XL

Une demi-douzaine d’hommes étaient déjà réunis dans le grand salon d’Antoine.

Jacques, en entrant, chercha son frère des yeux. Manuel Roy vint au-devant de lui : Antoine allait revenir : il était dans son cabinet, avec le docteur Philip.

Jacques serra les mains de Studler, de René Jousselin et du docteur Thérivier, petit homme barbu et jovial, qu’il avait rencontré naguère au chevet de M. Thibault.

Un personnage de haute stature, encore jeune, et dont les traits énergiques évoquaient le masque de Bonaparte jeune, pérorait à voix haute devant la cheminée.

– « Mais oui », disait-il, « tous les gouvernements protestent, avec la même force et la même apparence de sincérité, qu’ils ne veulent pas la guerre. Que ne le prouvent-ils, plutôt, en se montrant moins intransigeants ? Ils ne parlent que d’honneur national, de prestige, de droits imprescriptibles, d’aspirations légitimes… Ils ont tous l’air de dire : “Oui, je veux la paix ; mais une paix qui me profite.” Et ce langage n’indigne personne ! Tant les individus sont pareils à leurs gouvernements : soucieux, avant tout, de faire une bonne affaire !… C’est grave : il ne pourra pas y avoir profit pour tous ; le maintien de la paix ne s’obtiendra pas sans concessions réciproques… »

– « Qui est-ce ? » demanda Jacques à Roy.

– « Finazzi, l’oculiste… Un Corse… Voulez-vous que je vous présente ? »

– « Non, non… », fit Jacques, précipitamment. Roy sourit ; et, entraînant Jacques à l’écart, il s’installa aimablement auprès de lui.

Il connaissait la Suisse, et spécialement Genève, pour y avoir pris part, plusieurs étés de suite, à des régates. Jacques, interrogé sur ses occupations, parla de travaux personnels, de journalisme. Il était résolu à demeurer sur la réserve, et, dans ce milieu, à ne pas afficher inutilement ses opinions. Il se hâta d’amener l’entretien sur la guerre : l’état d’esprit du jeune médecin, d’après ce qu’il lui avait entendu dire l’autre jour, l’intriguait.

– « Moi », fit Roy, en peignant du bout des ongles sa fine moustache brune, « depuis l’automne de 1905, je pense à la guerre ! Je n’avais pourtant que seize ans : je venais de passer mon premier bac, je faisais ma philo à Stan’… N’empêche : j’ai très bien senti, cet automne-là, se dresser devant ma génération la menace allemande. Et beaucoup de mes camarades l’ont sentie comme moi. Nous ne souhaitons pas la guerre ; mais, depuis cette époque-là, nous nous y préparons, comme à un événement naturel, inévitable. »

Jacques leva les sourcils :

– « Naturel ? »

– « Ma foi, oui : il y a un compte à régler. Il faudra bien s’y décider, un jour ou l’autre, si nous voulons que la France continue à être ! »

Jacques fut contrarié de voir Studler se retourner vivement et s’approcher d’eux. Il eût préféré poursuivre sans tiers sa petite enquête. Il éprouvait de l’hostilité contre Roy, mais aucune antipathie.

– « Si nous voulons que la France continue à être ? » répéta Studler, d’un ton rogue. « Y a-t-il rien de plus irritant », remarqua-t-il, mais en s’adressant à Jacques, « que cette manie qu’ont les nationalistes de s’attribuer le monopole du patriotisme, et de chercher toujours à masquer sous des sentiments patriotiques leurs velléités belliqueuses ? Comme si l’attirance vers la guerre était, en fin de compte, un brevet de patriotisme ! »

– « Je vous admire, Calife », fit Roy avec ironie. « Les hommes de ma génération n’ont pas votre patience : ils sont plus chatouilleux ; nous nous refusons à encaisser plus longtemps les provocations allemandes. »

– « Jusqu’ici, tout de même, il ne s’agit que de provocations autrichiennes… et pas dirigées contre nous ! » remarqua Jacques.

– « Alors, en attendant que vienne notre tour, vous accepteriez d’assister, en spectateur, à l’écrasement de la Serbie par le germanisme ? »

Jacques ne répondit rien.

Studler ricana :

– « La défense des faibles ?… Mais, quand les Anglais ont cyniquement fait main basse sur les mines d’or du Sud africain, pourquoi la France ne s’est-elle pas élancée au secours des Boers, petit peuple autrement faible et sympathique que les Serbes ? Et, aujourd’hui, pourquoi ne volons-nous pas à l’aide de la pauvre Irlande ?… Pensez-vous que l’honneur d’accomplir un de ces beaux gestes vaille le risque de jeter les unes contres les autres toutes les armées de l’Europe ? »

Roy se contenta de sourire. Il se tourna délibérément vers Jacques :

– « Le Calife fait partie de ces braves gens que leur sensiblerie entraîne à penser beaucoup de sottises sur la guerre… à méconnaître absolument ce qu’elle est en réalité. »

– « En réalité ? » coupa Studler. « À savoir ? »

– « À savoir, plusieurs choses… À savoir, d’abord, une loi de nature ; un instinct profondément ancré dans l’homme, et que vous n’extirperiez pas sans lui imposer une dégradante mutilation. L’homme sain doit vivre selon la force ; c’est sa loi… À savoir, ensuite : l’occasion, pour l’homme, de développer un tas de vertus, très rares, très belles… et très toniques ! »

– « Lesquelles donc ? » demanda Jacques, s’efforçant à conserver un ton purement interrogatif.

– « Hé, mais », fit Roy, en dressant sa petite tête ronde, « de celles que justement je prise le plus haut : l’énergie virile, le goût du risque, la conscience du devoir, et mieux encore : le sacrifice de soi, le sacrifice des volontés particulières à une vaste action collective, héroïque… Vous ne comprenez pas que, pour un être jeune et bien trempé, il y ait dans l’héroïsme un irrésistible attrait ? »

– « Si », concéda Jacques, laconiquement.

– « C’est beau, la vaillance ! » poursuivit Roy, avec un sourire conquérant qui fit briller son regard… « La guerre, pour des gens de notre âge, c’est un sport magnifique : le sport noble, par excellence ! »

– « Un sport », grogna Studler, indigné, « qui se paie en vies humaines ! »

– « Et puis après ? » lança Roy. « L’humanité n’est-elle pas assez prolifique pour s’offrir, de temps à autre, ce luxe-là, si ça lui est nécessaire ? »

– « Nécessaire ? »

– « Une bonne saignée est périodiquement nécessaire à l’hygiène des peuples. Dans les trop longues périodes de paix, le monde fabrique un tas de toxines qui l’empoisonnent, et dont il a besoin d’être purgé, comme l’individu trop sédentaire. Une bonne saignée serait, je crois, particulièrement nécessaire, en ce moment, à l’âme française. Et même à l’âme européenne. Nécessaire, si nous ne voulons pas que notre civilisation d’Occident sombre dans la décadence, dans la bassesse. »

– « La bassesse, pour moi, c’est justement de céder à la cruauté et à la haine ! » fit Studler.

– « Qui vous parle de cruauté ? Qui vous parle de haine ? » riposta Roy, en haussant les épaules. « Toujours les mêmes lieux communs, les mêmes clichés ridicules ! Pour ceux de ma génération, je vous assure que la guerre n’implique aucun appel à la cruauté, et moins encore un appel à la haine ! La guerre n’est pas une querelle d’homme à homme ; elle dépasse les individus : elle est une aventure entre des nations… Une aventure merveilleuse ! Le match, à l’état pur ! Sur le champ de bataille exactement comme sur le stade, les hommes qui se battent sont les joueurs de deux équipes rivales : ils ne sont pas des ennemis, ils sont des adversaires ! »

Studler fit entendre une sorte de rire, semblable à un hennissement. Immobile, il considérait le jeune gladiateur, de son œil où la prunelle sombre, dilatée, mais peu expressive, nageait dans un blanc de lait.

– « J’ai un frère capitaine au Maroc », reprit Roy, avec douceur. « Vous ignorez tout de l’armée, Calife ! Vous ne soupçonnez pas ce qu’est l’état d’esprit des jeunes officiers, leur vie de renoncement, leur noblesse morale ! Ils sont un exemple vivant de ce que peut le courage désintéressé, au service d’une grande idée… Vos socialistes feraient bien d’aller se mettre à cette école ! Ils verraient ce qu’est une société disciplinée, dont les membres consacrent vraiment leur vie à la collectivité dans une existence presque ascétique, où il n’y a place pour aucune basse ambition ! »

Il s’était penché vers Jacques, et semblait l’appeler en témoignage. Il fixait sur lui son regard franc, et Jacques sentit qu’il y aurait de la déloyauté à prolonger son silence.

– « Je crois tout ça très exact », commença-t-il, en pesant ses mots. « Du moins dans les jeunes cadres de l’armée coloniale… Et il n’y a rien de plus émouvant que de voir des hommes, quel que soit d’ailleurs leur idéal, offrir stoïquement leur vie à cet idéal… Mais je crois aussi que cette jeunesse courageuse est la victime d’une monstrueuse erreur : elle croit, de bonne foi, se consacrer à une noble cause ; en réalité, elle est simplement au service du capital… Vous parlez de la colonisation du Maroc… Eh bien… »

– « La conquête du Maroc », trancha Studler, « ça n’est pas autre chose qu’une “affaire”, une “combine” de vaste envergure !… Et ceux qui vont se faire tuer là-bas sont des dupes ! Ils ne se doutent pas un instant que c’est à un brigandage qu’ils font le sacrifice de leur peau ! »

Roy lança vers Studler un regard chargé d’étincelles. Il était pâle.

– « Dans notre époque pourrie », s’écria-t-il, « l’armée reste un refuge sacré, le refuge de la grandeur et de la… »

– « Ah, voici votre frère », dit Studler, en touchant le bras de Jacques.

 

Le docteur Philip venait d’entrer, suivi par Antoine.

Jacques ne connaissait pas Philip ; mais il en avait si souvent entendu parler par son frère, qu’il examina curieusement le vieux praticien, à barbiche de chèvre, qui s’avançait, de son pas sautillant, dans une jaquette d’alpaga trop large, pendue à ses épaules maigres comme des hardes à un épouvantail. Ses petits yeux luisants, cachés comme ceux d’un barbet dans la broussaille des sourcils, furetaient de droite et de gauche, sans se fixer sur personne.

Les conversations particulières s’étaient tues. Tous, à tour de rôle, s’approchaient pour saluer le maître, qui laissait avec indifférence serrer sa main molle.

Antoine lui présenta son frère. Jacques se sentit dévisagé par un regard investigateur, dont l’impertinence dissimulait peut-être une grande timidité.

– « Ah, votre frère… Bon… Bien… », nasilla Philip, en mâchonnant sa lèvre inférieure, d’un air intéressé, comme s’il sût parfaitement à quoi s’en tenir sur les moindres détails du caractère et de la vie de Jacques.

Et, tout de suite, sans quitter le jeune homme des yeux :

– « Vous avez fait de fréquents séjours en Allemagne, m’a-t-on dit… Moi aussi. C’est intéressant, ça. »

Il avançait peu à peu, en parlant, poussant Jacques devant lui, si bien qu’ils se trouvèrent bientôt près d’une des fenêtres, seuls.

– « De tout temps », reprit-il, « l’Allemagne, pour moi, a été une énigme… N’est-ce pas ? Le pays des extrêmes… de l’imprévisible… Y a-t-il, en Europe, un type humain plus spécifiquement pacifique que l’homme allemand ? Non… Et, d’autre part, ce militarisme qu’ils ont dans le sang… »

– « L’internationalisme allemand est cependant l’un des plus actifs d’Europe », hasarda Jacques.

– « Vous croyez ? Oui… C’est intéressant, tout ça… Néanmoins, à l’encontre de ce que j’avais pensé jusqu’ici, il semble bien, d’après les événements de ces derniers jours… Au Quai d’Orsay, paraît-il, on s’imaginait pouvoir compter sur une action conciliatrice de l’Allemagne. On n’en revient pas… Vous dites : l’internationalisme allemand… »

– « Mais oui… En Allemagne, dès qu’on s’écarte des milieux militaires, on constate une méfiance assez générale de l’armée et du nationalisme. L’Association pour la conciliation internationale est une ligue d’une vitalité exceptionnelle, où figurent tous les grands noms de la bourgeoisie allemande, et qui a autrement d’influence que nos ligues pacifistes françaises. Il ne faut pas oublier que l’Allemagne est le pays où un militant forcené, comme Liebknecht, après avoir été jeté en prison pour son tract sur l’Antimilitarisme, a pu être élu au Landtag de Prusse, et ensuite au Reichstag ! Est-ce chez nous qu’un antimilitariste notoire entrerait à la Chambre, et s’y ferait écouter ? »

Philip reniflait, avec attention :

– « Bon… Bien… C’est intéressant, tout ça… » Et, sans transition : « J’ai cru longtemps que l’internationalisme des capitaux, du crédit, des grandes entreprises, en rendant le monde entier solidaire du moindre trouble local, serait un facteur nouveau, un facteur décisif de la paix générale… » Il sourit, et caressa sa barbiche. « C’est une vue de l’esprit », conclut-il énigmatiquement.

– « Jaurès l’a cru aussi. Jaurès le croit encore. »

Philip fit la grimace :

– « Jaurès… Jaurès compte aussi sur l’influence des masses, pour empêcher la guerre… Vue de l’esprit !… On imagine très bien un mouvement populaire qui serait belliqueux, combatif… mais un mouvement populaire qui présenterait ce caractère de réflexion, de volonté, de mesure, indispensable au maintien de la paix ?… »

Puis, après une pause :

– « Peut-être que ceux qui, comme moi, éprouvent de la répugnance pour la guerre n’obéissent, au fond, qu’à des mobiles particuliers, personnels, organiques… à une simple intolérance constitutionnelle… La sagesse scientifique serait peut-être de considérer l’instinct de destruction comme un instinct naturel. Ce qui semble assez bien confirmé par les biologistes… Voyez-vous », reprit-il, changeant encore de sujet, « le comique, c’est que, parmi tous les vrais, les urgents problèmes qui se posent actuellement en Europe, et dont la solution exigerait de patientes études, je n’en vois pas un, pas un seul, qu’on puisse espérer trancher, à la manière, du nœud gordien, par une guerre… Alors ? »

Il souriait. Ses paroles ne semblaient jamais se greffer sur ce qu’il venait de dire ou d’entendre. Avec son regard embroussaillé et pétillant de malice, il avait toujours l’air de se faire à lui-même quelque récit piquant, dont il lui suffisait de goûter in petto le sel.

– « Mon père était officier », continua-t-il. « Il avait fait toutes les campagnes du Second Empire. J’ai été nourri d’histoire militaire. Eh bien, pour peu qu’on cherche à démêler les origines, les causes précises, d’un conflit, on est toujours frappé par son caractère de non-nécessité. C’est très intéressant… Vue avec quelque recul, il n’y a pas une guerre moderne qui n’aurait pu être évitée semble-t-il, très aisément : par le simple bon sens et la volonté pacifique de deux ou trois hommes d’État… Ce n’est pas tout. La plupart du temps, il apparaît que les belligérants ont, des deux côtés, cédé à un sentiment injustifié de méfiance et de peur, dû à la méconnaissance des véritables intentions de l’adversaire… C’est par peur que, neuf fois sur dix, les peuples se jettent les uns sur les autres… » Il eut une sorte de quinte, un rire bref et tôt étranglé. « Exactement comme ces promeneurs peureux qui se rencontrent la nuit, qui hésitent à se croiser, et qui finissent par s’élancer l’un contre l’autre… parce que chacun s’imagine qu’il est sur le point d’être attaqué… parce que chacun préfère l’offensive, même dangereuse, à l’hésitation, à l’incertitude… C’est tout à fait comique… Regardez en ce moment l’Europe : elle est la proie des fantômes. Tous les États ont peur. L’Autriche a peur des Slaves ; et peur de compromettre son prestige. La Russie a peur des Germains ; et peur qu’on prenne sa passivité pour un signe de faiblesse. L’Allemagne a peur d’une invasion des cosaques ; et peur de se trouver encerclée. La France a peur des armements de l’Allemagne, et l’Allemagne ne s’arme, elle-même, que préventivement, et par peur… Et tous refusent de faire la moindre concession pour la paix, parce qu’ils ont peur de paraître avoir peur… »

– « Sans compter », dit Jacques, « que les gouvernements impérialistes, qui sentent bien que la peur travaille pour eux, l’entretiennent avec soin ! La politique de Poincaré, la politique intérieure de la France, depuis des mois, on pourrait la définir : une utilisation méthodique de la peur nationale… »

Philip, qui n’avait pas écouté, reprit :

– « Et le plus odieux… » (Il eut un bref ricanement.) « Non : le plus comique – c’est que tous les hommes d’État s’ingénient à dissimuler cette peur derrière un étalage de nobles sentiments, de crânerie… »

Il s’interrompit, en apercevant Antoine qui se dirigeait vers eux, accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années, que Léon venait d’introduire.

C’était Rumelles.

Sa prestance semblait l’avoir prédestiné aux cérémonies officielles. La tête était forte, rejetée en arrière, comme entraînée par le poids d’une toison dense et laineuse, d’un blond blanchissant. L’épaisse et courte moustache, aux bouts très relevés, donnait du relief à son visage adipeux et plat. Les yeux étaient assez petits, noyés dans la chair ; mais les prunelles mobiles, d’un bleu de faïence, mettaient deux flammes vivantes dans ce masque d’une solennité romaine. L’ensemble ne manquait pas de caractère, et l’on imaginait le parti que pourrait en tirer, un jour, quelque fabricant de bustes pour sous-préfectures.

Antoine présenta Rumelles à Philip, et Jacques à Rumelles. Le diplomate s’inclina devant le vieux médecin comme s’il eût été devant une célébrité contemporaine ; puis il tendit la main à Jacques, avec un empressement courtois. Il semblait s’être dit, une fois pour toutes : « Chez un homme de premier plan, la simplicité des manières est un atout de plus. »

– « Inutile de vous dire, mon cher, de quoi nous parlions », attaqua Antoine, en posant la main sur le bras de Rumelles, qui eut un sourire de complaisance.

– « Vous possédez évidemment, Monsieur, des données que nous n’avons pas », dit Philip. Il dévisageait Rumelles de son œil narquois. « Pour nous, profanes, il faut avouer que la lecture des journaux… »

Le diplomate esquissa un geste prudent :

– « Ne croyez pas, Monsieur le Professeur, que j’en sache beaucoup plus long que vous… » Il s’assura que sa boutade faisait sourire, et poursuivit : « Cela dit, je ne pense pas qu’il faille pousser les choses au noir : on a le devoir d’affirmer qu’il reste beaucoup plus de raisons d’avoir confiance, que de raisons de désespérer. »

– « À la bonne heure », fit Antoine.

Il avait manœuvré pour rapprocher Philip et Rumelles du reste des invités, et pour les faire asseoir au centre de la pièce.

– « Des raisons de confiance ? » articula le Calife, d’un ton dubitatif.

Rumelles promena son regard bleu sur les assistants, qui s’étaient groupés en cercle autour de lui, et l’arrêta sur Studler.

– « La situation est sérieuse, mais il ne faut rien exagérer », déclara-t-il, en renversant un peu la tête. Et, du ton d’un homme public dont la mission est de relever les défaillances de l’opinion, il déclara, avec force : « Dites-vous bien que les éléments favorables au maintien de la paix sont encore les plus nombreux ! »

– « Par exemple ? » reprit Studler.

Rumelles fronça légèrement les sourcils. L’insistance de ce Juif l’agaçait ; il y sentait une sourde malveillance.

– « Par exemple ? » répéta-t-il, comme s’il n’avait que l’embarras du choix. « Eh bien, mais, d’abord, l’élément anglais… Les Empires centraux ont rencontré, dès le début, au Foreign Office, une résistance énergique… »

– « L’Angleterre ? » interrompit Studler. « Bagarres à Belfast ! Émeutes sanglantes à Dublin ! Échec lamentable de la conférence irlandaise de Buckingham ! C’est une véritable guerre civile qui commence en Irlande… L’Angleterre est paralysée par cette flèche qui lui est plantée dans le dos ! »

– « À peine une épine au talon, je vous assure ! »

– « On demande Monsieur au téléphone », dit Léon, de la porte.

– « Dites que je suis occupé », cria Antoine, avec humeur.

– « L’Angleterre en a vu d’autres ! » poursuivit Rumelles. « Et si vous connaissiez comme moi le flegme de sir Edward Grey… C’est un beau type de diplomate », continua-t-il, en évitant de regarder Studler, et en se penchant du côté de Philip et d’Antoine. « Un vieil aristocrate campagnard, qui a une conception très particulière de ce que doivent être les relations internationales. Les rapports qu’il entretient avec ses collègues européens ne sont pas des rapports officiels, mais ceux d’un gentleman avec des gens de son monde. Je sais qu’il a été personnellement scandalisé par le ton de l’ultimatum. Vous avez vu qu’il avait aussitôt agi avec la plus grande fermeté, à la fois par ses remontrances à l’Autriche et par ses conseils de modération à la Serbie. Le sort de l’Europe se trouve pareillement entre ses mains, et il n’en est pas de meilleures, de plus loyales. »

– « Les refus que lui a opposés l’Allemagne… » interrompit encore Studler.

Rumelles lui coupa la parole :

– « La neutralité prudente, et très compréhensible, de l’Allemagne, a pu retarder les premiers efforts de la médiation anglaise. Mais sir Edward Grey ne se tient pas pour battu. Et – je peux bien le dire, puisque la presse l’annoncera demain, peut-être même ce soir – le Foreign Office achève de mettre sur pied, en collaboration avec le Quai d’Orsay, un projet nouveau, qui peut être décisif pour la solution pacifique du conflit. Sir Edward Grey propose de réunir immédiatement, en conférence, à Londres, les ambassadeurs allemand, italien et français, pour un débat sur toutes les questions en litige. »

– « Et, pendant ces honorables tergiversations », dit Studler, « les troupes autrichiennes occupent Belgrade ! »

Rumelles se raidit, comme s’il eût été piqué.

– « Mais, Monsieur, sur ce point encore, je crains que vous ne soyez imparfaitement renseigné ! Malgré ces apparentes démonstrations militaires, rien ne prouve, à l’heure présente, qu’il y ait, entre l’Autriche et la Serbie, autre chose qu’un simulacre… Je ne sais si vous attachez tout le prix qui convient à ce fait capital : jusqu’à ce jour, aucune déclaration de guerre n’a été notifiée, par voie diplomatique, aux gouvernements européens ! Bien plus : aujourd’hui, à midi, le ministre de Serbie en Autriche n’avait pas quitté Vienne ! Pourquoi ? Parce qu’il sert d’intermédiaire à un actif échange de vues entre les deux gouvernements. C’est de très bon augure. Tant qu’on négocie !… D’ailleurs, même si la rupture diplomatique devenait effective, et même si l’Autriche se décidait à faire une déclaration de guerre, je crois savoir que la Serbie, cédant à de sages pressions, refuserait cette lutte inégale de trois cent mille hommes contre un million cinq cent mille, et qu’elle replierait son armée, sans accepter le combat… N’oubliez pas ceci », ajouta-t-il en souriant, « aussi longtemps que la parole n’est pas aux canons, elle reste aux diplomates… »

Le regard d’Antoine croisa celui de son frère, et y surprit une lueur irrévérencieuse : évidemment, Rumelles n’en imposait pas à Jacques.

– « Vous auriez peut-être plus de peine », hasarda Finazzi, en souriant, « à trouver des raisons de confiance dans l’attitude de l’Allemagne ? »

– « Pourquoi donc, Monsieur ? » répliqua Rumelles, en enveloppant l’oculiste d’un bref coup d’œil investigateur. « En Allemagne, les influences belliqueuses, que, certes, je ne nie pas, sont contrebalancées par d’autres, qui ont le plus grand poids. Le retour précipité du Kaiser, qui sera cette nuit à Kiel, semble devoir modifier l’orientation politique de ces derniers jours. Le Kaiser, on le sait, s’opposera jusqu’au bout aux risques d’une guerre européenne. Tous ses conseillers intimes sont partisans convaincus de la paix. Et, parmi ses amis les plus écoutés, je compte le prince Lichnowsky, l’ambassadeur à Londres, que j’ai eu l’honneur de fréquenter autrefois à Berlin ; c’est un homme avisé, prudent, et dont l’influence est considérable, en ce moment, à la Cour allemande… Vous savez, les risques d’une guerre seraient graves pour l’Allemagne ! Avec des frontières bloquées, l’Empire crèverait littéralement de faim. Le jour où les Allemands ne trouveraient plus en Russie leurs céréales et leurs bestiaux, ce n’est pas avec leur acier, leur charbon, leurs machines-outils, qu’ils pourraient nourrir leur quatre millions de mobilisés et leurs soixante-trois millions d’habitants ! »

– « Et qu’est-ce qui les empêcherait d’acheter ailleurs ? » objecta Studler.

– « Ceci, Monsieur : qu’ils seraient contraints de payer ces achats en or, parce que le papier allemand cesserait vite d’être accepté à l’étranger. Eh bien, les calculs sont faciles à faire : le stock d’or allemand est connu. En quelques semaines, l’Allemagne se trouverait dans l’impossibilité de continuer les sorties d’or qui lui seraient quotidiennement nécessaires ; et ce serait la famine ! »

Le docteur Philip fit entendre son petit rire nasillard.

– « Vous n’êtes pas de cet avis, Monsieur le Professeur ? » fit Rumelles, sur un ton de surprise polie.

– « Si fait… Si fait… », murmura Philip sur un ton bonasse. « Mais je me demande si ce n’est pas là… une vue de l’esprit ? »

Antoine ne put s’empêcher de sourire. Il connaissait de longue date cette expression du patron : « C’est une vue de l’esprit » était sa manière de dire : « C’est idiot. »

– « Ce que je vous expose là », poursuivit Rumelles, avec assurance, « est confirmé par tous les experts. Même les économistes allemands reconnaissent que le problème du ravitaillement en temps de guerre est insoluble pour leur pays. »

Roy intervint avec vivacité :

– « Aussi l’état-major allemand professe-t-il que la seule chance pour l’Allemagne est dans une victoire immédiate, foudroyante : pour peu que cette victoire tarde seulement quelques semaines, l’Allemagne – c’est connu – sera forcée de capituler. »

– « Si encore elle était sûre de ses alliances ! » grasseya le docteur Thérivier, en riant malicieusement dans sa barbe. « Mais l’Italie… ! »

– « L’Italie, en effet, semble fermement résolue à rester neutre », confirma Rumelles.

– « Et, quant à l’armée autrichienne… ! », lança Roy avec une moue méprisante, en faisant de la main un geste ironique par-dessus son épaule.

– « Non, non, Messieurs », reprit alors Rumelles, satisfait de ces diverses interventions, « je vous le répète : ne nous exagérons pas le danger… Tenez : sans divulguer un secret d’État, je crois encore pouvoir vous annoncer ceci : en ce moment même, à Pétersbourg, se poursuit, entre le ministre des Affaires étrangères, Son Excellence M. Sazonov, et l’ambassadeur d’Autriche, un entretien dont on attend beaucoup. Eh bien ! le seul fait que cette conversation directe ait été acceptée de part et d’autre, n’indique-t-il pas un désir commun d’éviter toute démonstration de force ?… Nous savons, d’autre part, que de nouvelles interventions pacifiques sont imminentes… Celle des États-Unis… Celle du pape… »

– « Le pape ? » demanda Philip, avec le plus grand sérieux.

– « Mais oui, le pape ! » attesta le jeune Roy, qui, à califourchon sur sa chaise, le menton sur ses bras croisés, ne perdait pas un mot des paroles de Rumelles.

Philip ne se décidait pas à sourire, mais son œil à l’affût pétillait d’humour.

– « L’intervention du pape ? » répéta-t-il. Puis, avec douceur : « Ça aussi, je crains que ce ne soit une vue de l’esprit… »

– « Détrompez-vous, Monsieur le Professeur. Il en est très précisément question. Le veto catégorique du Saint-Père suffirait à arrêter net le vieil empereur François-Joseph, et à faire aussitôt rentrer dans leurs frontières les troupes autrichiennes. Toutes les chancelleries le savent. Et, en ce moment, il se livre au Vatican, un véritable assaut d’influences. Qui l’emportera ? Les quelques partisans de la guerre obtiendront-ils que le pape s’abstienne de toute remontrance ? Ou bien les nombreux partisans de la paix sauront-ils le décider à intervenir ? »

Studler ricana :

– « C’est dommage que nous n’ayons plus d’ambassadeur au Vatican : il aurait pu conseiller à Sa Sainteté d’ouvrir les Évangiles… »

Philip, cette fois, sourit.

– « Monsieur le Professeur reste sceptique sur l’influence papale », constata Rumelles, avec une nuance de mécontentement et d’ironie.

– « Le patron reste toujours sceptique », plaisanta Antoine, en enveloppant son maître d’un regard un peu complice, et tout chargé de respectueuse affection.

Philip se tourna vers lui, et plissa finement les yeux :

– « Mon ami », dit-il, « j’avoue – et sans doute est-ce un grave symptôme de déliquescence sénile – que j’ai de plus en plus de peine à me faire une opinion… Je ne crois pas avoir jamais entendu prouver quoi que ce soit dont le contraire n’aurait pu être prouvé par d’autres, avec la même force d’évidence. C’est peut-être ça que vous appelez mon scepticisme ?… Dans le cas présent, d’ailleurs, vous vous trompez tout à fait. Je m’incline devant la compétence de M. Rumelles, et suis aussi sensible que quiconque à la force de son argumentation… »

– « Mais… », souffla Antoine, en riant.

Philip sourit.

– « Mais », poursuivit-il, en se frottant les mains avec vigueur, « à mon âge, il est difficile de compter sur le triomphe de la raison… Si la paix ne dépend plus que du bon sens des hommes, autant reconnaître alors qu’elle est bien malade !… Ce qui, d’ailleurs », reprit-il aussitôt, « ne serait pas un motif pour se croiser les bras. J’approuve pleinement que les diplomates se démènent. Il faut toujours se démener, comme s’il y avait quelque chose à faire. En médecine, c’est notre principe, n’est-ce pas, Thibault ? »

Manuel Roy lissait d’un doigt agacé sa moustache. Rien ne l’irritait plus que les palinodies désuètes du vieux maître.

Rumelles, auquel ce scepticisme académique déplaisait également, regardait obstinément du côté d’Antoine ; et, dès qu’il eut rencontré son regard, il lui fit un signe pour lui rappeler le véritable objet de sa visite : la piqûre.

Mais, à ce moment, Manuel Roy, s’adressant à Rumelles, déclara sans ambages :

– « Ce qui est grave, c’est que, si, malgré tout, les choses se gâtaient, la France n’est pas prête. Ah ! si nous disposions aujourd’hui d’une force armée indiscutable… écrasante… »

– « Pas prête ? Qui a dit ça ? » protesta le diplomate, en se redressant.

– « Hé ! mais je crois que les révélations de Humbert au Sénat, il y a trois semaines, étaient assez précises ! »

– « Allons, allons », s’écria Rumelles, en haussant très légèrement les épaules. « Les faits que M. le sénateur Humbert a “révélés”, comme vous dites, étaient connus de tout le monde, et n’ont nullement l’importance qu’on a voulu leur prêter dans une certaine presse. N’ayez pas la candeur de croire que le pioupiou français est condamné à partir en campagne nu-pieds, comme un soldat de l’an II… »

– « Mais je ne pense pas seulement aux godillots… L’artillerie lourde, par exemple… »

– « Savez-vous que beaucoup de spécialistes, et parmi les plus autorisés, contestent absolument l’utilité de ces pièces à longue portée, dont s’est entichée l’armée allemande ? C’est comme ces mitrailleuses, dont ils ont alourdi la marche de leurs fantassins… »

– « Comment est-ce fait, une mitrailleuse ? » interrompit Antoine.

Rumelles se mit à rire :

– « C’est quelque chose qui tient le milieu entre le flingot et la machine infernale qu’avait fabriquée Fieschi, vous savez, celui qui a si bien raté le roi Louis-Philippe… Ce sont des engins terribles, en théorie, dans les stands de tir. Mais dans la pratique ! Il paraît que ça s’enraye au moindre grain de sable… »

Il reprit, plus sérieusement, se tournant vers Roy :

– « Au dire des spécialistes, ce qui importe, c’est l’artillerie de campagne. Eh bien, la nôtre est très supérieure à celle des Allemands. Nous avons plus de canons 75 qu’ils n’ont de 77, et notre 75 n’est pas à comparer à leur 77… Rassurez-vous, jeune homme… La vérité, c’est que, depuis trois ans, la France a fait un effort considérable. Tous les problèmes de concentration, d’utilisation de voies ferrées, d’approvisionnement, sont aujourd’hui résolus. S’il fallait faire la guerre, croyez-moi : la France serait en excellente posture. Et nos alliés le savent bien ! »

– « C’est bien ça qui est dangereux ! » marmonna Studler.

Rumelles leva impertinemment les sourcils, comme si la pensée du Calife lui paraissait incompréhensible. Ce fut Jacques qui insista :

– « Mieux vaudrait peut-être pour nous, en effet, que la Russie n’ait pas, en ce moment, une trop grande confiance en l’armée française ! »

Fidèle à ses résolutions, il avait, jusqu’ici, écouté en silence. Mais il rongeait son frein. La question – capitale à ses yeux : l’opposition des masses – n’avait même pas été effleurée. Il se tâta rapidement, s’assura qu’il était assez maître de lui pour adopter, à son tour, ce ton détaché, spéculatif, qui semblait de règle ici ; puis il se tourna vers le diplomate :

– « Vous passiez en revue, tout à l’heure, les raisons d’avoir confiance », commença-t-il d’une voix mesurée. « Ne pensez-vous pas qu’il convienne de compter, parmi les principales chances de paix, la résistance des partis pacifistes ? » Son regard glissa sur le visage d’Antoine, y cueillit au passage une nuance d’inquiétude, et revint se poser sur Rumelles. « Il y a tout de même, à l’heure actuelle, en Europe, dix ou douze millions d’internationalistes convaincus, bien décidés, si la menace s’aggravait, à empêcher leurs gouvernements de céder aux tentations de guerre… »

Rumelles avait écouté, sans un geste, il considérait Jacques avec attention.

– « Je n’attache peut-être pas tout à fait la même importance que vous à ces manifestations populacières », prononça-t-il enfin, avec un calme qui ne dissimulait qu’à demi des sous-entendus ironiques. « Notez, d’ailleurs, que les mouvements d’enthousiasme patriotique sont, dans toutes les capitales, beaucoup plus nombreux et plus imposants que les protestations de quelques récalcitrants… Hier soir, à Berlin, un million de manifestants ont parcouru la ville, conspué l’ambassade russe, chanté la Wacht am Rhein sous les fenêtres du château royal, et couvert de fleurs la statue de Bismarck… Ce n’est pas que je songe à nier l’existence de quelques mouvements d’opposition, mais leur action est purement négative. »

– « Négative ? » s’écria Studler. « Jamais encore menace de guerre n’a soulevé, dans les masses, pareille impopularité ! »

– « Qu’entendez-vous par négative ? » demanda Jacques posément.

– « Mon Dieu », répliqua Rumelles, en faisant mine de chercher ses mots, « j’entends par là que ces partis dont vous parlez, hostiles à toute perspective de guerre, ne sont ni assez nombreux, ni assez disciplinés, ni assez unis internationalement, pour constituer, en Europe, une force avec laquelle il faille compter… »

– « Douze millions ! » répéta Jacques.

– « Douze millions peut-être, mais dont la plupart sont de simples adhérents, des “gens qui payent une cotisation”. Ne vous y trompez pas ! Combien de militants réels, actifs ? Et, parmi ces militants, il en est encore un grand nombre qui sont sensibles aux réactions patriotiques… Dans certains pays, ces partis révolutionnaires sont peut-être capables de dresser quelques obstacles contre l’autorité de leurs gouvernements ; mais ce sont des obstacles théoriques ; et, en tout cas, provisoires : car ce genre d’opposition ne peut s’exercer qu’autant qu’elle est tolérée par le pouvoir. Si les circonstances s’aggravaient, chaque gouvernement n’aurait qu’à serrer un peu la vis du libéralisme, sans même recourir à l’état de siège, pour être aussitôt délivré de ces perturbateurs… Non… Nulle part encore, l’Internationale ne représente une force susceptible de contrecarrer effectivement les actes d’un gouvernement. Et ce n’est pas en pleine période de crise, que les extrémistes pourraient improviser un parti sérieux de résistance… » Il sourit : « C’est trop tard… Pour cette fois… »

– « À moins », riposta Jacques, « que ces forces de résistance, assoupies en temps de sécurité, ne s’exaspèrent sous la pression du danger, et ne deviennent tout à coup invincibles !… En ce moment, croyez-vous que la violence des grèves russes ne paralyse pas le gouvernement du tsar ? »

– « Erreur », dit froidement Rumelles. « Permettez-moi de vous dire que vous retardez d’au moins vingt-quatre heures… Les dernières dépêches sont, heureusement, formelles : l’agitation révolutionnaire de Pétersbourg est réprimée. Cruellement, mais dé-fi-ni-ti-ve-ment. »

Il sourit encore, comme pour s’excuser d’avoir si certainement raison ; puis, tournant les yeux vers Antoine il souleva ostensiblement la montre fixée à son poignet.

– « Cher ami… L’heure, malheureusement, me presse… »

– « Je suis à vous », fit Antoine, en se levant.

Il redoutait les réactions de Jacques, et n’était pas fâché de clore au plus tôt ce débat.

 

Tandis que Rumelles prenait congé de tous, avec une politesse appliquée, Antoine sortit une enveloppe de sa poche et s’approcha de son frère :

– « Voilà la lettre pour le notaire. Tu la cachetteras… Comment trouves-tu Rumelles ? » ajouta-t-il, distraitement.

Jacques se contenta de remarquer, en souriant :

– « Ce qu’il a le physique de son personnage !… »

Antoine semblait penser à d’autres choses, qu’il hésitait à dire. Il s’assura d’un bref coup d’œil que personne ne pouvait l’entendre, et, baissant la voix, il dit brusquement, sur un ton faussement désinvolte :

– « À propos… Toi, en cas de guerre ?… Tu as été ajourné, n’est-ce pas ? Mais… si on mobilisait ? »

Jacques le dévisagea un instant, avant de répondre. (« Jenny me posera sûrement la même question », songea-t-il.)

Avec brusquerie, il déclara :

– « Je ne me laisserai jamais mobiliser. »

Antoine, par contenance, regardait du côté de Rumelles. Il n’avait pas eu l’air d’entendre.

Les deux frères s’éloignèrent l’un de l’autre, sans ajouter un mot.

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