pas d’une infirmière glisser sur les dalles, puis une porte s’ouvrir et se fermer doucement ; parfois, l’on percevait un lointain gémissement, le tintement d’une porcelaine, et tout se taisait de nouveau.

Mme de Fontanin, inclinée vers Antoine, protégeait, de sa petite main potelée, ses yeux fatigués que la lumière brûlait.

À voix basse, elle s’était mise à parler de Jérôme, expliquant, en phrases décousues, ce qu’elle savait des affaires compliquées de son mari. Elle n’avait aucun effort à faire pour se laisser aller à penser tout haut : elle s’était toujours sentie en confiance auprès d’Antoine.

Penché lui aussi, il écoutait. De temps à autre, il levait le front. Ils échangeaient alors un regard d’entente, plein de gravité. « Comme elle est bien », se disait-il. Il lui savait gré de ce calme, de cette dignité dans la douleur, et aussi de cette séduction naturelle qui ne cessait de se mêler à ses mâles vertus. « Père n’était qu’un bourgeois », songeait-il. « Elle, c’est une patricienne. »

Cependant, il ne perdait pas un mot de ses paroles. Et, peu à peu, il reconstituait les étapes de ce chemin aventureux qui avait amené Fontanin jusqu’à la mort.

Jérôme, depuis dix-huit mois environ, était au service d’une société anglaise, dont le siège était à Londres, et qui exploitait des forêts en Hongrie. La société était sérieuse, et Mme de Fontanin avait pu croire, quelques mois, que son mari tenait enfin une situation stable. À vrai dire, elle n’avait jamais bien tiré au clair quelles étaient les attributions de Jérôme. La majeure partie de son temps se passait en sleeping, entre Vienne et Londres, avec de courts arrêts à Paris. Il venait alors passer une soirée avenue de l’Observatoire, traînant avec lui une serviette bourrée de paperasses, l’air important, mais débordant de bonne grâce, d’enjouement, de coquetteries, et comblant les siens de prévenances qui les laissaient sous le charme. (Ce que la pauvre femme ne disait pas, c’est que, à divers indices, elle avait eu la certitude que son mari entretenait deux coûteuses liaisons, l’une en Autriche, l’autre en Angleterre.) En tout cas, il semblait gagner aisément sa vie. Il laissait même entendre que sa position s’améliorerait encore et qu’il pourrait bientôt subvenir largement aux besoins de sa femme et de sa fille. Car, depuis ces dernières années, Mme de Fontanin et Jenny vivaient entièrement à la charge de Daniel. (En faisant cet aveu, Mme de Fontanin luttait visiblement entre la honte d’accuser l’insouciance de son mari, et la fierté de révéler le dévouement de son fils.)

Celui-ci, par bonheur, tirait des appointements convenables de sa collaboration à la revue d’art de Ludwigson. Les choses avaient bien failli se gâter, au moment où Daniel avait dû partir au régiment. Mais Ludwigson, magnanime et prévoyant, afin de s’assurer le retour de son collaborateur lorsqu’il serait libéré du service, s’était engagé à lui verser, pendant son absence, des mensualités réduites, mais régulières. De sorte que, malgré tout, Mme de Fontanin et Jenny ne manquaient pas du strict nécessaire. Jérôme n’ignorait rien de tout cela. Il en parlait même beaucoup. Avec son insouciance accoutumée, il acceptait de laisser l’entretien de son foyer à la charge de son fils, mais il exigeait, avec des grâces de grand seigneur, qu’on lui remît le chiffre exact des sommes versées ; et il ne manquait pas une occasion d’en témoigner sa reconnaissance à Daniel. Il affectait d’ailleurs de considérer cette aide pécuniaire comme une avance, à lui consentie par son fils, et qu’il rembourserait dès que possible. Pour s’acquitter, il préférait attendre, disait-il, que ces sommes fissent « un chiffre rond » ; et, scrupuleusement, il tenait à jour un compte de cette dette, dont il remettait, de temps à autre, à Thérèse et à Daniel, un relevé en deux exemplaires, tapé à la machine, où les intérêts composés étaient calculés à un taux généreux… À la façon ingénue et désenchantée dont Mme de Fontanin donnait ces détails, il était impossible de démêler si elle était dupe ou non de la mauvaise foi de Jérôme.

Antoine, levant à cet instant les yeux, croisa le regard de Jenny, fixé sur lui. Regard chargé de vie intérieure, regard si lourd de réserve et de solitude, qu’il ne s’y heurtait jamais sans une sorte de malaise. Il n’avait jamais oublié ce jour lointain où il était venu interroger Jenny enfant sur la fugue de son frère, et où, pour la première fois, il avait rencontré ce regard.

Brusquement, la jeune fille se leva.

– « J’étouffe », dit-elle à sa mère. Elle passa sur son front le petit mouchoir qu’elle tenait en tapon dans le creux de sa main. « Je vais au jardin, respirer un peu… »

Mme de Fontanin approuva de la tête, et la suivit des yeux, jusqu’à ce qu’elle eût disparu. Puis elle se tourna de nouveau vers Antoine. Elle n’était pas fâchée que Jenny les eût laissés seuls. Jusque-là, rien dans son récit ne légitimait la brusque tentative de suicide. Il lui fallait aborder maintenant des explications ardues et plus pénibles.

L’hiver précédent, Jérôme, qui s’était fait des relations à Vienne, avait « imprudemment » prêté son nom – et son titre, car en Autriche, il se faisait appeler : comte Jérôme de Fontanin – à la présidence du conseil d’administration d’une affaire autrichienne, une manufacture de papiers peints, laquelle, après quelques mois d’existence, venait de faire une faillite peu honorable. La liquidation des comptes était en cours, et la justice autrichienne s’employait à établir les responsabilités.

L’affaire se compliquait, en outre, d’un procès intenté par l’administration de l’Exposition de Trieste, où, ce printemps, la manufacture de papiers peints avait installé un stand tapageur, dont le loyer n’avait jamais été payé. Or Jérôme s’était particulièrement occupé de cette Exposition, et il avait même, en juin dernier, obtenu de sa société anglaise un mois de congé, qu’il avait joyeusement passé à Trieste. La manufacture lui avait versé, à plusieurs reprises, d’assez fortes sommes, dont, paraît-il, il ne parvenait pas à justifier l’emploi ; et le juge rapporteur accusait le comte de Fontanin d’avoir fait bombance à Trieste aux frais de la manufacture, sans payer le loyer du stand. De toutes façons, Jérôme se trouvait mis en cause comme président du conseil d’administration d’une affaire en faillite. On le disait porteur d’un gros paquet d’actions qui lui auraient été « gracieusement » octroyées pour obtenir sa présidence.

Comment Mme de Fontanin avait-elle connu tous ces détails ? Jusqu’à ces dernières semaines, elle ne s’était doutée de rien. Puis elle avait reçu une lettre de Jérôme, lettre confuse et pressante, où il la suppliait de contracter pour lui un nouvel emprunt sur la villa de Maisons dont elle était seule propriétaire – (et que déjà, pour lui, elle avait dû partiellement hypothéquer). Son notaire, consulté, avait alors fait faire une rapide enquête en Autriche, et c’est ainsi que Mme de Fontanin avait appris les poursuites judiciaires intentées contre son mari.

Que s’était-il passé ces derniers jours ? Quels événements nouveaux avaient pu amener Jérôme à cet acte de désespoir ? Mme de Fontanin se perdait en conjectures. Elle savait que certains créanciers de Trieste outrageaient quotidiennement son mari dans une feuille locale. Leurs prétendues révélations étaient-elles fondées ? Jérôme devait sentir son avenir irrémédiablement compromis. Même s’il parvenait à échapper aux tribunaux autrichiens, il ne pouvait espérer, après ce scandale, conserver sa situation à la société anglaise… À bout d’expédients, traqué de toutes parts, sans doute n’avait-il trouvé d’autre issue que de disparaître ?

Mme de Fontanin s’était tue. Le regard interrogateur et vague, qu’elle fixait devant elle, semblait poser une question qu’elle ne formulait pas : « Ai-je fait pour lui tout ce que je devais ? En serait-il arrivé là, s’il m’avait sentie près de lui, comme autrefois ?… » Question lancinante, insoluble…

Elle fit un effort pour se ressaisir.

– « Et Jenny ? » dit-elle. « J’ai peur qu’elle ne prenne froid… qu’elle ne se soit endormie dehors. »

Antoine se leva :

– « Ne vous dérangez pas. Je vais voir. »

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