XXI

Jenny n’avait pas eu le courage de descendre dans le jardin. Elle avait seulement voulu s’évader de ce salon, fuir la présence d’Antoine.

S’appuyant d’une main au carrelage de la paroi, elle avait fait quelques pas au hasard, le long du couloir. Bien que toutes les croisées fussent ouvertes partout, l’atmosphère restait étouffante. De la salle d’opérations, située au-dessous, d’écœurantes bouffées d’éther montaient par l’escalier et se mêlaient au courant chaud qui circulait de haut en bas de la maison.

La porte de la chambre de son père était entrouverte. La pièce était obscure, éclairée seulement par une lampe en veilleuse, derrière un paravent. La garde tricotait sur une chaise. On distinguait vaguement sous les draps le corps immobile. Les bras étaient allongés sur le lit. La tête reposait à plat sur l’oreiller. Un pansement cachait le front. La bouche, à demi ouverte, formait un trou noir d’où s’échappait un souffle sourd et rythmé.

Jenny, par l’entrebâillement de la porte, regardait cette bouche, écoutait ce râle, avec une lucidité calme, presque indifférente, qui l’épouvantait elle-même. Son père allait mourir. Elle le savait, elle se le répétait, sans parvenir à détacher cette idée terrible du fond confus de ses pensées : à l’envisager comme un événement précis, réel, et qui la concernât. Elle se sentait nouée, durcie. Elle adorait son père, pourtant, malgré ses tares. Elle se souvint d’une autre époque de sa jeunesse, où elle s’était trouvée au chevet de son père, sérieusement malade, et où la vue de son masque défait, contracté par la souffrance, lui étreignait le cœur. Comment, aujourd’hui, pouvait-elle être aussi insensible ?… Elle s’imposait de rester là, debout, les bras ballants, les regards fixés sur le lit, apathique et coupable, scandalisée par sa sécheresse, luttant contre le désir de détourner les yeux, d’oublier ce drame… Comme si, justement ce soir, cette agonie intempestive lui eût fait manquer quelque dernière chance d’être heureuse…

Enfin, cherchant un peu de fraîcheur, elle détacha son épaule du chambranle et s’approcha de la fenêtre du couloir. Une chaise était là. Elle s’assit, croisa les bras sur la barre d’appui, et posa sur ses mains jointes le fardeau de son front.

Elle haïssait Jacques ! C’était un être vil, capricieux. Un irresponsable, peut-être… Un fou…

Au-dessous d’elle, dans l’obscurité chaude, le jardin dormait, sans un bruissement. Elle distinguait les masses sombres des ombrages, les sinuosités pâles des allées autour des pelouses. Un vernis du Japon empoisonnait l’air de son relent tenace de droguerie orientale. Au-delà des arbres, brillaient les réverbères espacés de l’avenue, où défilaient, au pas, des voitures de maraîchers. Leur interminable colonne brimbalait sur les pavés avec un grincement de café qu’on moud. De temps à autre, le ronflement d’une auto dominait le bruit des charrettes : un bolide lumineux passait en trombe à travers le feuillage, et s’évanouissait dans la nuit.

– « Ne vous endormez pas là », murmura doucement Antoine, à son oreille.

Elle tressaillit et retint un cri, comme s’il l’eût touchée.

 

– « Voulez-vous, au moins, que je vous apporte un fauteuil ? »

Elle fit un signe négatif, se leva avec raideur, et le suivit vers le petit salon.

– « L’état n’empire pas », expliquait-il à mi-voix, en marchant. « Le pouls est plutôt meilleur. Certains symptômes semblent indiquer que le coma est moins profond. »

Dans le salon, Mme de Fontanin était debout. Elle vint au-devant d’eux.

– « J’y pense seulement », dit-elle, s’adressant à Antoine, avec vivacité. « C’est James que j’aurais dû prévenir !… Le pasteur Gregory, un ami… »

Avec une tendresse distraite, elle avait, tout en parlant, mis son bras autour des épaules de Jenny, et attiré la jeune fille contre elle. Leurs deux visages, empreints d’une différente tristesse, se touchaient.

Antoine avait fait signe qu’il se souvenait fort bien du pasteur. L’envie brusque lui vint de saisir ce prétexte inespéré d’évasion !… Sortir de cette clinique, ne fût-ce qu’une heure… Peut-être même courir avenue de Wagram ?… L’image d’Anne s’imposa à lui : Anne, endormie sur sa chaise longue, dans son peignoir blanc…

– « C’est tout simple ! » proposa-t-il ; et sa voix de gorge trahissait, malgré lui, une animation imprévue ; « Donnez-moi l’adresse… J’y vais ! »

Mme de Fontanin protesta :

– « C’est trop loin… Gare d’Austerlitz !… »

– « Puisque j’ai ma voiture en bas ! La nuit, on file bon train… Et », ajouta-t-il, le plus naturellement du monde, « j’en profiterai pour faire un saut jusqu’à la maison, voir si aucun malade n’a téléphoné depuis hier soir… Dans une heure, je serai de retour. »

Il était déjà à mi-chemin de la porte, n’écoutant qu’à peine les indications de Mme de Fontanin et ses remerciements émus.

– « Qu’il est dévoué ! quelle chance nous avons de l’avoir ! » ne put-elle s’empêcher de dire, lorsqu’il eut disparu.

– « Je le déteste », murmura Jenny, après un silence.

Mme de Fontanin la regarda, sans surprise, et ne répondit pas.

Laissant la jeune fille dans le petit salon, elle gagna la chambre de Jérôme.

 

Le râle avait cessé. La respiration, plus faible d’heure en heure, s’échappait sans bruit de la bouche entrouverte.

Mme de Fontanin fit signe à la garde de ne pas bouger, et vint silencieusement s’asseoir au pied du lit.

Elle était sans espoir. Ses yeux ne quittaient pas la pauvre tête bandée. Des larmes, qu’elle ne sentait pas, coulaient sur ses joues.

« Qu’il est beau », songeait-elle, sans déplacer son regard.

Sous ce turban de ouate et de linge, qui cachait les mèches argentées et accusait la finesse orientale du profil, ces traits figés, à la fois virils et gracieux, évoquaient le masque mortuaire de quelque jeune Pharaon. Car une imperceptible bouffissure des chairs avait effacé les flétrissures, les rides, et, dans la demi-obscurité de la chambre, la figure apparaissait miraculeusement rajeunie. Les joues lisses s’incurvaient sous la saillie des pommettes, jusqu’à la courbe ferme du menton. Le pansement tirait un peu la peau du front, et allongeait vers les tempes la ligne des paupières closes. Les lèvres, un peu brûlées par l’anesthésie, formaient un renflement voluptueux. Il était beau comme au temps de leur jeunesse, quand, le matin, éveillée la première et penchée vers lui, elle le regardait dormir…

Sans pouvoir rassasier son désespoir ni sa tendresse, elle contemplait, à travers ses larmes, ce qui restait encore de Jérôme : ce qui restait du grand, du seul amour de sa vie.

Jérôme, à trente ans… Il était debout devant elle, dans sa sveltesse féline, avec sa taille cambrée, son teint de bronze clair, son sourire, son regard câlin… « Mon prince hindou », disait-elle alors – si fière d’être aimée !… Elle entendait son rire, ces trois notes distinctes : « Ah, ah, ah… » qu’il égrenait, en renversant la nuque… Sa gaieté, sa constante bonne humeur… Sa gaieté mensongère ! Car il avait vécu dans le mensonge, comme dans un élément, naturel : un mensonge amusé, insouciant, incorrigible…

Jérôme… Tout ce que sa vie de femme avait connu de l’amour était là, sur ce lit… Elle qui s’était dit, depuis tant d’années déjà, que sa vie amoureuse était révolue ! Voici qu’elle comprenait soudain qu’elle n’avait jamais cessé d’espérer… C’était maintenant, c’était seulement cette nuit, que tout allait être fini, à jamais.

Elle cache son visage dans ses mains, elle invoque l’Esprit. En vain. Son cœur est gonflé d’un émoi trop humain. Elle se sent abandonnée de Dieu, livrée au regret impur… Honteusement, sa pensée, vaincue, ressuscite malgré elle le dernier souvenir d’amour… À Maisons… Dans cette villa de Maisons-Laffitte où elle avait ramené Jérôme, d’Amsterdam, après la mort de Noémie… Une nuit, humblement, il s’était glissé dans sa chambre. Il demandait pardon. Il avait besoin de pitié, de caresse. Il se pelotonnait contre elle, dans le noir. Et elle l’avait pris dans ses bras, serré contre elle, comme un enfant. Une nuit d’été, semblable à celle-ci… La fenêtre ouverte sur la forêt… Et, ensuite, jusqu’au matin, veillant sur lui sans pouvoir s’assoupir, elle l’avait gardé contre elle, endormi, comme un enfant, comme un enfant… Une nuit d’été chaude, et douce, semblable à celle-ci…

Mme de Fontanin releva brusquement la tête. Un peu d’égarement se lisait dans son regard… Une farouche et folle envie : chasser cette garde, s’étendre là, auprès de lui, le tenir une dernière fois serré contre elle, blotti dans sa chaleur ; et, puisqu’il devait s’endormir à jamais, l’endormir elle-même, pour la dernière fois… « Comme un enfant… Comme mon enfant… »

Sur le drap, devant elle, reposait, semblable à un moulage, la main nerveuse, si belle de ligne, où la large sardoine de l’annulaire formait une tache sombre. La main droite, la main qui avait osé, qui avait soulevé l’arme… « Pourquoi n’étais-je pas près de toi ? » se dit-elle, désespérée. Peut-être l’avait-il appelée, dans son cœur, avant de lever cette main vers sa tempe ? Jamais il n’aurait fait ce geste, si, à cette heure de la défaillance, elle avait encore été à ses côtés, à cette place que Dieu lui avait assignée pour toute sa vie terrestre, et qu’aucun ressentiment n’aurait jamais dû l’autoriser à déserter…

Elle ferma les yeux. Quelques minutes passèrent. Elle retrouvait insensiblement le climat de son âme. En chassant les souvenirs, le remords avait ramené en elle le calme religieux. De nouveau, elle sentait s’établir cette communion avec les Forces universelles, qui était devenue pour elle un constant, un indispensable réconfort. Elle envisageait différemment déjà cette épreuve voulue par Dieu. Au-delà du malheur qui venait de fondre sur elle et la tenait encore courbée sous le choc, elle cherchait maintenant à reconnaître la Nécessité supérieure et secrète, la loi du Plan divin ; et elle sentit qu’elle approchait enfin des régions sereines… de cette Paix dans le renoncement et la résignation, qui est le terme de toute souffrance pour les créatures élues.

– « Que Ta volonté soit faite », murmura-t-elle, en joignant les mains.

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