XXVII

Sous l’écrasant soleil de ce bel après-midi, la ville d’Anvers grésillait comme une cité espagnole.

Avant de s’engager sur la chaussée, Jacques, clignant des paupières dans la fournaise, jeta un coup d’œil sur l’horloge de la gare : 3 h 10. Le train d’Amsterdam n’arrivait qu’à 3 h 23 ; mieux valait se montrer le moins possible à l’intérieur de la gare.

Tout en traversant l’avenue, il inspecta rapidement les gens attablés, en face, à la terrasse d’une brasserie. Rassuré sans doute, il avisa une table libre, à l’écart, et commanda de la bière. Malgré l’heure, la place était presque déserte. Les piétons, pour ne pas quitter le seul trottoir à l’ombre, faisaient tous le même détour, comme des fourmis. Des trams, venus de tous les points de la ville, traînant sous eux leur ombre noire, se croisaient au carrefour, et leurs roues brûlantes grinçaient sur la courbe des rails.

3 h 20. Jacques se leva et prit à gauche pour entrer dans la gare par la façade latérale. Peu de monde dans le hall. Un vieux Belge, débraillé, coiffé d’un képi, faisait, avec un arrosoir, des huit sur le dallage poussiéreux.

Là-haut, le train arrivait à quai.

Jacques, tout en lisant son journal, vint se placer au bas du grand escalier, à la sortie des voyageurs, et, sans dévisager personne, regarda distraitement les gens qui défilaient devant lui. Un homme d’une cinquantaine d’années, coiffé d’une casquette, passa ; il était vêtu de toile grise, et portait sous le bras un paquet de journaux. Le flot s’écoulait vite. Bientôt il ne resta plus que des retardataires : quelques vieilles femmes qui peinaient à descendre les marches.

Alors, comme si la personne qu’il attendait n’était pas arrivée, Jacques fit demi-tour, et, d’un pas nonchalant, sortit de la gare. Seul, un policier habile et prévenu eût remarqué le coup d’œil qu’il jeta, par-dessus son épaule, avant de quitter le trottoir.

Il reprit l’avenue de Keyser jusqu’à l’avenue de France, parut hésiter, comme un touriste qui cherche le vent, tourna sur la droite, passa devant le Théâtre Lyrique, dont, un instant, il examina l’affiche, et pénétra sans hâte dans un des petits squares qui sont devant le Palais de Justice. Là, avisant un banc vide, il s’y laissa tomber et s’épongea le front.

Dans l’allée, une bande de gamins, insouciants de la chaleur, jouait à la balle. Jacques sortit de sa poche des journaux pliés qu’il déposa sur le banc, près de lui. Puis il alluma une cigarette. Et, comme la balle avait roulé à ses pieds, il la confisqua en riant. Les enfants l’entourèrent avec des cris. Il leur lança la balle, et se mit à jouer avec eux.

Quelques minutes après, à l’extrémité du banc, venait s’asseoir un autre promeneur. Il tenait à la main plusieurs journaux mal repliés. Un étranger, à coup sûr ; un Slave, sans doute. La casquette, enfoncée, cachait le front. Le soleil faisait deux taches claires sur le méplat des pommettes. Le visage, imberbe, était d’un homme âgé : visage raviné, dévasté, énergique. Le teint hâlé, couleur de pain cuit, faisait une harmonie curieuse avec les yeux, dont l’ombre empêchait de distinguer la nuance exacte, mais qui étaient clairs, bleus ou gris, étrangement lumineux.

L’homme sortit de sa poche un petit cigare, et, se tournant vers Jacques, il toucha poliment sa visière. Pour allumer son cigare à la cigarette de Jacques, il dut se pencher, s’appuyer au banc avec la main qui tenait le paquet de journaux. Leurs yeux se croisèrent. L’homme se redressa, et remit les journaux sur ses genoux. Fort adroitement, il avait pris les journaux de son voisin, et laissé les siens sur le banc, près de Jacques, qui, négligemment, avait aussitôt posé la main dessus.

Les yeux au loin, sans remuer les lèvres, d’une voix à peine perceptible – cette voix de bois, cette voix de ventriloque, dont on apprend le secret dans les prisons – l’homme murmura :

– « L’enveloppe est dans les journaux… Il y a aussi les derniers numéros de la Pravda… ».

Jacques n’avait pas bronché. Il continuait, le plus naturellement du monde, à s’amuser avec les enfants. Il jetait la balle au loin ; les enfants s’élançaient ; c’était une mêlée, une lutte joyeuse ; le gagnant rapportait triomphalement la balle, et le jeu recommençait.

L’homme riait et paraissait, lui aussi, prendre plaisir à ce divertissement. Bientôt, ce fut à lui que les enfants donnaient la balle, parce qu’il la lançait plus fort que Jacques. Et, dès que les deux hommes se trouvaient seuls, Kniabrowski en profitait pour parler, sans desserrer les dents, par petites phrases hachées, avec une volubilité véhémente et sourde :

– « À Pétersbourg… Lundi, cent quarante mille grévistes… Cent quarante mille… Dans plusieurs quartiers, l’état de siège… Téléphones coupés, plus de tramways… Cavalerie de la Garde… On a appelé quatre régiments complets, avec mitrailleuses… Des régiments de cosaques, des détachements de… »

Les enfants revenaient en trombe et entouraient le banc. Il escamota la fin de sa phrase dans un accès de toux.

– « Mais la police, les généraux, ne peuvent rien… », reprit-il, après avoir projeté la balle jusqu’au milieu de la pelouse. « Émeutes après émeutes… Le gouvernement avait distribué, pour Poincaré, des drapeaux français : les femmes en ont fait des drapeaux rouges. Charges à cheval, fusillades… J’ai vu une bataille dans le quartier Viborg… Terrible… Une autre, gare de Varsovie… Une autre, faubourg de Stagara-Derevnia… Une autre, en pleine nuit, dans les… »

Il se tut de nouveau, à cause des enfants. Et tout à coup, avec une sorte de tendresse avide, il saisit le plus petit d’entre eux – un pâle blondin de quatre ou cinq ans – le balança sur ses genoux, en riant, et lui planta un gros baiser sur la bouche ; puis il reposa le bambin, tout interloqué, prit la balle, et la jeta.

– « Les grévistes n’ont pas d’armes… Des pavés, des bouteilles, des bidons de pétrole… Pour arrêter les charges ils foutent le feu aux maisons… J’ai vu brûler le pont Semsonievsky… Toute la nuit, partout, ça brûle… Des centaines de morts… Des centaines, des centaines d’arrestations… Tout le monde suspect… Nos journaux sont interdits depuis dimanche… Nos rédacteurs, en prison… C’est la révolution… Il était temps : sans la révolution, ce serait la guerre… Ton Poincaré, il a fait du mal, chez nous, beaucoup de mal… »

Le visage tourné vers la pelouse où se bousculaient les gamins, il croyait faire semblant de rire, mais il n’obtenait de ses lèvres qu’un rictus farouche.

– « Maintenant, je vais ! » fit-il sombrement. « Adieu. »

– « Oui », dit Jacques, dans un souffle. Bien que le lieu fût désert, il était inutile de prolonger la rencontre. Oppressé, il chuchota : « Tu retournes… là-bas ? »

Kniabrowski ne répondit pas tout de suite. Le buste incliné, les coudes sur les cuisses, les épaules lasses, il contemplait, entre ses chaussures, le sable de l’allée. Son corps détendu semblait céder à une défaillance. Jacques remarqua ces plis de résignation – plus exactement de patience – que la vie, à la longue, avait creusés de chaque côté de la bouche.

– « Oui, là-bas », fit-il, en soulevant le front. Son regard parcourut l’espace, le jardin, les façades lointaines, le ciel bleu, sans se poser nulle part, avec l’expression égarée et résolue d’un homme toujours prêt à toutes les folies. « Par mer… Hambourg… J’ai un moyen sûr de rentrer… Mais, là-bas, pour nous, tu sais, ça devient difficile… »

Il se mit debout, sans hâte :

– « Très difficile… »

Et, ramenant enfin son regard vers Jacques, il toucha poliment sa visière, comme un voisin de hasard qui prend congé. Leurs yeux échangèrent un adieu angoissé, fraternel.

– « Vdobryi tchass  ! » murmura-t-il, avant de s’éloigner.

Les gamins l’accompagnèrent, de leurs rires et de leurs cris, jusqu’à ce qu’il eût franchi la grille. Jacques l’avait suivi des yeux. Lorsque le Russe eut disparu, il glissa dans sa poche la liasse des journaux qui était restée sur le banc ; et, se levant à son tour, il reprit paisiblement sa promenade.

 

Le soir même, ayant cousu dans la doublure de son veston l’enveloppe confiée par Kniabrowski, il reprenait à Bruxelles le train pour Paris.

Et, le lendemain, jeudi, dès la première heure, les documents secrets étaient remis à Chenavon, qui devait être le soir à Genève.

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