XVII

– « Je pense à tes douze millions de travailleurs », dit-il, tout à coup. « Alors, quoi ? Tu es maintenant inscrit au parti socialiste ? »

Il avait gardé la tête baissée. Il ne la redressa même pas lorsqu’il leva les prunelles pour dévisager son frère.

Jacques éluda cette question précise par un signe de tête qui pouvait être affirmatif. (En fait, il n’avait que depuis quelques jours obtenu sa carte du Parti. C’était seulement devant la menace européenne, qu’il avait renoncé à son indépendance, et senti la nécessité d’adhérer à l’Internationale socialiste, seul mouvement assez actif, assez nombreux, pour lutter efficacement contre la guerre.)

Antoine lui passa la salade, et insinua, négligemment :

– « Es-tu bien sûr, mon cher, que ta vie actuelle, dans ces milieux… politiques, soit vraiment celle qui correspond le mieux… aux besoins de ton intelligence ? à tes dispositions littéraires ? à ta véritable nature, enfin ? »

Jacques reposa rudement le saladier sur la table :

« Le malheureux », songea-t-il : « il prend de plus en plus le ton prudhommesque de Père… »

Antoine s’efforçait visiblement de garder un ton détaché, impartial. Il hésita, et finit par préciser :

– « Au fond : crois-tu vraiment que tu étais né pour faire un révolutionnaire ? »

Jacques regarda son frère. Il sourit amèrement, sans répondre tout de suite. Son visage s’assombrissait progressivement.

– « Ce qui a fait de moi un révolutionnaire », dit-il enfin – et ses lèvres tremblaient – « c’est d’être né ici, dans cette maison… C’est d’avoir été un fils de bourgeois… C’est d’avoir eu, tout jeune, le spectacle quotidien des injustices dont vit ce monde privilégié… C’est d’avoir eu, dès l’enfance, comme un sentiment de culpabilité… de complicité ! Oui : la sensation cuisante que, cet ordre de choses, tout en le haïssant, j’en profitais ! »

Il arrêta du geste la protestation d’Antoine :

– « Bien avant de savoir ce que c’était que le capitalisme, avant même d’en connaître le mot, à douze ans, à treize ans, rappelle-toi : j’étais en révolte contre le monde où je vivais, celui de mes camarades, de mes professeurs… le monde de Père, et de ses bonnes œuvres ! »

Antoine, songeur, brassait et rebrassait la salade.

– « Mon Dieu, un monde qui a ses vices de construction, ça, je suis le premier à le reconnaître », confessa-t-il, avec un petit ricanement de complaisance ; « mais un monde qui, par la force de l’habitude, tourne à peu près, malgré tout, sur son axe archi-rodé… Il ne faut pas être si sévère… Un monde qui a aussi ses vertus, ses devoirs, sa grandeur… Et ses commodités ! » ajouta-t-il, de cet air bon enfant qui, plus encore que ses paroles, indisposait son frère.

– « Non, non », fit Jacques, d’une voix frémissante. « Le monde capitaliste est in-dé-fen-dable ! Il a établi entre les hommes des rapports absurdes, inhumains !… C’est un monde où toutes les valeurs sont faussées, où le respect de la personne n’a plus aucune place, où l’intérêt est l’unique mobile, où le rêve de tous est de s’enrichir ! Un monde où les puissances d’argent détiennent un pouvoir monstrueux, trompent l’opinion par une presse à leur solde, et asservissent l’État lui-même ! Un monde où l’individu, le travailleur, est réduit à zéro ! Un monde… »

– « Alors », interrompit Antoine, que la colère gagnait aussi, « selon toi, le travailleur ne profiterait en rien de la production du monde moderne ? »

– « Dans quelle pitoyable proportion en profite-t-il ? Non ! les seuls qui en profitent, ce sont les patrons et leurs actionnaires, ce sont les grands banquiers, les grands industriels… »

– « … que tu te représentes, naturellement, oisifs et jouisseurs, engraissés de la sueur du peuple et sablant le champagne avec des filles de joie ? »

Jacques ne daigna même pas hausser les épaules.

– « Non ! Que je me représente bien tels qu’ils sont, Antoine… Du moins, tels que sont les meilleurs d’entre eux. Nullement oisifs : au contraire ! Mais jouisseurs, ah oui ! Menant une vie qui est, à la fois, laborieuse et opulente – joyeusement laborieuse, et insolemment opulente ! Une vie comblée, parce qu’elle réunit toutes les jouissances possibles : toutes les joies, tous les amusements, que procurent le travail intelligent, la lutte sportive contre la concurrence, et la combine, et le jeu, et la réussite ; toutes les satisfactions qu’on tire du gain, de la considération sociale, de la domination sur les hommes et sur la matière !… Une vie de privilégiés, enfin !… ça, le nieras-tu ? »

Antoine se taisait. « Éloquence ! » ronchonnait-il, à part lui. « Il pérore, l’imbécile !… Il se gargarise de lieux communs !… » Toutefois, il sentait bien que son agacement l’empêchait d’être tout à fait équitable ; et que les problèmes soulevés par les divagations de son frère n’étaient pas négligeables. « Problèmes », pensait-il, « beaucoup plus difficiles, que Jacques, et les simplistes de son espèce, ne l’imaginent… Problèmes d’une complexité infinie, auxquels devraient s’atteler, non pas des utopistes humanitaires, mais des savants, de grands esprits sans passion, rompus aux méthodes scientifiques… »

Jacques conclut, avec un regard farouche :

– « Le capitalisme ? Sans doute a-t-il été jadis un instrument de progrès… Mais, de nos jours, par une marche fatale, il est devenu un défi au bon sens, un défi à la justice, un défi à la dignité humaine ! »

– « Ouais ! » fit Antoine. « C’est tout ? »

Il y eut un silence. Léon venait d’entrer, et changeait les assiettes.

– « Donnez-nous le fromage et les fruits », dit Antoine, « nous nous servirons… Petit suisse ou hollande ? » demanda-t-il, en se tournant vers son frère. Il avait pris un ton délibérément détaché.

– « Ni l’un ni l’autre ; merci. »

– « Une pêche, alors ? »

– « Une pêche. »

– « Attends, je vais te la choisir… »

Il appuyait, exprès, sur la note cordiale.

– « Maintenant, parlons sérieusement », reprit-il, après une pause, et sur un ton conciliant qui atténuait le blessant de la phrase. « Qu’est-ce que c’est : le capitalisme ? Je dois te dire que je me méfie des mots passe-partout. Et particulièrement des mots en isme… ».

Il pensait embarrasser son frère. Mais Jacques leva paisiblement le front. Son irritation semblait s’atténuer ; l’ébauche d’un sourire joua même sur ses lèvres. Son regard, un instant, s’attarda vers la fenêtre ouverte. Le jour commençait à baisser : au-dessus des façades grises, de minute en minute, le ciel perdait de son éclat.

– « Pour moi », expliqua-t-il, « quand je dis : capitalisme, je vise très exactement ceci : une certaine répartition des richesses du globe, et un certain mode de leur mise en valeur. »

Antoine réfléchit un instant, et approuva d’un mouvement de tête. Ils sentirent l’un et l’autre, avec un égal soulagement, que l’entretien prenait un tour moins tendu.

– « Est-elle mûre, au moins ? Un peu de sucre ? »

– « Sais-tu », reprit Jacques sans répondre, « sais-tu ce qui me révolte le plus, dans le capitalisme ? C’est qu’il a dépouillé l’ouvrier de tout ce qui faisait de lui un homme. Par la concentration industrielle, on l’arrache à son patelin, à sa famille, à tout ce qui donnait une particularité humaine à sa vie. On l’a déraciné. On l’a frustré de toutes les satisfactions nobles que le métier procurait à l’artisan. On l’a réduit à n’être plus qu’un quelconque animal-producteur dans cette termitière qu’est l’usine ! Te représentes-tu ce qu’est l’organisation du travail, dans cet enfer ? La séparation vraiment inhumaine qui s’est faite entre la part manuelle, mécanique, du travail, et – comment dire ? – la part intellectuelle ? Imagines-tu ce qu’est devenu le travail quotidien, pour l’ouvrier d’usine ? quelle servitude abrutissante ?… Autrefois, le même homme aurait été un artisan industrieux, aimant son petit atelier, intéressé à sa tâche. Aujourd’hui, il est condamné à n’être plus rien par lui-même. Plus rien qu’un rouage, une des mille pièces de ces machines mystérieuses, dont il n’a même pas besoin de comprendre le mystère pour reproduire sa besogne ! Mystère, qui est l’apanage d’une minorité, toujours la même, – le patron, l’ingénieur… »

– « Parce que les gens instruits et compétents sont toujours la minorité, parbleu ! »

– « L’homme a été dépossédé de sa personnalité, Antoine… Voilà le crime capitaliste ! Il a fait de l’ouvrier une machine ! Moins encore : le domestique d’une machine ! »

– « Doucement, doucement », interrompit Antoine. « D’abord, ce n’est pas le capitalisme, ça : c’est le machinisme ; ne confondons pas… Et puis, laisse-moi te dire que tu me parais dramatiser singulièrement la réalité ! En fait, je ne crois pas du tout qu’il y ait, entre l’ouvrier et l’ingénieur, des cloisons si étanches. Il y a même, le plus souvent, une sorte de liaison, d’accord, de collaboration, entre eux. L’ouvrier pour qui sa machine est un “mystère” est très rare. Il n’aurait pas pu l’inventer, ni peut-être la construire ; mais il comprend fort bien comment elle fonctionne, et il y apporte souvent, lui-même, des améliorations techniques. En tout cas, il l’aime, il en est fier, il la soigne, il tient à ce qu’elle marche bien… Studler, qui a été en Amérique, parle curieusement de cet “enthousiasme industriel” qui a saisi là-bas les classes ouvrières… Je songe aussi à l’hôpital. Ce n’est pas si différent d’une usine, à tout prendre… Là aussi, il y a des patrons et des travailleurs, une part “intellectuelle” et une part “manuelle”. Moi, je suis une espèce de patron. Mais je t’assure que celui qui est sous mes ordres, fût-ce le dernier des garçons de salle, n’a rien d’un “domestique”, dans le sens où tu employais ce mot. Nous travaillons tous ensemble pour un même but : la guérison des malades. Chacun selon ses moyens et ses aptitudes. Si tu voyais comme ils sont tous contents, quand nos efforts conjugués triomphent d’un mauvais cas ! »

« Il faut toujours qu’il ait raison », se dit Jacques, irrité.

Cependant, il eut conscience d’avoir sottement engagé le débat, en ayant l’air de fonder principalement sa critique du capitalisme sur l’organisation, la répartition du travail.

S’efforçant au calme, il reprit :

– « Ce n’est pas tant la nature du travail, qui est révoltante dans le régime capitaliste ; ce sont les conditions faites au travail. Et ce n’est pas au machinisme en soi que j’en ai, bien sûr ; mais, à la façon dont une classe privilégiée l’exploite pour son seul avantage. Si on veut donner une idée simplifiée du mécanisme social, on peut dire : d’un côté, une petite élite bourgeoise de gens riches, les uns compétents et laborieux, les autres oisifs et parasites ; élite, qui possède tout, dispose de tout, occupe tous les postes de commandement, et accapare les bénéfices, sans en faire profiter la masse ; – puis, de l’autre côté, cette masse, les vrais producteurs, les exploités : un immense troupeau d’esclaves… »

Antoine haussa gaiement les épaules :

– « D’esclaves ? »

– « Oui. »

– « Non. Pas d’esclaves… » fit Antoine avec bonhomie : « de citoyens… De citoyens qui ont, devant la loi, exactement les mêmes droits que le patron ou que l’ingénieur ; qui votent comme eux ; que personne n’oblige à rien ; qui peuvent travailler ou non, selon les appétits qu’ils ont à satisfaire ; qui choisissent leur métier, leur usine ; qui en changent à leur gré… S’ils sont tenus par des contrats, ce sont des contrats qu’ils ont librement acceptés, après discussion… Peut-on appeler ça des esclaves ? Esclaves de qui ? de quoi ? »

– « De leur misère ! Tu parles comme un parfait démagogue, mon vieux… Toutes ces libertés ne sont qu’apparentes. En fait, l’ouvrier actuel ne jouit d’aucune indépendance, parce qu’il est talonné par son dénuement ! Il n’a, pour échapper à la faim, que le salaire de son travail. Alors, il est bien obligé de s’offrir, pieds et poings liés, à la minorité bourgeoise qui détient le travail, et qui fixe les salaires !… Tu dis : les gens instruits, les techniciens, sont la minorité… Je le sais bien. Ce n’est pas à la compétence que j’en ai… Mais, regarde un peu comment les choses se passent : le patron, si bon lui semble, octroie du travail à l’ouvrier qui a faim ; et pour ce travail, il paye à l’ouvrier un salaire. Mais, ce salaire n’est jamais qu’une minime fraction du gain produit par le travail de l’ouvrier. Le patron et ses actionnaires escroquent le reste… »

– « À bon droit ! Ce reste représente ce qui leur est dû pour leur part de collaboration ! »

– « Oui. Théoriquement, en effet, le reste doit représenter ce qui est dû au patron pour sa direction, ou à l’actionnaire pour sa complaisance à prêter sa galette. Et je vais revenir là-dessus !… Mais, comparons d’abord les chiffres. Comparons les salaires aux bénéfices !… En réalité, ce reste est un prélèvement léonin, manifestement disproportionné à la collaboration fournie ! Et, ce reste, il sert au bourgeois à consolider et à accroître son pouvoir ! Ce qu’il n’utilise pas pour son bien-être, pour son luxe, il en constitue des capitaux, qu’il investit dans d’autres affaires, et qui font boule de neige. Et c’est de cette richesse, capitalisée aux dépens de l’ouvrier, qu’est faite, depuis des générations, la toute-puissance de la classe bourgeoise. Toute-puissance qui repose sur une effroyable injustice… Car – et c’est là-dessus que je voulais revenir – la pire injustice, ce n’est pas encore cette disproportion entre ce que le capitaliste touche comme une rémunération de son apport, et le salaire de l’homme qui peine. L’injustice la plus flagrante, elle est dans ce fait : que l’argent travaille pour celui qui le possède ! et qu’il travaille tout seul, sans que son propriétaire ait seulement à remuer le petit doigt !… L’argent s’enfante indéfiniment lui-même !… As-tu jamais réfléchi à ça, Antoine ? La société des profiteurs, grâce à l’invention diabolique de la Banque, a trouvé un subterfuge perfectionné pour s’acheter des esclaves, et les faire trimer pour elle ! des esclaves de tout repos, anonymes et si lointains, si inconnus, qu’on peut feindre d’ignorer leur vie de damnés, pour peu que l’on tienne à garder bonne conscience… La voilà, l’iniquité maîtresse : cette dîme prélevée sur la chair et la sueur par le plus hypocrite, le plus immoral, des artifices ! »

Antoine écarta sa chaise de la table, alluma une cigarette, et croisa les bras. La nuit, tout à coup, tombait si vite que Jacques ne distinguait plus nettement les nuances d’expression de son frère.

– « Et alors ? » questionna Antoine. « Votre révolution doit changer tout ça d’un coup de baguette ? »

L’accent était narquois. Jacques repoussai son assiette, s’accouda commodément et, dans la pénombre, brava son frère du regard.

– « Oui. Parce que, actuellement, tant qu’il est un isolé, à la merci du besoin, le travailleur est sans défense. Mais, le premier effet social de la révolution sera de lui donner enfin la puissance politique. Alors, il pourra changer les bases. Alors, il pourra établir de nouvelles institutions, un code nouveau… Le seul mal, vois-tu, c’est cette exploitation de l’homme par l’homme. Il faut bâtir un monde où cette exploitation ne sera plus possible. Un monde où les richesses, qui sont indûment détenues par des organismes parasitaires comme vos grandes industries et vos grandes banques, seront remises en circulation, pour que toute la communauté humaine en profite. Aujourd’hui, le pauvre bougre qui produit, a tellement de mal à s’assurer le minimum indispensable à sa subsistance, qu’il n’a ni le temps, ni le courage, ni même le goût, d’apprendre à penser, à se développer dans ses possibilités humaines. Quand on dit que la révolution abolira la condition prolétarienne, c’est ça qu’on veut dire. Dans la pensée des vrais révolutionnaires, la révolution ne doit pas seulement procurer au producteur une existence plus large, assurée et plus heureuse : avant tout, elle doit modifier les conditions de l’homme par rapport au travail ; elle doit humaniser le travail lui-même, empêcher qu’il soit une abrutissante servitude. Le travailleur doit avoir des loisirs. Il doit cesser de n’être qu’un outil, du matin jusqu’au soir. Il doit avoir le temps de songer à lui-même ; il doit pouvoir développer au maximum, selon ses aptitudes, sa qualité d’homme ; devenir, dans la mesure où il le peut – et cette mesure n’est pas aussi restreinte qu’on le croit – une véritable personne humaine… »

Il avait dit : « et cette mesure n’est pas aussi restreinte qu’on le croit », avec la force persuasive d’un convaincu ; mais avec une intonation sourde, où un observateur plus averti que son frère eût peut-être perçu la résonance d’un doute.

Antoine n’y prit pas garde. Il réfléchissait.

– « Je veux bien, après tout… », concéda-t-il. « À supposer que ce soit réalisable… Mais, par quels moyens ? »

– « Pas d’autre que la révolution. »

– « C’est-à-dire une dictature du prolétariat ? »

– « Une dictature, oui… Il faudra bien commencer par là », dit Jacques rêveusement, « Une dictature des producteurs, pour mieux dire… On a tant abusé du mot : prolétariat. Même, dans les milieux révolutionnaires, on essaye maintenant de se débarrasser de la vieille terminologie humanitaire et libérale de 48… »

« Ce n’est pas vrai », se dit-il songeant à son propre vocabulaire, et aux palabres de la Parlote. « Mais il faudra bien qu’on y arrive… »

Antoine se taisait. Il n’avait pas bien écouté les dernières phrases de son frère. « Dictature… », songeait-il. A priori, une dictature prolétarienne ne lui paraissait pas inconcevable en soi. II imaginait même, sans trop de peine, ce qu’elle pourrait être dans certains pays : en Allemagne, par exemple. Mais, elle lui semblait tout à fait irréalisable en France. « Une telle dictature », pensait-il, « ne pouvait pas s’établir solidement, par un simple renversement de la vapeur : pour qu’elle pût être assurée de sa victoire, il lui faudrait le temps de s’affirmer, d’obtenir des résultats économiques, de prendre vraiment racine dans les générations nouvelles. C’était, pour le moins, huit, dix, quinze années peut-être, de tyrannie tenace, de luttes constantes, de répressions, de spoliations, de misère. La France pays de citoyens frondeurs, individualistes, jaloux de leurs libertés, pays de petits rentiers où le révolutionnaire moyen conserve encore, à son insu, les habitudes, les goûts, d’un petit propriétaire – la France supporterait-elle jamais, dix ans de suite, cette discipline de fer ? C’était pure folie que de l’espérer. »

Cependant, Jacques poursuivait, à bâtons rompus, son réquisitoire :

– « L’asservissement, l’exploitation, de toute l’activité humaine par le système capitaliste, ne finiront qu’avec lui. L’appétit de possession des exploiteurs n’aura jamais de limites. Le progrès industriel des cinquante dernières années n’a été utilisé qu’à accroître leur autorité. Toutes les richesses du monde sont l’objet de leur convoitise ! Leur besoin de conquête et d’expansion est tel, que les diverses fractions du capitalisme mondial, au lieu de penser à s’unir pour une vaste domination internationale, en sont amenées contre leur intérêt le plus évident, à s’entre-déchirer, comme des fils de famille qui se disputent un patrimoine !… La guerre qui menace n’a pas d’autre cause profonde… » (Il en revenait toujours à son obsession de la guerre.) « Mais, cette fois, ils pourraient bien se heurter à des forces qu’ils ne soupçonnent pas ! Le prolétariat n’a plus, Dieu merci, la passivité de jadis ! Il n’acceptera pas que les classes possédantes, par leur cupidité et leurs divisions, l’entraînent dans une catastrophe dont il ferait une fois de plus les frais… La révolution, pour l’instant, passe au second plan. D’abord, coûte que coûte, empêcher la guerre ! Ensuite… »

– « Ensuite ? »

– « Ah, ensuite, les buts précis ne manquent pas !… Le plus urgent, ce sera sans doute de tirer parti de cette victoire des partis populaires, du soulèvement de l’opinion contre les impérialismes, pour tenter le grand coup, et s’emparer du pouvoir… Alors, il sera possible d’imposer au monde une organisation rationnelle de la production… Au monde entier, comprends-tu ?… »

Antoine écoutait attentivement. Il fit signe qu’il comprenait très bien. Mais son demi-sourire marquait aussi qu’il réservait son approbation.

– « Ça ne se fera pas tout seul, je sais bien », reprit Jacques. « Pour y parvenir, il faudra une initiative brutale des révolutionnaires : déclencher le fait insurrectionnel », ajouta-t-il en empruntant le langage et jusqu’à la voix coupante de Meynestrel. « La partie sera dure. Mais l’heure sera bientôt venue de la jouer. Sans quoi, l’humanité qui travaille sera peut-être condamnée à attendre, pendant un demi-siècle encore, sa libération… »

Il y eut un silence.

– « Et… vous avez les hommes qu’il faut pour exécuter tout ce beau programme ? » demanda Antoine.

Il s’appliquait à ne pas passionner le débat, à lui garder un tour spéculatif. Il pensait ingénument donner à son frère la preuve de son bon vouloir, de son esprit libéral, de son impartialité. Mais Jacques ne lui en savait aucun gré. Au contraire : ce ton trop désintéressé l’irritait. Il n’était pas dupe. Une certaine sonorité persifleuse de la voix, un certain accent d’assurance dont Antoine ne pouvait se départir dès qu’il discutait avec son cadet, rappelaient sans cesse à Jacques qu’Antoine le considérait en aîné, du haut d’une expérience et d’une sagacité supérieures.

– « Des hommes ? Oui, nous en avons », répondit-il avec hauteur. « Mais, souvent, les grands hommes d’action, les meneurs de génie, ne sont pas ceux sur lesquels on comptait. Les événements en font surgir de nouveaux… »

Quelques secondes, silencieux, il poursuivit son rêve intérieur. Il reprit, doucement :

– « Rien de tout ça n’est chimérique, Antoine… L’évolution vers le socialisme est une réalité générale. Ça crève les yeux. Le triomphe final sera difficile, et peut-être qu’il ne s’accomplira pas, hélas ! sans convulsions sanglantes. Mais, d’ores et déjà, pour ceux qui consentent à voir, il est inévitable… Au terme, on peut prévoir l’établissement d’un régime universel… »

– « Le monde sans classes », fit Antoine, en hochant ironiquement la tête.

Jacques continua, comme s’il n’avait pas entendu :

– « … Système entièrement neuf, qui soulèvera sans doute, à son tour, une infinité de problèmes que nous ne pouvons pas prévoir ; mais qui aura du moins résolu ceux qui étranglent la pauvre humanité d’aujourd’hui : les problèmes économiques… Rien de chimérique dans tout ça… », répéta-t-il. « Devant de telles perspectives, tous les espoirs sont permis !… »

La ferveur de Jacques, cette foi convaincue, plus émouvante encore dans la demi-obscurité, renforçaient, par opposition, le scepticisme d’Antoine.

« Le “fait insurrectionnel” », songeait-il. « Merci bien !… L’histoire est là ! Ces nobles efforts pour rendre la vie plus harmonieuse, coûtent vraiment trop cher !… Et ils n’aboutissent jamais à une amélioration durable ! On se monte le coup, on se hâte de détruire, de remplacer ; et on s’aperçoit, à l’usage, que le nouveau régime crée de nouveaux abus, et que, tout compte fait… ! C’est comme en médecine : on adopte toujours trop vite les thérapeutiques nouvelles… »

S’il avait moins de sévérité que son frère pour le monde actuel, s’il s’en accommodait, somme toute, assez bien – autant par opportunisme naturel que par indifférence (et aussi parce qu’il était porté à faire confiance aux spécialistes qui le mènent) – il était loin de le considérer comme un monde parfait. « Je veux bien… je veux bien… » songeait-il. « Tout peut, tout doit toujours être perfectionné. C’est la loi de la civilisation : la loi même de la vie… Mais, par étapes ! »

– « Et, pour en arriver là », dit-il, « tu crois qu’il faut nécessairement une révolution ?

– « Maintenant, oui… Maintenant, je le crois », déclara Jacques, sur le ton d’un aveu. « Je vois bien ce que tu penses. Je l’ai longtemps pensé moi-même. J’ai longtemps voulu me persuader que des réformes pourraient suffire ; des réformes, à l’intérieur du régime actuel… Je ne le crois plus. »

– « Mais ton socialisme, est-ce qu’il ne se réalise pas progressivement, de lui-même, d’année en année ? Partout ! Même dans des pays d’autocratie, comme l’Allemagne ? »

– « Non. Justement, les expériences auxquelles tu fais allusion sont significatives ! Ces réformes-là, elles peuvent atténuer certains effets du mal : elles ne s’attaquent jamais aux causes ! Et c’est naturel : les réformateurs, si bien intentionnés qu’on les suppose, sont, en fait, solidaires de cette politique, de cette économie, qu’il s’agirait justement de combattre et de remplacer. On ne peut pas demander au capitalisme de se détruire lui-même, en sapant ses propres assises ! Quand il se trouve par trop acculé aux désordres qu’il a créés, il emprunte aux idées socialistes quelques réformes devenues indispensables… Mais, c’est tout. »

Antoine tenait bon :

– « La sagesse est d’accepter le relatif ! Ces réformes partielles sont, tout de même, des gains pour l’idéal social que tu défends. »

– « Des gains illusoires ; des concessions insignifiantes, consenties de mauvaise grâce, et qui ne changent rien au fond des choses. Dans ces pays dont tu parles, qu’est-ce que les réformes ont changé d’important ? Les puissances d’argent n’ont rien perdu de leur domination : elles continuent à disposer du travail, et à tenir les masses sous leurs griffes ; elles continuent à manœuvrer la presse, à corrompre ou à intimider les pouvoirs publics. Parce que, pour atteindre le fond des choses, il faut porter la pioche dans les fondations mêmes du régime, et appliquer le plan socialiste en son entier ! Pour supprimer les taudis, les urbanistes fichent tout par terre, et reconstruisent… Oui », ajouta-t-il, avec un soupir, « ma conviction profonde, maintenant, c’est que, seuls, une révolution, un chambardement général jailli des profondeurs et qui remettra tout en cause, peuvent désintoxiquer le monde de son infection capitaliste… Gœthe pensait qu’il faut choisir entre l’injustice et le désordre : et, lui, il préférait l’injustice. Moi pas ! Je pense qu’il n’y a pas d’ordre véritable sans la justice. Je pense que tout est préférable à l’injustice… Tout !… Même », acheva-t-il en baissant soudain la voix, « même l’horrible désordre révolutionnaire… »

« Si Mithœrg m’entendait », songeait-il, « il serait content… »

Il demeura quelques secondes rêveur.

– « Le seul espoir que j’aie, c’est que, peut-être, il ne sera pas indispensable qu’il y ait partout, dans tous les pays, révolution sanglante… Il n’a pas été nécessaire de dresser la guillotine de 93 dans toutes les capitales d’Europe, pour que les principes républicains de 89 pénètrent partout, transforment tout : la France avait ouvert une brèche, par laquelle tous les peuples ont pu passer… Sans doute suffira-t-il qu’une seule nation – l’Allemagne peut-être ? – paye en chair vive, pour que l’ordre nouveau s’installe, et pour que le reste du monde, gagné par l’exemple, puisse évoluer en douceur… »

– « Va pour le chambardement, si c’est en Allemagne ! » fit Antoine, moqueur. « Mais », reprit-il sur un ton sérieux, « là où je vous attends tous, c’est quand il s’agira d’édifier votre monde nouveau. Car, vous aurez beau faire, c’est toujours avec le même élément de base qu’il vous faudra reconstruire. Et, cet élément essentiel, il ne changera pas : c’est la nature humaine ! »

Jacques avait subitement pâli. Pour cacher son trouble, il détourna le visage.

Sans le savoir, Antoine venait de toucher brutalement à la grande blessure de son frère, la blessure intime, inguérissable… Cette foi en l’homme de demain, qui était la raison d’être de la révolution, le vrai tremplin de tout l’élan révolutionnaire, cette foi, hélas ! Jacques ne l’avait que par brèves intermittences, par contagion momentanée ; il n’avait jamais réellement pu la faire sienne. Sa pitié pour les hommes était infinie ; il leur vouait tout l’amour de son cœur ; mais, il avait beau faire, et se battre les flancs, et répéter avec une conviction fervente les formules doctrinaires, il demeurait sceptique sur les possibilités morales de l’homme. Et, dans le secret de son être, il y avait ce refus pathétique : il ne croyait pas, il ne pouvait pas croire vraiment, à l’infaillibilité de ce dogme : le progrès spirituel de l’humanité. Corriger, réorganiser, parfaire la condition de l’homme par un changement total des institutions, par l’édification d’un système neuf, oui certes ! Mais, espérer que ce nouvel ordre social renouvellerait aussi l’homme, en créant automatiquement un spécimen d’humanité foncièrement meilleur – cela, il n’y parvenait pas. Et, chaque fois qu’il prenait conscience de ce doute fondamental, si profondément ancré en lui, c’était avec un sentiment poignant de remords, de honte, de désespoir.

– « Je ne m’illusionne pas exagérément sur la perfectibilité de la nature humaine », confessa-t-il, d’une voix légèrement changée. « Mais je constate que l’homme actuel est un être abîmé, dégradé, par le système social qu’il subit. En opprimant le travailleur, ce régime l’abaisse, l’appauvrit moralement, le livre à ses plus bas instincts, étouffe en lui les dispositions à s’élever qu’il pourrait avoir. Je ne nie pas que ces bas instincts soient innés dans l’homme. Je pense seulement – je veux penser – que ces instincts-là ne sont pas les seuls. Je pense que notre civilisation économique empêche les bons instincts de se développer, de prendre le pas sur les autres. Et que nous avons le droit d’espérer que l’homme sera différent, quand ce qu’il y a de meilleur en lui pourra librement s’épanouir… »

Léon venait d’entrouvrir la porte. Il attendit que Jacques eût terminé sa phrase, pour annoncer, d’une voix sans timbre :

– « Le café de ces messieurs est servi dans le bureau. »

Antoine se retourna :

– « Non, apportez-le ici… Et donnez-nous de la lumière, voulez-vous… La corniche seulement… »

Le plafond s’illumina. Sa blancheur suffisait à répandre dans la pièce une clarté agréablement diffuse.

« Attention », se disait Antoine, fort loin de se douter que, sur ce terrain, il aurait presque pu s’entendre avec son frère. « Là, nous touchons un point central… Pour tous ces naïfs, l’imperfection de l’homme n’est qu’un résultat des défauts de la société ; et il est tout naturel alors, qu’ils mettent leur fol espoir dans une révolution. S’ils voyaient les choses telles qu’elles sont… s’ils comprenaient, une bonne fois, que l’homme est une sale bête, et qu’il n’y a rien à faire… Tout régime social est fatalement condamné à refléter ce qu’il y a d’irrémédiablement mauvais dans la nature humaine… Alors, à quoi bon courir les risques d’un chambardement ? »

– « L’innommable gâchis du monde moderne n’est pas seulement d’ordre matériel… », commença Jacques sourdement.

L’entrée de Léon, avec le plateau du café, l’interrompit.

– « Deux sucres ? » demanda Antoine.

– « Un seul. Merci. »

Il y eut une minute de silence.

– « Tout ça… Tout ça… » murmura Antoine, en souriant. « Veux-tu que je te dise, mon cher : u-to-pies ! »

Jacques le toisa. « Il vient de dire : “mon cher”, exactement comme Père », songea-t-il. Il sentit que la colère le gagnait, et il s’y abandonna, parce qu’elle le délivrait de son malaise.

– « Utopies ? » s’écria-t-il. « Tu n’as pas l’air de te douter qu’il y a des milliers d’esprits sérieux pour qui ces “utopies” sont un programme d’action, savamment réfléchi, strictement mis au point, et qui n’attendent qu’une occasion pour l’appliquer !… » (Il venait de penser à Genève, à Meynestrel, aux doctrinaires russes, à Jaurès.) « Nous vivrons peut-être assez vieux, l’un et l’autre, pour assister, en quelque coin du globe, à l’implacable réalisation de ces utopies-là ! et pour les voir engendrer une société nouvelle ! »

– « L’homme sera toujours l’homme », grommela Antoine. « Il y aura toujours des forts et des faibles… Ce ne seront pas les mêmes, voilà tout. Les forts fonderont leur pouvoir sur d’autres institutions, sur un autre code que le nôtre… Ils formeront une classe nouvelle de forts, un type nouveau de profiteurs… C’est la loi… Et, en attendant, ce qu’il y a tout de même de bon dans notre civilisation, qu’est-ce que ça sera devenu ? »

– « Oui », fit Jacques, comme se parlant à lui-même, et avec un accent de tristesse qui frappa son frère. « On ne pourra répondre à des gens comme vous que par une grande, une merveilleuse expérience… D’ici là, votre position est commode ! C’est la position de tous ceux qui se sentent bien installés dans le monde actuel, et qui veulent, à tout prix, le conserver tel qu’il est ! »

Antoine posa brusquement sa tasse.

– « Mais je suis tout prêt à en accepter un autre ! » s’écria-t-il, avec une vivacité que Jacques ne put s’empêcher d’enregistrer avec plaisir.

« C’est déjà quelque chose », songea-t-il, « que de ne pas conformer ses convictions à la vie qu’on mène… »

– « Tu n’as pas idée », poursuivait Antoine, « combien je me sens indépendant, en marge de toutes les formes sociales ! Je suis à peine un citoyen, moi !… J’ai un métier à exercer : c’est la seule chose à quoi je tienne. Pour le reste, organisez comme il vous plaira le monde autour de mon cabinet de consultation ! Si vous croyez pouvoir mettre d’aplomb une société, où il n’y aura plus ni misère, ni gaspillage, ni sottise, ni bas appétit ; une société sans injustice, sans corruption, sans privilèges, et où la règle ne sera plus celle de la jungle : l’entremangement universel – allez-y !… dépêchez-vous !… Je ne défends pas du tout le capitalisme ! Il existe ; je l’ai trouvé installé, en naissant ; je baigne dedans, depuis trente ans ; alors, j’en ai l’habitude, je l’accepte : et même, chaque fois que je peux, je l’utilise… Mais, je suis tout prêt à m’arranger d’autre chose ! Et, si vous avez vraiment trouvé mieux, alléluia !… Pour moi, je ne revendique rien que la possibilité de faire ce pour quoi je suis fait. J’accepterai tout ce que vous voudrez, sauf de me démettre de ce qui est ma fonction d’homme… Mais », ajouta-t-il gaiement, « quelle que soit la perfection de votre nouveau régime, même si vous réussissez à faire de la fraternité une loi générale, je doute que vous en fassiez autant de la santé… Il restera des malades, et, par conséquent, des médecins : donc, pour moi, rien ne sera changé de mes rapports fondamentaux avec les hommes… Pourvu toutefois », fit-il en clignant de l’œil, « que, dans ta société socialiste, tu me laisses une certaine… »

Le timbre du vestibule tinta violemment.

Antoine, surpris, dressa l’oreille.

Cependant, il poursuivit :

– « … une certaine liberté… Ah ! oui : condition sine qua non : une certaine liberté professionnelle… J’entends : liberté de pensée, et liberté de travail… – avec tous les risques, bien entendu, et toutes les responsabilités que ça comporte… »

Il se tut pour écouter.

On entendit Léon ouvrir la porte du palier ; puis une voix de femme.

Antoine, le poing sur la table, prêt à se lever, avait déjà son masque professionnel.

Léon, parut à la porte.

Il n’eut pas le temps de prononcer un mot. Derrière lui, une jeune femme était entrée précipitamment.

Jacques tressaillit. Et, brusquement, il devint très pâle : il venait de reconnaître Jenny de Fontanin.

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