XXXIX

Jacques s’éveilla en sursaut. Cette chambre minable…

Hébété, il clignait des yeux dans la lumière, attendant que la mémoire lui revînt.

Jenny… Le square de l’église… Les Tuileries… Ce petit hôtel de voyageurs, où il avait échoué, au petit jour, derrière la gare d’Orsay...

Il bâilla, jeta les yeux vers sa montre : « Déjà neuf heures !… » Il se sentait las. Cependant, il sauta du lit, but un verre d’eau, examina dans la glace ses traits fatigués, ses yeux brillants, et sourit.

Il avait passé la nuit dehors. Vers minuit, il s’était trouvé, sans trop savoir comment, devant l’Humanité. Il était même entré, il avait gravi quelques marches. Mais, à mi-étage, il avait fait demi-tour. Les dépêches des journaux du soir, parcourues sous un réverbère après le départ de Jenny, l’avaient mis au courant des nouvelles de la dernière heure. Le courage lui manquait pour affronter les commentaires politiques des camarades. Rompre la trêve qu’il s’était accordée, laisser le tragique des événements saccager cette joyeuse confiance qui, ce soir, lui rendait la vie si belle… Non !… Alors, il était parti, au hasard, dans la nuit chaude, la tête sonore, l’âme en fête. L’idée que, dans ce grand Paris nocturne, personne d’autre que Jenny ne connaissait le secret de son bonheur, l’exaltait. Pour la première fois, peut-être, il se sentait délivré du fardeau de solitude qu’il traînait partout, depuis toujours. Il allait devant lui, d’un pas rapide, allégé, dansant, comme si le rythme de la course pouvait seul exprimer son allégresse. La pensée de Jenny ne le quittait pas. Il se répétait ses paroles, il vibrait tout entier à leur écho, il entendait encore les moindres inflexions de sa voix. Ce n’était pas assez dire que cette présence ne le quittait pas : elle vivait en lui ; il en était accaparé ; au point qu’il était dépossédé de lui-même ; au point que l’aspect des choses, le sens même de l’univers, s’en trouvaient transformés, spiritualisés… Beaucoup plus tard, il était arrivé près du pavillon de Marsan, dans cette partie des Tuileries qui reste ouverte le soir. Les jardins, complètement déserts à cette heure, s’offraient comme un asile. Il s’était allongé sur un banc. Des pelouses, des bassins, s’élevait une senteur fraîche que traversait, par effluves, l’odeur des pétunias, des géraniums. Il redoutait de s’endormir, il ne voulait pas cesser de savourer sa joie. Et il était demeuré là, très longtemps, jusqu’aux premières lueurs de l’aube, sans pensée précise, les yeux ouverts sur le ciel où pâlissaient peu à peu les étoiles, pénétré d’un sentiment de grandeur et de paix, si pur, si vaste, qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais rien éprouvé de pareil.

 

À peine sorti de l’hôtel, il chercha un kiosque de journaux. Toute la presse de ce dimanche 26 juillet reproduisait, sous des titres indignés, la dépêche Havas relative à la réponse serbe, et protestait, avec une unanimité qui trahissait un mot d’ordre gouvernemental, contre la démarche menaçante faite au Quai d’Orsay par M. de Schœn.

La seule vue des manchettes, l’odeur d’encre que répandaient ces feuilles encore humides, réveilla en lui le militant. Il bondit dans un autobus pour arriver plus vite à l’Humanité.

Malgré l’heure matinale, une animation inaccoutumée régnait dans les bureaux. Gallot, Pagès, Stefany, étaient déjà à leurs postes.

On venait de recevoir des précisions déroutantes sur les événements balkaniques. La veille, à l’heure fixée pour le délai de l’ultimatum, Pachitch, le président du Conseil, avait porté la réponse serbe au baron Giesl, le ministre d’Autriche à Belgrade. Cette réponse n’était pas seulement conciliante : c’était une capitulation. La Serbie consentait à tout : elle acceptait de condamner publiquement la propagande serbe contre la monarchie austro-hongroise, et à insérer cette condamnation dans son Journal officiel ; elle s’engageait à dissoudre la société nationaliste Norodna Obrana, et même à rayer des cadres de l’armée les officiers jugés suspects d’une action antiautrichienne. Elle sollicitait seulement un supplément d’information sur la forme littérale à donner au texte du Journal officiel, et sur la composition du tribunal chargé de désigner les officiers suspects. Réserves infimes, qui ne pouvaient pas donner matière à grief. Cependant, comme si la légation autrichienne avait reçu l’ordre de rompre coûte que coûte les relations diplomatiques afin de rendre inévitable une sanction par les armes, à peine Pachitch avait-il eu le temps de regagner son ministère, qu’il recevait de Giesl l’avis stupéfiant que « la réponse serbe était jugée insuffisante », et que la légation autrichienne, au complet, quittait le soir même le territoire serbe. Aussitôt, le gouvernement serbe qui, par prudence, avait procédé dans l’après-midi à des préparatifs de mobilisation, s’était hâté d’évacuer Belgrade et de transporter ses services à Kragouyevatz.

La gravité de ces faits sautait aux yeux. Plus de doute : l’Autriche voulait la guerre.

La menace du danger, loin d’ébranler la confiance des socialistes réunis à l’Humanité, semblait même renforcer leur foi dans la victoire finale de la paix. Les renseignements précis que centralisait Gallot sur l’activité de l’Internationale, légitimaient d’ailleurs ces espoirs. La résistance prolétarienne ne cessait de faire des progrès. Les anarchistes eux-mêmes se joignaient à la lutte : leur congrès se tenait dans une huitaine, à Londres ; et la discussion des événements d’Europe, inscrite à l’ordre du jour, devait y précéder tout autre débat. À Paris, la Confédération générale du Travail projetait une manifestation massive, pour un jour prochain, dans les salles de l’avenue de Wagram. Son organe officieux, la Bataille syndicaliste, venait de rappeler, en gros caractères, les décisions formellement prises par les congrès confédéraux sur l’attitude de la classe ouvrière en cas de guerre : À toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent, sans délai, répondre par la grève générale révolutionnaire. Enfin, par d’incessants échanges de vues, les grands leaders européens de l’Internationale, convoqués d’urgence, cette semaine, à la Maison du Peuple de Bruxelles, préparaient activement la réunion de leur Bureau – réunion dont le but précis était d’unifier la résistance dans tous les États d’Europe, et de prendre des mesures collectives efficaces, afin de donner sans retard aux peuples menacés un moyen d’opposer leur veto radical à la politique périlleuse des gouvernements.

Tout cela semblait de bon augure.

Dans les pays germaniques, la résistance pacifiste était particulièrement significative. Les derniers numéros des journaux d’opposition autrichiens et allemands, qui étaient arrivés ce matin même, circulaient de main en main, et Gallot les traduisait, avec des commentaires réconfortants. L’Arbeiterzeitung de Vienne donnait le texte d’un manifeste solennel que le parti socialiste autrichien venait de lancer pour condamner sans réserve l’ultimatum, et réclamer, au nom de tous les travailleurs, des négociations pacifiques : lui paix ne tient plus qu’à un fil… Nous ne pouvons pas accepter la responsabilité de cette guerre que nous repoussons de toutes nos forces !…

En Allemagne aussi, les partis de gauche s’insurgeaient. La Leipziger Volkszeitung et le Vorwärts, en des articles violents, sommaient le gouvernement allemand de désavouer ouvertement les agissements de l’Autriche. La social-démocratie organisait, à Berlin, pour le mardi 28, un meeting de grande envergure. Dans une protestation très ferme, adressée à tous les citoyens, elle déclarait crûment que, même si le conflit éclatait dans les Balkans, l’Allemagne devait demeurer strictement neutre. Gallot attachait une importance très grande au manifeste lancé, la veille, par le comité directeur. Il en traduisit à haute voix des passages : La furie guerrière, déchaînée par l’impérialisme autrichien, se prépare à répandre la mort et la ruine sur toute l’Europe. Si nous condamnons les menées des nationalistes panserbes, la provocation du gouvernement austro-hongrois mérite d’autre part les protestations les plus véhémentes. Ses demandes sont d’une brutalité telle qu’il n’en a jamais été fait de semblables à un État indépendant. Elles ne peuvent avoir été calculées qu’avec l’intention de provoquer directement à la guerre. Le prolétariat conscient d’Allemagne, au nom de l’humanité et de la civilisation, élève une ardente protestation contre les menées criminelles des fauteurs de guerre. Il exige impérieusement que le gouvernement exerce son influence sur l’Autriche pour le maintien de la paix. Cette lecture provoqua dans le petit groupe une explosion d’enthousiasme.

Jacques ne partageait pas l’approbation sans réserve de ses amis. Ce manifeste lui paraissait encore trop mesuré. Il regrettait que les socialistes allemands n’eussent pas osé faire une allusion ouverte à la complicité des deux gouvernements germaniques. Il pensait que, en rendant public le soupçon qu’on avait d’une action concertée entre les chanceliers Berchtold et Bethmann-Hollweg, la social-démocratie eût soulevé contre le gouvernement l’opinion de toutes les classes de l’Allemagne. Il défendit son point de vue avec conviction, et critiqua assez âprement la position trop prudente que le socialisme allemand lui semblait prendre. (Sans le dire, à travers le socialisme allemand, il visait aussi le socialisme français, et spécialement le groupe parlementaire, les socialistes de l’Humanité, dont l’attitude, ces derniers jours, lui avait souvent paru timorée, trop gouvernementale et diplomatique, trop nationale.) Gallot lui opposa l’avis de Jaurès, qui ne mettait pas en doute la fermeté des social-démocrates et l’efficacité de leur opposition. Cependant, sur une question que lui posa Jacques, Gallot dut convenir que, d’après des renseignements qu’on tenait de Berlin, la plupart des chefs officiels de la social-démocratie, reconnaissant qu’une action militaire de l’Autriche en Serbie était devenue quasi inévitable, semblaient prêts à soutenir la thèse de la Wilhelmstrasse : nécessité de localiser la guerre sur la frontière austro-serbe. – « Étant donné l’attitude actuelle de l’Autriche », dit-il, « et la façon dont elle se trouve déjà engagée dans l’action – ce dont il faut bien, malgré tout, tenir compte ! – la thèse de la localisation est rationnelle et réaliste : faire la part du feu ; se borner à empêcher l’extension du conflit. »

Jacques n’était pas de cet avis :

– « S’en tenir à la localisation du conflit, ça implique l’aveu qu’on accepte – pour ne pas dire plus – la guerre austro-serbe ; ça implique, par suite, le refus plus ou moins tacite de participer à l’action médiatrice des puissances. C’est déjà grave. Ce n’est pas tout. Une guerre, même localisée, met la Russie devant cette alternative : ou bien de baisser pavillon, de consentir à l’écrasement des Serbes ; ou bien de se battre pour eux contre l’Autriche. Or, il y a beaucoup de chances pour que l’impérialisme russe saisisse cette occasion attendue d’affirmer son prestige, et se trouve autorisé à mobiliser contre l’Autriche. Vous voyez où ça nous mènerait : par le jeu automatique des alliances, la mobilisation russe, ce serait la guerre générale… Donc, sciemment ou non, en s’obstinant à localiser le conflit, l’Allemagne pousse la Russie à la guerre ! L’unique chance de paix, semble-t-il, serait, au contraire, comme le demande l’Angleterre, de ne pas localiser le conflit, d’en faire un problème diplomatique européen, auquel toutes les puissances seraient directement intéressées, et que toutes les chancelleries s’appliqueraient à résoudre… »

On l’avait écouté sans l’interrompre, mais, dès qu’il se tut, les objections jaillirent. Chacun affirmait, d’un ton sans réplique : « L’Allemagne veut… », « la Russie est bien décidée à… », comme si tous eussent été dans la confidence des conseils de la Couronne.

La discussion devenait de plus en plus confuse, lorsque Cadieux parut. Il venait du Rhône ; il avait accompagné Jaurès et Moutet à Vaize ; il débarquait à l’instant du train.

Gallot s’était levé :

– « Le Patron est revenu ? »

– « Non. Il rentrera dans l’après-midi. Il s’est arrêté à Lyon, où il avait rendez-vous avec un soyeux… » Cadieux sourit : « Oh ! je ne pense pas commettre une indiscrétion… Ce soyeux est un industriel socialiste – il y en a – et pacifiste… Un type colossalement riche, paraît-il… Et il offre de verser immédiatement une partie de sa fortune aux caisses du Bureau international, pour la propagande ! Ça mérite considération… »

– « Si tous les socialistes qui ont de la galette en faisaient autant !… » grommela Jumelin.

Jacques tressaillit. Son regard, fixé sur Jumelin, se figea.

Au centre de la pièce, Cadieux continuait à parler. Il s’était lancé dans un récit émouvant de son voyage, de la soirée de la veille. « Le Patron s’est surpassé ! » affirmait-il. Il conta que Jaurès, une demi-heure avant la réunion, avait appris, coup sur coup, la capitulation serbe, le refus de l’Autriche, puis la rupture diplomatique, et la mobilisation des deux armées. Il était monté à la tribune, bouleversé. « C’est le seul discours pessimiste qu’il ait jamais prononcé ! » disait Cadieux. Jaurès, soulevé par une inspiration subite, avait improvisé un saisissant tableau d’histoire contemporaine. D’une voix vengeresse, il avait stigmatisé tour à tour les responsabilités de tous les gouvernements européens. Responsabilité de l’Autriche, dont les audaces répétées avaient, plusieurs fois déjà, risqué de mettre le feu à l’Europe ; dont la préméditation, aujourd’hui, était évidente ; et qui n’avait d’autre but, en cherchant cette querelle à la Serbie, que de consolider par un nouveau coup de force sa monarchie chancelante. Responsabilité de l’Allemagne, qui, pendant ces semaines préliminaires avait paru soutenir les ambitions belliqueuses de l’Autriche, au lieu de la modérer et de la retenir ! Responsabilité de la Russie, qui poursuivait obstinément son extension vers le Sud ; et qui, depuis des années, souhaitait une guerre balkanique, où, sous prétexte de défendre son prestige, elle pût intervenir sans trop de risques, s’avancer vers Constantinople, s’emparer enfin des Détroits ! Responsabilité de la France, enfin ; de la France, qui, par sa politique coloniale et surtout sa conquête du Maroc, s’était mise dans l’impossibilité de protester contre les annexions des autres, et de défendre avec autorité la cause de la paix. Responsabilité de tous les hommes d’État européens, de toutes les chancelleries, qui, depuis trente ans, travaillaient dans l’ombre à ces traités secrets dont dépendait la vie des peuples, à ces alliances dangereuses qui ne servaient aux États qu’à perpétrer leur œuvre de guerre et d’expéditions impérialistes ! « Nous avons contre nous, contre la paix, des chances terribles… », s’était-il écrié. « Il n’y a-plus qu’une chance pour le maintien de la paix : c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces… Je dis ces choses avec une sorte de désespoir… »

Jacques écoutait d’une oreille inattentive ; et, dès que Cadieux eut terminé, il se leva.

Un homme maigre et long, d’apparence souffreteuse, la barbe et les cheveux gris, cravaté d’une lavallière et coiffé d’un feutre à grands bords, venait d’entrer. C’était Jules Guesde.

Les conversations s’étaient tues. La présence de Guesde, l’expression désabusée, un peu aigrie, de son visage d’ascète, créaient toujours un instant de gêne.

Jacques demeura quelques minutes encore, le dos au mur ; tout à coup, il parut prendre une décision, regarda l’heure, fit un petit signe d’adieu à Gallot, et gagna la porte.

Dans l’escalier, des militants montaient et descendaient, par petits groupes, occupés d’eux-mêmes, poursuivant des discussions bruyantes. En bas, un vieil ouvrier, en cotte bleue, les mains dans les poches, seul, appuyé au chambranle de l’entrée, regardait d’un œil rêveur le va-et-vient de la rue, et fredonnait d’une voix creuse la vieille chanson des anarchos (celle que Ravachol avait entonnée au pied de l’échafaud) :

Si tu veux être heureux,

Nom de Dieu,

Pends ton propriétaire…

Jacques, au passage, contempla un instant l’homme immobile. Ce visage tanné, raviné, ce grand front chauve, ce mélange de noblesse et de vulgarité, d’énergie et d’usure, ne lui était pas inconnu. Ce fut seulement dans la rue qu’il se souvint : il l’avait rencontré, un soir de l’hiver dernier, rue de la Roquette, à l’Étendard, et Mourlan lui avait dit que le vieux sortait de prison pour avoir distribué des tracts antimilitaristes à la porte des casernes.

Onze heures. Un soleil brumeux faisait peser sut la ville une chaleur orageuse. L’image de Jenny, dont la pensée, fidèle comme l’ombre, l’accompagnait depuis son réveil, se précisa : la fine silhouette, la courbe frêle des épaules, la nuque claire sous les plis du voile… Un sourire heureux lui vint aux lèvres. Sûrement, elle approuverait la résolution qu’il venait de prendre.

Place de la Bourse, une troupe joyeuse passa devant lui : de jeunes cyclistes, chargés de provisions, qui s’en allaient sans doute déjeuner à la fraîche, dans les bois. Il les suivit des yeux, un instant, et prit la direction de la Seine. Il n’était pas pressé. Il voulait voir Antoine, mais il savait que son frère ne rentrait guère avant midi. Les rues étaient silencieuses et vides. L’asphalte, arrosé, sentait fort. Il marchait, tête basse, fredonnant sans y penser :

Si tu veux être heureux,

Nom de Dieu…

– « Le docteur n’est pas encore de retour », lui dit la concierge, lorsqu’il arriva rue de l’Université.

Il décida qu’il attendrait dehors, en faisant les cent pas. Il reconnut l’auto de loin. Antoine conduisait ; il était seul et paraissait soucieux. Avant de stopper, il regarda son frère, et branla plusieurs fois la tête.

– « Qu’est-ce que tu dis de tout ça, ce matin ? » demanda-t-il, dès que Jacques se fut approché de la portière. Du doigt, il désignait, sur les coussins, une demi-douzaine de journaux.

Jacques fit la grimace, sans répondre.

– « Tu montes déjeuner ? » proposa Antoine.

– « Non. J’ai seulement un mot à te dire. »

– « Là, sur le trottoir ? »

– « Oui. »

– « Entre au moins dans la voiture. »

Jacques s’assit à côté de son frère.

– « Je viens te parler argent », déclara-t-il aussitôt, d’une voix un peu oppressée.

– « D’argent ? » L’espace d’une seconde, Antoine avait paru surpris. Tout de suite, il s’écria : « Mais, naturellement ! Ce que tu voudras. »

Jacques l’arrêta d’un geste courroucé :

– « Il ne s’agit pas de ça !… Je voudrais te parler de la lettre, tu sais, après la mort de Père… Au sujet de… »

– « De l’héritage ? »

– « Oui. »

Il était naïvement soulagé de n’avoir pas eu à prononcer le mot.

– « … Tu… Tu as changé d’avis ? » demanda Antoine, prudemment.

– « Peut-être. »

– « Bon ! »

Antoine souriait. Il avait pris cet air qui exaspérait Jacques : cet air de devin qui voit clair dans la pensée d’autrui.

– « Sans reproche », commença-t-il, « ce que tu m’avais répondu, à cette époque-là… »

Jacques lui coupa la parole :

– « Je voudrais simplement savoir… »

– « Ce qu’est devenue ta part ? »

– « Oui. »

– « Elle t’attend. »

– « Si je voulais… toucher à cette part, est-ce que ça serait compliqué ? Long ? »

– « Rien de plus simple. Une démarche à l’étude de Beynaud, le notaire, pour qu’il te rende compte de sa gestion. Et une autre à la charge de Jonquoy, notre agent de change, où sont déposés les titres, – pour que tu lui donnes tes instructions. »

– « Et ça pourrait se faire… dès demain ? »

– « À la rigueur… Tu es si pressé ? »

– « Oui. »

– « Eh bien », fit Antoine, sans se risquer à poser d’autres questions, « il n’y a qu’à prévenir le notaire de ta visite… Tu ne viendras pas chez moi, cet après-midi, pour voir Rumelles ? »

– « Peut-être… Oui… »

– « Alors, ça va tout seul : je te remettrai une lettre que tu pourras porter toi-même à Beynaud, demain. »

– « Entendu », dit Jacques, en ouvrant la portière. « Je file. Merci. Je reviendrai chercher la lettre tout à l’heure. »

Antoine, en retirant ses gants, le regarda s’éloigner : « Quel original ! Il ne m’a même pas demandé à combien elle se monte, sa part ! ».

Il ramassa le paquet de journaux, et, laissant la voiture au bord du trottoir, rentra chez lui, songeur.

– « On a téléphoné », lui annonça Léon, sans lever les yeux. C’était la formule évasive qu’il avait, une fois pour toutes, adoptée afin de n’avoir pas à prononcer le nom de Mme de Battaincourt ; et Antoine ne s’était jamais décidé à lui faire une observation à ce sujet. « On a bien recommandé que Monsieur rappelle, en rentrant. »

Antoine fronça les sourcils. Cette manie qu’avait Anne de le relancer sans cesse au téléphone !… Néanmoins, il alla droit dans son petit bureau, et s’approcha de l’appareil. Le canotier sur la nuque, la main en suspens, il demeura quelques secondes devant le récepteur, sans décrocher. Il regardait, d’un œil absent, les journaux qu’il venait de jeter sur la table. Brusquement, il tourna les talons.

– « Et puis, zut ! » fit-il, à mi-voix.

Vraiment, aujourd’hui, il avait d’autres choses en tête.

 

Jacques, rasséréné par sa conversation avec Antoine, ne pensait plus qu’à revoir Jenny. Mais, à cause de Mme de Fontanin, il n’osait pas se présenter avenue de l’Observatoire avant une heure et demie ou deux heures.

« Qu’aura-t-elle dit à sa mère ? » se demandait-il. « Quel accueil m’attend ? »

Il entra dans un bouillon d’étudiants, près de l’Odéon, et déjeuna sans hâte. Puis, pour tuer le temps, il gagna le Luxembourg.

De lourdes nuées, venant de l’ouest, cachaient par moments le soleil.

« D’abord, l’Angleterre ne marcherait pas », se dit-il, songeant à l’article cocardier qu’il avait lu dans l’Action française. « L’Angleterre resterait neutre, et compterait les coups, en attendant l’heure d’arbitrer… La Russie mettrait deux mois à entrer en campagne… La France serait vite battue… Donc, même pour un nationaliste, la paix est la seule solution raisonnable !… De pareils articles sont criminels ; quoi qu’en dise Stefany, leur puissance suggestive est indéniable… Heureusement qu’il y a aussi, dans les masses, un instinct de conservation, très fort ; et, malgré tout, un sens étonnant des réalités… »

Le grand jardin était plein de rayons et d’ombres, de verdure, de fleurs, de jeux d’enfants. Un banc vide le tenta, au tournant d’un massif. Il s’y laissa choir. Tourmenté par son impatience, incapable de fixer son esprit, il pensait à mille choses, à l’Europe, à Jenny, à Meynestrel, à Jaurès, à Antoine, à l’argent paternel. Il entendit sonner le quart, puis la demie, à l’horloge du Palais. Il se contraignit à attendre dix minutes encore. Enfin, n’y tenant plus, il se leva et partit à grands pas.

Jenny n’était pas chez elle.

C’était la seule chose qu’il n’eût pas prévue. N’avait-elle pas dit : « Je ne bougerai pas de la journée ? »

Complètement désemparé, il se fit répéter plusieurs fois les mêmes explications : Madame était partie en voyage pour quelques jours… Mademoiselle l’avait accompagnée au train, et n’avait pas dit à quelle heure elle serait de retour.

Enfin, il consentit à quitter la loge, et se retrouva dehors, tout étourdi. Son désarroi était tel qu’il alla jusqu’à se demander, un moment, s’il n’y avait pas quelque rapport entre le brusque départ de Mme de Fontanin et les confidences que Jenny avait sans doute faites à sa mère, la veille au soir, en rentrant. Absurde hypothèse… Non, il fallait renoncer à comprendre, avant d’avoir revu Jenny. Il se rappela les mots de la concierge : « … Madame est partie en voyage pour quelques jours. » Ainsi, pendant quelques jours, Jenny allait se trouver seule à Paris ? Cette perspective favorable atténuait un peu sa déception.

Mais, pour l’instant, que faire ? Il s’était réservé l’après-midi, jusqu’à huit heures et quart, – heure où Stefany devait le mettre en rapport avec deux militants particulièrement actifs d’une section de la Glacière. Jusque-là, il était libre.

L’invitation d’Antoine lui revint à l’esprit. Il résolut d’aller attendre, chez son frère, l’heure de revenir chez Jenny.

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