XVI

Le repas débutait par une tasse de consommé froid, que les deux frères burent en silence, tandis que Léon, dans sa veste blanche de barman, découpait gravement un melon sur le marbre de la desserte.

– « Il doit y avoir un poisson, un peu de viande froide, et de la salade », annonça Antoine. « Ça te va ? »

Autour d’eux, la nouvelle salle à manger, avec ses boiseries nues, ses glaces, la longue desserte qui occupait le panneau opposé aux fenêtres, formait un espace désert, lugubre, majestueux.

Antoine semblait s’être adapté à ce cadre solennel. Son visage, en ce moment, exprimait la bonne volonté la plus cordiale. Tout au plaisir de revoir son frère, il attendait sans impatience que la conversation reprît.

Mais Jacques se taisait, paralysé par le manque d’intimité de cette pièce, de ces deux couverts ridiculement séparés par la largeur d’une table où douze convives eussent pu s’asseoir. La présence du domestique accentuait encore cette impression de gêne : chaque fois que Léon avait à changer une assiette, il lui fallait, pour aller et venir de la table à la crédence, traverser deux fois la moitié de la salle ; et, malgré lui, Jacques suivait du coin de l’œil ces glissements de fantôme blanc sur le tapis. Il espérait que Léon allait disparaître après avoir passé le melon. Mais le domestique s’attardait à remplir les verres. « Une nouvelle habitude », remarqua Jacques. (Autrefois, son frère eût difficilement supporté de ne pas se servir lui-même, à sa guise.)

– « C’est un meursault 1904 », expliqua Antoine, en soulevant son verre pour examiner la transparence ambrée du vin. « Ça va être très bien avec le poisson… J’en ai trouvé une cinquantaine de bouteilles, en bas… Mais Père n’avait presque plus de cave… »

À la dérobée, il considéra son frère avec plus d’attention. Il faillit lui poser une question, mais se retint.

Jacques, distraitement, regardait dehors. Les croisées étaient ouvertes. Au-dessus des maisons, le ciel avait les reflets rosés d’une nacre. Que de fois, enfant, par des soirs semblables, il avait contemplé ces façades, ces toits, ces fenêtres aux persiennes closes, ces stores noircis, ces pots de plantes vertes alignés sur les balcons !

– « Dis-moi, Jacques… », fit Antoine, à l’improviste. « Alors, toi ? Ça va ? Tu es content ? »

Jacques tressaillit et regarda son frère, surpris.

– « Oui », reprit Antoine affectueusement. « Es-tu heureux, au moins ? »

Un sourire contraint erra quelques secondes sur les lèvres de Jacques.

– « Oh, tu sais », murmura-t-il, « le bonheur, ça n’est pas une timbale qu’on décroche… C’est surtout une aptitude, je crois. Peut-être que je ne l’ai pas… »

Il rencontra le regard de son frère : un regard professionnel. Il baissa les yeux vers son assiette, et se tut.

Il ne voulait pas reprendre la discussion interrompue, et pourtant toutes ses pensées l’y ramenaient.

L’argenterie paternelle – le plat ovale sur lequel Léon lui présenta le poisson, la saucière dont l’anse recourbée rappelait les lampes antiques – le fit se souvenir à propos des dîners de famille de jadis.

– « Et Gise ? » demanda-t-il brusquement, comme s’il songeait à elle, tout à coup, après l’avoir oubliée pendant des mois.

Antoine saisit la balle au bond :

– « Gise ? Mais, toujours là-bas… Elle paraît heureuse. Elle m’écrit de temps à autre. Elle est même venue ici, à Pâques, pendant trois jours… Ce que Père lui a laissé lui permet maintenant d’avoir une vie à peu près indépendante. »

Par cette allusion au legs de M. Thibault, il espérait vaguement amorcer un entretien sur l’héritage paternel. Il n’avait jamais pris au sérieux le refus de son frère. D’accord avec le notaire, il avait fait procéder à un partage équitable de la fortune ; et il avait confié à son agent de change le soin de gérer la part de Jacques, en attendant que celui-ci revînt sur son absurde décision.

Mais Jacques était à cent lieues de penser à cela.

– « Toujours dans son couvent ? » demanda-t-il.

– « Non. Elle n’est plus à Londres même. Elle habite aux environs, à Kingsbury, dans une annexe du couvent, si j’ai bien compris : une espèce de pension, où il y a de nombreuses jeunes filles comme elle. »

Jacques regrettait presque d’avoir si étourdiment abordé ce sujet. L’évocation de Gise n’était pas sans lui causer quelque malaise. Il avait trop de raisons de croire qu’il était seul responsable de l’exil de la jeune fille, de cette fuite loin de tout ce qui pouvait lui rappeler le passé et ses espérances trahies.

Antoine poursuivait, avec un petit rire indulgent :

– « Tu sais comme elle est… C’est tout à fait la vie qu’il lui faut… Une espèce de communauté sans règle stricte, où le temps se partage entre la piété et le sport… » Il répéta, avec une imperceptible hésitation : « Elle paraît heureuse. »

Jacques se hâta de lancer son frère sur une autre piste :

– « Et Mademoiselle ? »

(Dans une de ses lettres de l’hiver, Antoine lui avait annoncé l’entrée de la vieille Mlle de Waize dans un asile.)

– « De Mademoiselle, je t’avoue que j’ai surtout des nouvelles indirectes : par Adrienne et Clotilde. »

– « Elles sont toujours ici ? »

– « Oui… Je les ai gardées, parce qu’elles s’entendaient bien avec Léon… Elles vont fidèlement voir Mademoiselle le premier dimanche de chaque mois. »

– « Où est-ce ? »

– « Au Point-du-Jour. Tu ne te rappelles pas l’Asile de l’Âge mûr, où Chasle s’était ruiné à mettre sa vieille despote de mère ? Non ? Tu n’as pas su cette histoire ? Une des plus belles de l’inénarrable M. Chasle… »

– « Et, celui-là, qu’est-ce qu’il devient ? » fit Jacques riant, malgré lui.

– « Chasle ? Il est en pleine forme ! Il tient un bazar d’inventions, rue des Pyramides… Une vocation qu’il avait depuis le berceau, prétend-il… Et, ma foi, il semble ne pas trop mal réussir… Si tu passes par là, ça vaut la visite. Il est associé à un type impayable. À eux deux, ils font une paire qui aurait enchanté Dickens… »

Pendant une minute, leurs rires sonnèrent à l’unisson. Ils retrouvaient, pour un instant, leur terrain fraternel, inaliénable.

– « Quant à Mademoiselle… », reprit Antoine, après une pause. Il semblait soudain gêné, et particulièrement désireux d’expliquer à Jacques comment les choses s’étaient passées. « Tu comprends », dit-il, prenant ce ton bonhomme qui était tout à fait nouveau à l’oreille de Jacques, « il ne m’était jamais venu à l’idée que Mademoiselle finirait ses jours hors d’ici… Tenez, Léon, mettez-nous le saladier sur la table, nous nous servirons… Salade de cresson », dit-il à Jacques, en attendant que le domestique eût gagné la porte. « Avec la viande froide, ou après ? »

– « Après. »

– « Je vais te parler franchement », reprit Antoine, dès qu’il eut vérifié qu’ils étaient seuls. « Je n’aurais jamais levé le petit doigt pour la faire partir, la pauvre vieille. Mais, j’avoue que son entêtement à vouloir s’en aller m’a rendu un fier service. Sa présence ici aurait singulièrement compliqué ma nouvelle organisation de vie… C’est quand elle a compris que Gise était bien décidée à vivre en Angleterre, qu’elle s’est mis en tête d’entrer à l’Asile. Gise avait bien proposé d’emmener sa tante là-bas, et de l’installer auprès d’elle… Mais, non : elle avait cette idée fixe : l’Asile… Tous les jours, à la fin du déjeuner, elle croisait sur la table ses mains de squelette, et elle commençait sa litanie, en branlant son petit front : “Je te l’ai déjà dit, Antoine… Dans l’état où je suis… Je ne veux pas être à charge, moi… À soixante-huit ans, dans l’état où je suis…” Tu la vois d’ici, hein ? Cassée en deux, le menton sur la nappe, avec ses paumes ridées qui balayaient les miettes, et sa voix chevrotante : “Dans l’état où je suis…” Je répondais : “Oui, oui, on verra… Nous en reparlerons…” Et puis, ma foi, – pourquoi ne pas le dire ? – ça simplifiait tellement les choses… J’ai fini par céder… Tu ne trouves pas que j’ai eu tort, dis ?… J’ai, d’ailleurs, tenu à ce que tout se fasse le mieux possible… D’abord, j’ai payé le prix fort, le tarif de luxe, pour qu’elle ait toutes ses aises. Je lui ai choisi moi-même deux pièces communicantes, que j’ai fait remettre à neuf, et où j’ai fait transporter le mobilier de son ancienne chambre, pour qu’elle soit le moins dépaysée possible. Dans ces conditions-là, ce n’est plus tout à fait l’épave qu’on a mise à l’asile, tu ne trouves pas ? Elle est comme une petite rentière dans une pension de famille… »

Il fixait sur son frère un regard insistant. Sans doute fut-il soulagé par le coup d’œil approbatif de Jacques, car il sourit aussitôt :

– « Et voilà », ajouta-t-il gaiement. « Mais il ne faut pas être dupe de soi-même… Je ne te cache pas que, du jour où elle a été partie, je me suis trouvé bigrement débarrassé ! »

Il se tut, et reprit sa fourchette. Depuis quelques minutes, tout à son récit, il avait cessé de manger.

Maintenant, le front incliné, il désarticulait adroitement sa cuisse de canard. Il avait l’air attentif ; mais il était visible que cette attention portait sur une autre chose que sur le travail de ses doigts.

Share on Twitter Share on Facebook